Cinéma & Séries

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  • [Rencontre] Les papillons noirs - Olivier Abbou

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    Enfin eu le temps de la mater. Très bonne série

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    Les prophéties d’anéantissement de l’Humanité sont aussi vieilles que les principaux textes religieux, avec pour étrange projet de maintenir l’harmonie par la menace de représailles divines. Dès lors que les avancées technologiques ont permis de concrétiser ces visions (avec comme exemple le plus récent le Oppenheimer de Christopher Nolan, la fiction a pris le relai de la croyance pour entretenir ce que les politiciens de la Guerre froide ont appelé « l’équilibre de la terreur » – soit une certaine idée de la paix pour éviter de plonger la planète dans un long hiver nucléaire

    Les 6 et 9 août 1945, l’armée américaine largue deux bombes atomiques, sur les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les allocutions du président Truman et leurs échos médiatiques ne s’étendent pas sur le nombre de morts ou sur les effets à court, moyen et long termes des radiations ; seules comptent la puissance et l’efficacité des impacts, puis la reddition nipponne. Le cataclysme de ces destructions rejoint de fait la liste des traumatismes liés à la Seconde Guerre mondiale, et dans l’imaginaire populaire occidental, la bombe A n’est finalement qu’un obus sous stéroïdes prenant la forme d’un champignon lors de son explosion.

    Cette dissonance est illustrée par le documentaire Atomic Café de Jayne Loader, Kevin et Pierce Rafferty (1982), montage de films de propagande vantant les mérites de l’arsenal nucléaire et alignant les messages de prévention tous plus lunaires les uns que les autres. L’apothéose est atteinte avec le fameux clip Duck and Cover, entré dans la légende et mille fois parodié, où il est conseillé à de jeunes enfants, en cas d’explosion nucléaire, de « s’allonger et de se couvrir la tête avec les mains ».

    Cette candeur ingénue se retrouve dans les premiers longs-métrages américains qui se hasardent à évoquer le sujet. Le charmant Monstre des temps perdus d’Eugène Lourié (1953) réveille une grosse bestiole préhistorique à la suite d’un essai nucléaire dans un cercle arctique reconstitué en studio à la sauvette, avec ce qui ressemble fort à de gros blocs de polystyrène.

    La créature, animée par Ray Harryhausen, déboule à New York, se coince dans le grand huit du parc d’attractions de Coney Island où un héros intrépide lui balance un isotope radioactif dans la tronche. Happy end, la population locale est plus affectée par les dégâts matériels et par un virus des temps jadis, contenu dans le sang du dinosaure, que par une quelconque retombée nucléaire.


    – Godzilla de Ishirô Honda.

    En 1959, Le Dernier rivage de Stanley Kramer fait mine de prendre le sujet à bras-le-corps. Après un échange de tirs nucléaires ayant ravagé tout l’hémisphère Nord, l’équipage d’un sous-marin américain accoste en Australie. Le continent est encore épargné par les retombées radioactives et les troufions y coulent des jours paisibles, tout de même un peu troublés par le souvenir de la destruction globale et par les remords d’un simili Robert Oppenheimer dépressif joué par Fred Astaire.

    Un signal radio trompeur embringue les soldats pour une ultime virée sur les côtes américaines où les effets des déflagrations atomiques sont pudiquement figurés par des mégapoles vides. Le film annonce la flopée de films post-apocalyptiques anticipant les conséquences les plus pessimistes de la Guerre froide – dans le genre, la taquinerie impose de conseiller le visionnage du français de l’étape, Malevil de Christian de Chalonge (1981), sidérante préfiguration de The Walking Dead avec des radiations dans le rôle des zombies, Michel Serrault en Rick Grimes et Jean-Louis Trintignant en Negan.

    Avec Le Dernier rivage, Stanley Kramer fait de son mieux pour que le désespoir de son récit l’emporte, mais la mise en garde demeure timide, en partie éclipsée par la place conséquente accordée à la romance entre Ava Gardner et Gregory Peck.

    LA SUBVERSION DU JAPON

    En 1954, le studio Tôhô sort le premier Godzilla, produit dans la foulée du succès du Monstre des temps perdus au box-office japonais. Au côté pulp du film d’Eugène Lourié, cette production oppose une gravité à la hauteur de sa résonance avec l’Histoire nipponne. L’ami Fabien Mauro le rappelle très justement dans son livre-somme sur le kaiju eiga (Kaiju, envahisseurs & apocalypse chez Aardvark Editions) : le début du film fait écho à des essais nucléaires américains dans le Pacifique sud au début de l’année 1954, dont des pêcheurs japonais subirent les radiations mortelles.

    Les scènes de destruction s’attachent à montrer le désarroi des populations locales, prises au piège du gigantesque monstre réveillé par les explosions atomiques – la plupart de ces séquences et plans anxiogènes disparaîtront du montage américain du long-métrage. Lorsqu’une arme encore plus destructrice que la bombe A est créée pour venir à bout de la menace, l’accent est mis sur l’immense responsabilité induite par une telle invention à travers la performance, impeccable de justesse, de Takashi Shimura.


    – Le documentaire Atomic Café de Jayne Loader et Kevin & Pierce Rafferty.

    Avec La Dernière guerre de l’apocalypse de Shûe Matsubayashi (1961), la Tôhô élude tout élément métaphorique et fonce droit au but dans un vaste élan mélodramatique.Le Japon achève à peine sa reconstruction post-Seconde Guerre mondiale qu’un enchaînement d’incidents internationaux, avec comme épicentre la tension entre les deux Corées, laisse entrevoir la possibilité d’une destruction planétaire.

    Le film suit à la fois les négociations politiques infructueuses et la vie d’une petite famille tokyoïte, condamnée à l’inéluctable. Dans les dix dernières minutes, les missiles partent et rasent les plus grandes villes de la planète. Les Tamura partagent un ultime dîner avant d’être rayés de la carte. Un champignon atomique explose juste à côté du mont Fuji, la capitale japonaise est recouverte de lave. Un message final enjoint l’Humanité à ne pas concrétiser ce carnage.

    Les deux décennies suivantes verront les productions japonaises décliner ces deux modèles narratifs jusqu’à les dévitaliser. Le remède à cette atonie viendra d’une production aussi dingue dans son fond que dans sa forme, The Man Who Stole the Sun de Kazuhiko Hasegawa (1979), scénarisée par Leonard Schrader, grand frère de Paul exilé au Japon.

    Le film suit un professeur narcoleptique sur le point de donner naissance, dans son laboratoire de fortune, à la première bombe atomique nipponne. Le pays bruisse de revendications, de misère et de pressions sociales accrues, subit un taux de suicide record, mais notre homme compte se servir de son arme pour imposer la diffusion nocturne de matchs de baseball et la venue des Rolling Stones près de chez lui.

    Pire que l’arme nucléaire : sa trivialisation par un type qui s’en sert comme ballon de foot. Plus absurde que le terrorisme : une absence totale d’idéologie autre que la prime jouissance du pouvoir.


    – The Man Who Stole the Sun de Kazuhiko Hasegawa.

    La mise en scène et le montage empruntent aux techniques du cut-up, multiplient les incartades psychédéliques. The Man Who Stole the Sun passe d’un genre à l’autre sur des impulsions saugrenues, rappelle in fine son protagoniste au drame sous l’effet des radiations et des réminiscences de traumatismes nationaux. La confrontation finale, à la hauteur barjo de cette œuvre outrancière, laisse un goût de sang au fond de la bouche.

    La parole japonaise se libère plus franchement sur les horreurs des bombes atomiques dans le cinéma des années 1980, avec comme point de bascule l’adaptation animée en deux temps du manga Gen d’Hiroshima en 1983. L’histoire, inspirée de la propre expérience de l’auteur Keiji Nakazawa, de la survie d’un gosse et de quelques proches après le bombardement. La première moitié surprend par ses prises de position pacifistes, voyant le père du héros critiquer ouvertement le gouvernement japonais dans sa poursuite de la guerre.

    Le film de Mamoru Masaki reprend le character design rond et enfantin du manga original, alimentant non sans talent un contraste saisissant entre cette approche graphique et la dureté d’un contexte où la faim et les inégalités dominent.

    Puis soudain, l’horreur totale. La bombe tombe et le montage n’épargne rien de ses effets les plus destructeurs sur une série de quidams littéralement vaporisés, qui d’un petit papy appuyé sur sa canne, qui d’une mère de famille et son bébé, dont aucune souffrance ne nous est épargnée.

    Gen survit miraculeusement, voit avec horreur un premier flot de survivants irradiés, les yeux pendant hors de leurs orbites, traverser un champ de ruines. « Est-ce que l’enfer ressemble à ça ? » se demande-t-il, et toute la seconde moitié du film ne cesse de lui répondre par l’affirmative, dans un cauchemar visuel et psychologique permanent, rivalisant en intensité dramatique avec Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata.


    – Point limite de Sidney Lumet.

    COMMENT J’AI APPRIS À M’EN FAIRE

    Un événement va faire sortir l’Occident de son angélisme et lui faire prendre conscience du péril de la course aux armes nucléaires : la crise des missiles de Cuba, deux semaines suspendues en octobre 1962 au cours desquelles le monde s’attend à disparaître dans un échange d’amabilités atomiques.

    Stephen King retranscrit parfaitement cette attente de la fin du monde dans 22/11/63 : quand bien même son héros, voyageur temporel, connaît l’issue de l’événement, il flotte dans ces pages une atmosphère de désespoir existentiel à couper au couteau, que peinera à reproduire son adaptation sérielle ratée.

    Ce virage tonal émerge dans le second film de Frank Perry, Ladybug Ladybug (1963). Le futur réalisateur du Plongeon y donne déjà dans la perturbation de routine, dans le grattage de surface jusqu’à la révélation de plaie béante.

    Dans l’école d’un beau petit village américain, une alarme se déclenche, et pas n’importe laquelle : celle censée annoncer l’arrivée d’un missile nucléaire. La maîtresse tente de savoir s’il peut s’agir d’une erreur, rassure les bambins comme elle le peut, organise leur rapatriement à domicile. La bluette en noir et blanc laisse affleurer des inquiétudes grandissantes, des instincts de survie peu ragoûtants, assène quelques baffes inattendues avant le coup de boule final.


    – Dr Folamour de Stanley Kubrick.

    Point limite de Sidney Lumet (1964) ressemble quant à lui à la version sérieuse du Dr Folamour de Stanley Kubrick – ce dernier fit d’ailleurs des pieds et des mains pour que son film sorte en premier, arguant que les romans à l’origine des deux films entretenaient de trop grandes similitudes.

    Fail Safe (en version originale) joue sur l’un des grands schémas classiques des films paranoïaques : l’erreur matérielle, technique, humaine – ou les trois en même temps – menant à une escalade incontrôlable des événements puis au malentendu final, prélude au grand saut dans le vide nucléaire.

    Un ordinateur envoie des avions américains rayer Moscou de la carte suite à une fausse alerte, les gouvernements américain et soviétique font de leur mieux pour stopper l’inévitable. Le président des États-Unis fait une promesse atroce à son homologue russe : si jamais Moscou est touchée, il ordonnera à ses troupes de faire subir le même sort à New York en contrepartie.

    Six mois plus tôt, Sidney Lumet zébrait le quotidien de son Prêteur sur gages de flashes-back intenses de l’Holocauste, dans des inserts brutaux contrastant avec ses déboires parmi les paumés du Harlem d’alors.

    Quand Point limite honore enfin son titre, le réalisateur capte des passants new-yorkais inconscients de ce qui les attend, en arrêts sur image successifs, pour une scène finale qui n’a rien perdu de sa puissance en soixante ans. Le film souffrait jusque-là de la comparaison avec la géniale comédie pré-apocalyptique de Stanley Kubrick, il la rattrape in extremis dans cette dernière ligne droite.


    – La Bombe de Peter Watkins.

    Les deux œuvres empruntent des chemins différents pour arriver au même constat : la fin de toute chose ne tient désormais qu’à un fil. Exception faite de ces auteurs dont l’inquiétude transparaît à l’écran, la série B américaine n’en continue pas moins de traîter le sujet de façon irréaliste, voire de développer une sorte de fétichisme plutôt curieux, parfois lucide sur son ambivalence.

    La fameuse fin de La Planète des singes voyait le personnage de Charlton Heston fustiger ses contemporains et leur recours funeste à l’arsenal nucléaire ; la séquelle du film révèle en bout de course, dans l’enceinte d’une cathédrale, une grande bombe atomique dorée, vénérée par des humains mutants devenus télépathes sous l’effet des radiations. Une reprise de la figure biblique du faux prophète, des extrapolations science-fictionnelles brindezingues, une fusillade désordonnée où gicle le sang rouge ketchup de la fin des années 1960 : la bombe mettra fin à tout ce cirque dans une conclusion bizarrement nihiliste.

    L’ANTICIPATION, LA VRAIE

    Le premier grand signal d’alarme du bloc capitaliste quant aux effets de la bombe atomique viendra du côté de l’Angleterre, de la part d’un auteur fondamental, à l’importance trop minorée.

    Peter Watkins révolutionne la forme du docudrama en 1964 avec Culloden, une reconstitution de la bataille du même nom, à la moitié du XVIIIe siècle, entre soldats britanniques et écossais, à laquelle le réalisateur applique un traitement anachronique : les combattants sont interviewés et suivis comme s’ils étaient accompagnés d’une équipe de télévision en reportage. Les comédiens amateurs regardent longuement l’objectif, les assauts et la répression des officiers de la Couronne sont saisis en caméra portée, dans toute leur brutalité.

    Par ces partis pris de mise en scène, inédits en leur temps, Peter Watkins parvient à appréhender son contexte historique à la perfection, à immerger dans des enjeux immédiatement tangibles.


    – Threads de Mick Jackson.

    Pour son film suivant, La Bombe (The War Game), il part sur une base fictionnelle et imagine l’explosion d’une bombe atomique dans le comté de Kent, en Angleterre, toujours sous un angle documentaire extrêmement réaliste, documenté, implacable dans ses effets de narration et ses articulations.

    Le film décrit la préparation à une telle éventualité, l’état d’urgence instauré par les autorités, les évacuations, le rationnement, le bruit confus des hostilités internationales galopantes, les différents scénarios envisagés. Une ogive nucléaire explose à une vingtaine de kilomètres ; le décompte des victimes, des brûlures et blessures commence.

    L’après s’organise dans un chaos à peine contenu par des forces de police et des pompiers débordés, les effets secondaires de l’impact arrivent sans laisser le temps de souffler. Les émeutes sont réprimées violemment, les exécutions sommaires se multiplient, il ne reste plus en fin de film qu’un lambeau de civilisation dont les survivants n’aspirent plus à rien.

    The War Game est jugé trop « horrifique » par les responsables de la BBC et, sous pression du gouvernement travailliste de Harold Wilson, la chaîne publique britannique annule sa diffusion. Le film connaît une courte exploitation cinématographique, tourne dans une poignée de festivals, se voit également interdit de télévision américaine.

    Il faut attendre 1985, quarante ans après les destructions de Hiroshima et Nagasaki, pour que La Bombe soit enfin diffusé sur BBC2. Ironie cruelle s’il en est, la BBC programme cette même année une œuvre pensée selon le même principe, Threads de Mick Jackson, dont l’horreur viscérale éclipse, par sa radicalité, les mérites du film de Watkins.

    Une bombe explose cette fois-ci du côté de Sheffield, plus au nord. La narration se poursuit une dizaine d’années après le drame, dans un pays à mi-chemin entre des amorces de reconstruction et une atmosphère médiévale, et s’achève sur l’un des plus atroces freeze frames de l’Histoire des freeze frames.

    Threads fut à la fois conçu comme un hommage au film censuré de Watkins et comme une réponse au téléfilm américain Le Jour d’après de Nicholas Meyer (1983), aux prémisses similaires et au traitement beaucoup plus inoffensif.

    Pour compléter ce panorama, il faut impérativement mentionner le film d’animation britannique Quand souffle le vent de Jimmy T. Murakami, situé quant à lui dans la campagne du Sussex et consacré à la survie puis à la mort d’un vieux couple, préparé à la catastrophe mais isolé et démuni face aux assauts de l’hiver nucléaire environnant. Un peu d’humanité, sur fond de David Bowie qui plus est, ne fait pas de mal au milieu de ces tableaux cauchemardesques… même à l’agonie et à la merci des rats.


    – Le Jour d’après de Nicholas Meyer.

    À L’EST, DU NOUVEAU

    Du côté du bloc soviétique, la question est plus épineuse à aborder, l’évocation des conséquences d’une attaque nucléaire pouvant être perçue comme une critique de la politique militaire en la matière. Mais l’art trouve toujours un chemin.

    Le troisième sketch de The Deserter and the Nomads de Juraj Jakubisko (Tchécoslovaquie/Italie, 1968) fait errer les rescapés d’un hiver atomique à travers les landes désertiques dans une atmosphère carnavalesque morbide.

    La zone du Stalker d’Andreï Tarkovski (Russie, 1979) évoque infiniment plus les ruines d’un incident nucléaire que les vestiges d’activité extraterrestre, de façon encore plus nette que dans le roman des frères Strougatski dont il s’inspire, d’autant que ce thème hantera l’ultime film du cinéaste, Le Sacrifice, en 1986.

    Coécrit avec Boris Strougatski, Lettres d’un homme mort de Konstantin Lopushansky (Russie, 1986) s’aventure dans les terres de l’anticipation post-apocalyptique, après un cataclysme qui aurait pu être évité si l’ingénieur capable d’arrêter le premier tir de missiles n’avait été gêné par une simple tasse de café.

    Cette touche d’ironie vient illuminer de façon très fugace un récit ouvertement désespéré, saisi dans des lumières ocre et poussiéreuses, où les survivants se rassurent en s’estimant maudits dès le départ. Le professeur au cœur de l’intrigue entretient des remugles d’espoir en écrivant à son fils probablement mort, tandis que sa femme et les enfants de l’orphelinat voisin crèvent à petit feu.


    – Lettres d’un homme mort de Konstantin Lopushanskiy.

    La question de savoir si le film décrit la fin de l’Humanité ou celle de l’URSS peut également se poser devant le stupéfiant O-Bi, O-Ba: The End of Civilization de Piotr Szulkin (Pologne, 1985). Quand bien même sa microsociété rescapée du carnage nucléaire, repliée dans un bunker sur le point de s’effondrer, reproduit bon nombre de codes de la société capitaliste, l’analogie pourrait tout autant s’appliquer aux couches de corruption du giron de l’URSS.

    Avec un budget que l’œil habitué aux productions hollywoodiennes clinquantes devine restreint, le réalisateur n’en signe pas moins une œuvre fiévreuse, à la colère rentrée face à chaque mensonge, gorgée de visions hantées par la démence comme seule réaction face à l’apathie généralisée.

    Par un hasard à même de mettre les esprits conspirationnistes en surchauffe, Le Sacrifice, Lettres d’un homme mort et O-Bi, O-Ba sont produits à quelques mois de la catastrophe de Tchernobyl, événement clé et traumatique dans l’appréhension des dangers du nucléaire comme dans celle de la future chute de l’URSS.

    Sur ce sujet précis, Le Syndrome chinois de James Bridges (1979) s’inscrit dans la lignée des thrillers paranoïaques américains des années 1970, avec son équipe de télé menée par Jane Fonda et Michael Douglas, poliment mais fermement décidée à lever le voile sur la dissimulation d’une anomalie potentiellement dramatique dans une centrale nucléaire.

    Coïncidence à s’en arracher les poils sur le caillou, la sortie du film précède de deux semaines l’incident de la centrale de Three Mile Island, en Pennsylvanie. Dans ce film comme dans Le Mystère Silkwood de Mike Nichols (1983), inspiré quant à lui de faits réels, l’accent est mis sur l’aberration des économies de production et de sécurisation sur une technologie aussi dangereuse et volatile.

    PUNISHMENT PARKS

    L’actualité brûlante explique aussi l’apparition de films australiens dédiés à ces questions dans les années 1980, avec comme principale figure de proue Terre interdite de Bruce Myles et Michael Pattinson (1987). Un thriller (avec une apparition de Donald Pleasence en lanceur d’alerte à la voix robotique) basé sur les rapports alors tout juste dévoilés d’une commission d’enquête venant d’établir que des essais nucléaires britanniques, effectués dans les années 1950 en Australie, avaient irradié les populations aborigènes.

    Dix ans plus tard, dans ce qui reste la seule touche de respect vis-à-vis du film original, le Godzilla de Roland Emmerich impute l’émergence de sa créature à la reprise des essais nucléaires français, ordonnée à l’époque par Jacques Chirac dans l’atoll polynésien de Mururoa.


    – Godzilla version Roland Emmerich.

    Entre 1983 et 1985, Peter Watkins tourne un film-somme sur cinq continents, Le Voyage, monstrueux documentaire d’une durée totale de 14h30 réparti en une vingtaine d’épisodes de 45 minutes. Il interroge des familles de toutes origines, de tous milieux sociaux, des experts, des scientifiques et des politiques sur la course à l’armement.

    Le film établit la méconnaissance d’alors sur les dangers liés aux radiations, sur les véritables effets des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Il s’y déploie une avalanche de chiffres vertigineux, il s’y démontre l’impréparation généralisée aux catastrophes corollaires, que le réalisateur illustre de reconstitutions troublantes.

    Peter Watkins a évoqué le thème des déchets nucléaires dans le téléfilm The Trap en 1975, il souhaitait consacrer une autre œuvre-fleuve à ces thématiques au tournant du nouveau millénaire, mais son expérience désastreuse avec les producteurs de La Commune (Paris, 1871), reprise pourtant formidable des partis pris de Culloden sur cette période de l’Histoire française, l’en a découragé.

    Faute de voix à la hauteur dans le paysage cinématographique mondial, la bombe atomique et l’expectative d’une extermination nucléaire se sont normalisées et ont fini par intégrer le champ de la fiction au point d’en devenir un élément familier. La saison 8 de American Horror Story, ou plus récemment Demon 79 de l’anthologie Black Mirror, jouent du motif de notre fin programmée avec un certain détachement pop.

    Au terme des neuf saisons de 24 heures chrono, les États-Unis ont subi une explosion atomique dans le désert, une deuxième dans la ville de Valencia, la fusion du cœur d’une centrale, mais franchement ? Ça va, c’est à peine si le sujet est abordé, parce que pas le temps.

    Les échos cinématographiques japonais à la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima, comme The Land of Hope de Sono Sion (2012) ou Sayônara de Kôji Fukada (2015), entérinent même une acceptation de la dégradation du vivant, une tendance à continuer, comme si de rien n’était. Reste encore à voir la place de l’Oppenheimer de Christopher Nolan dans ce processus de banalisation.

    – Par François Cau.
    – Mad Movies #373

  • [Critique] Pearl : a star is porn

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    X marquait non seulement le retour tant espéré de Ti West au grand écran (Voir interview ici), mais aussi le point de départ d’une trilogie de fortune, construite sur le fil, et qui pourrait bien se révéler comme la grande œuvre du cinéaste. Malheureusement privé de sortie salle chez nous, le volet central de ce triptyque, Pearl, débarque en Blu-ray le 16 août. Cette « origin story » de la principale antagoniste de X réussit le pari d’être un grand et beau film sur la folie tout en créant de vertigineux échos qui font encore grandir l’aura de son prédécesseur…

    X n’était pas seulement un cadeau aux gourmets de l’horreur de par ses qualités intrinsèques ; le film de Ti West contenait également une surprise de taille : l’annonce d’une préquelle, tournée presque immédiatement après le premier long-métrage, dans les mêmes décors. Un pari fou – notamment motivé par l’éventuelle perspective d’une aggravation de la pandémie qui bloquait à l’époque la plupart des tournages – rendu possible par les largesses de la firme A24 et sa foi en la vision du cinéaste et de sa comédienne Mia Goth, cette fois co-autrice et productrice.

    C’est en effet en discutant longuement de la backstory de la « méchante » de X, interprétée par Goth sous un épais maquillage en parallèle de son incarnation de la jeune Maxine, que le duo réalise tenir assez de matière pour une autre histoire.

    DÉESSE GOTH Dans la ferme familiale texane, la jeune Pearl se morfond d’ennui. Son mari est parti faire la guerre en Europe, son père est dans un état végétatif après avoir contracté la grippe espagnole qui fait alors rage et sa mère lui impose de multiples corvées avec une discipline de fer. Mais Pearl, elle, ne rêve que d’une chose : devenir danseuse pour le grand écran et mener la vie de rêve des stars qu’elle admire en cachette au cinéma lorsqu’elle parvient à faire une escapade dans la petite ville voisine. Peu à peu, le contraste impitoyable entre ses aspirations et la triste réalité de son existence fait ressortir ses pulsions les plus enfouies…

    Ce seul résumé suffit à comprendre que Pearl est un film très différent de X. Du moins dans ses articulations dramatiques et son appartenance à un genre – l’étude de caractère là où son prédécesseur tenait du slasher réflexif.

    Car ce qui unit les deux œuvres, au-delà de leur coexistence dans un même univers, est bien le style de Ti West. Croyant profondément au pouvoir de la narration comme moteur intrinsèque des mécanismes horrifiques, le réalisateur de The House of the Devil fait ici à nouveau merveille en explorant avec une minutie virtuose les racines psychologiques de son héroïne, véritable baril de poudre dont on voit quasiment à l’œil nu les lattes se disjoindre pour laisser s’échapper une matière particulièrement dangereuse et volatile.

    Le vortex hypnotique de cette glissade incontrôlée vers la folie est bien sûr Mia Goth : la subtilité de sa prestation dans X laisse place ici à une démonstration de force virevoltante et tapageuse. Une performance constamment sur le fil du rasoir, suscitant simultanément fascination, répulsion et empathie pour un personnage qui se révèlera, le temps d’un hallucinant monologue final, d’une touchante lucidité sur sa propre aliénation.

    Les deux films que le cinéaste a demandé de visionner à son actrice et co-autrice avant le tournage sont d’ailleurs révélateurs : Le Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939) et Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (Robert Aldrich, 1962), soit le pinacle de la magie hollywoodienne période Âge d’Or et le summum du psychodrame meurtrier voué aux turpitudes du star system. Le point de raccord entre ces deux références débouche sur un équilibre tonal prodigieux entre la naïveté enfantine et la folie vénéneuse, que Goth incarne pleinement.


    – Pearl (Mia Goth) se rêve star de cinéma devant les animaux de la ferme… la fourche à la main.

    CADRES SUPÉRIEURS

    Il fallait à West ériger un écrin cinématographique à la hauteur du tour de force que livre sa comédienne. Après avoir hésité à tourner le film en noir et blanc, le réalisateur opte pour une approche disneyienne dotée d’une palette vibrante rappelant les fastes du glorieux Technicolor d’antan. Un choix absolument payant, tant la performance bigger than life de Mia Goth et l’intensité des illusions de son personnage appelaient un traitement hyperbolique et profondément sensoriel, assez éloigné du look de X, plus évocateur des roughies américains des seventies.

    Mais ces différentes matières visuelles ne s’opposent pas. Elles construisent une mythologie de l’image qui leur est propre, comme en témoignent les plans d’ouverture respectifs des deux films : à chaque fois, la caméra est située à l’intérieur de la grange et s’avance à travers la porte de cette dernière pour révéler la maison principale.

    Mais dans X, le cadre est ainsi conçu qu’il donne l’impression d’observer un format 4/3, annonciateur des images que tourneront les personnages, pornographes amateurs de leur état. Dans Pearl, la composition de ce plan inaugural impose immédiatement le format CinémaScope. Et la distinction entre le pouvoir d’évocation de ces deux formats nourrira finalement toute la matière dramatique des films.

    Pourtant, West ne se contentera pas de rester sagement à l’intérieur des périmètres que semblent dicter ses choix stylistiques : si Pearl se lance dans des embardées dansantes typiques des musicals hollywoodiens d’antan, il culmine aussi dans un montage horrifique jouant avec des effets de miroir dignes des expérimentations des années 1970, qui construit un pont souterrain entre les deux longs-métrages (tout comme le fait une scène de repas morbide qui cligne à nouveau de l’œil à Massacre à la tronçonneuse).


    – Le Magicien d’Oz de Victor Fleming faisait partie des deux films que Ti West a demandé à son actrice et co-autrice de visionner avant le tournage.

    FOR ADULTS ONLY

    Ainsi, si Pearl peut absolument se voir indépendamment de X, l’éclairage apporté par cette exploration des racines de la folie meurtrière de la vieille dame du premier opus confère à ce dernier une dimension tout à fait nouvelle, voire inédite dans le genre slasher, puisque chaque meurtre devient le résultat d’une tragédie intime, le triste et grotesque point d’orgue d’une vie faite de rêves inaccessibles et d’une dérive vers l’insanité sexuelle et homicide.

    Les résonances entre les deux films vont d’ailleurs au-delà de personnages et lieux similaires : une séquence en apparence anodine de Pearl montre comment l’héroïne découvre, grâce à un séduisant projectionniste (David Corenswet, tout juste choisi pour incarner le futur Superman de James Gunn), l’un des premiers films pornographiques jamais tournés (les images, authentiques, sont issues de A Free Ride, datant selon les historiens de 1915 ou 1923).

    West introduit ici une autre correspondance forte entre ses deux longs-métrages, où le cinéma X devient le symbole d’une libération des mœurs traditionnellement étouffées par la frustration née de la rigueur religieuse des patelins reculés d’Amérique, mais aussi la promesse d’un cadre de vie plus exotique, plus vivant…

    Une symétrie qui rend encore plus excitante la perspective du dernier volet de la trilogie, MaXXXine, embardée dans le Los Angeles interlope des années 1980 illustrant le destin de l’héroïne de X.

    Il y a fort à parier que le contenu thématique de ce nouvel opus, actuellement en postproduction, devrait faire office de mise en abyme passionnante – une radiographie de la désillusion de la libération des mœurs ? – en apportant un point final à la splendide épopée que constitue ce « triptyX » qui compte d’ores et déjà parmi ce que le cinéma d’horreur américain des années 2020 a produit de plus passionnant.

    – Par Laurent Duroche.
    – MadMovies #373

  • Disney+ introduit son abonnement avec publicité

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    Qui va payer pour avoir des pubs toutes les 5min sérieux

  • LaCinetek

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    Bonsoir je reviens de loin mais je déconseille filmotv aucune appli android.

    donc étant à la recherche de nouveaux films via auvio la plateforme streaming de la rtbf je suis tombé sur sooner qui me donne entière satisfaction des films gratis via l’abonnement ou payant à la carte merci c’est pas non plus tres chère 14 jours gratuit puis 8 euro le mois fin regardez

    Un must have ♥ sympa ce topic merci siegfried !

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    @Psyckofox on pourrait aussi citer le Hardcore de Denis Illiadis ou le Baise-moi de Virginie Despentes

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    Habitué des pages de MadMovies (il nous parlait notamment de Cold Skin dans le numéro 323 et de Gangs of London dans le numéro 343), Xavier Gens n’a pas eu le temps de s’ennuyer ces dernières années. Nous avons retrouvé le cinéaste sur le plateau de son prochain film, un prometteur shark movie produit par Netflix, pour revenir sur les enjeux stylistiques et commerciaux de Farang

    Vous avez commencé à travailler sur Sharks alors que vous tourniez Farang. Toutes proportions gardées, bien sûr, c’est une démarche à la Spielberg !

    C’est une grosse comparaison, je suis très flatté, mais c’est vraiment à mon échelle. Même si Farang est mon projet et que je l’ai coécrit, j’ai voulu garder un côté artisanal et me dire : « OK, on enchaîne, on shoote immédiatement autre chose. ». Il faut savoir faire tourner sa propre boutique afin qu’elle reste vivante d’un projet à l’autre.

    Les films sont mouvants, c’est comme un magma qui ne demande qu’à exploser. Tant que la lave est encore là, tu continues d’avancer. Tant que le plaisir créatif est là, il ne faut pas le laisser s’échapper et j’ai la chance de pouvoir m’exprimer à travers des projets un peu fous, du moins hors système, hors marché. On parle toujours du « marché » et je déteste ce mot. J’aime faire des propositions atypiques et montrer qu’il y a un espace aujourd’hui pour que des choses différentes puissent exister.

    Il y a dix ans, c’était impossible, je n’arrivais pas à trouver ma place, mais aujourd’hui, les geeks ont gagné. On arrive à trouver notre place et on nous demande ! C’est vraiment l’avènement des plateformes qui a provoqué cet appétit pour le genre et la différence.

    Un projet a-t-il fait l’effet d’un déclic dans votre carrière récente ?

    Oui, Papicha. Je l’ai produit indépendamment avec ma boîte et mes associés Grégoire Gensollen et Patrick André. Ça racontait la jeunesse de ma femme, Mounia Meddour, et je voyais le potentiel de cette histoire en tant que film d’auteur, domaine qui est à l’opposé de mon style habituel. Je regarde autant de cinéma de genre que de cinéma dit « classique », donc je me disais qu’il y avait un vrai film à faire là-dessus.

    On a commencé à s’en parler vers 2012. En 2014, Mounia a bouclé une première version du script. Pendant le tournage de Budapest, je lui ai proposé d’aller en Algérie pour faire des repérages et essayer de démarrer la production. On est partis en mode guérilla, tous les deux, on a trouvé des partenaires et le film s’est fait petit à petit. On ne s’attendait pas du tout à la carrière qu’il a pu avoir ensuite. Ç’a été fait avec les tripes, le cœur.

    Quand on a terminé Papicha, il n’a pas été acheté tout de suite. On l’a montré au comité de sélection du Festival de Cannes qui nous a invités dans la catégorie Un certain regard. Ça a donné une vraie carrière au long-métrage, on a ensuite gagné des prix au Festival d’Angoulême et plusieurs Césars en 2020…

    Il a fait 300.000 entrées alors que c’était un tout petit film « hors marché » que personne n’attendait. Ça a complètement rebattu les cartes.

    En parallèle, j’ai fait Gangs of London. Entre Papicha et Gangs…, adoubé par Gareth Evans, j’ai tout de suite vu que je pouvais monter plus facilement mes projets. C’est fou, je l’ai senti du jour au lendemain ! Juste après les César, tout le monde nous appelait car mes projets circulaient déjà depuis un moment dans différentes sociétés. C’est comme si j’étais sous la pile et que soudainement, on m’avait fait passer en haut de cette pile.

    C’est là que Farang est né : le scénario était là depuis un moment, mais tout à coup, on a trouvé le financement. Même chose pour d’autres projets qui arrivent derrière, qui font la queue : mon film de requins, un autre en Afrique du Sud que j’aimerais tourner l’année prochaine et un gros film d’action que je suis en train d’écrire avec Jude Poyer et l’une des scénaristes de Gangs of London.

    Ce qui est génial, c’est que je n’ai plus à me dire que je vais devoir travailler dans une économie ultra réduite. J’ai fait mes premiers films dans avec peu d’argent, mais j’avais des ambitions inadaptées au budget dont je disposais. Souvent, ça pouvait donc être un peu bancal, maladroit, parce qu’il n’y avait jamais suffisamment de moyens et qu’on y allait quand même.

    Aujourd’hui, je peux dire aux producteurs : « Il faut ces moyens-là pour faire ce film de cette manière-là », et j’obtiens généralement ce dont j’ai besoin. Ça donne une liberté et un confort que j’aimerais vraiment conserver, tout en espérant que cela crée un appel d’air pour d’autres réalisateurs.

    Farang est une sorte de prototype dans l’industrie aujourd’hui. On pourrait lui reprocher de ressembler par certains aspects aux productions EuropaCorp d’il y a vingt ans, mais ce genre de films peut non seulement ramener du public dans les salles, mais aussi faire revenir le cinéma de genre sur grand écran pas seulement par le biais de l’horreur, mais aussi du thriller. La France a été un grand pays de thrillers, même si ça s’est étiolé au fil du temps.

    Le film d’action que je prépare avec Jude est très proche de Classe tous risques de Claude Sautet. Il faut à mon avis renouer avec les racines du polar français et se réapproprier ses codes.


    – Xavier Gens (au milieu avec le chapeau), Nassim Lyes (t-shirt blanc) et Jude Poyer (accroupi avec un masque au niveau du cou) posent avec l’équipe des cascadeurs thaïlandais.

    Vous jouez clairement sur le côté français avec le prologue extrêmement social de Farang. Même le combat d’ouverture se montre très réaliste, du moins jusqu’à la chute. Ce n’est pas le même type de chorégraphie que dans le climax dans l’ascenseur.

    Il n’y a qu’un plan annonciateur de ce qui va se passer après et le film bascule à partir de là. Avec Jude Poyer, nous voulions concevoir un combat très réaliste en ne nous permettant qu’un seul gimmick de mise en scène, lorsque les deux personnages tombent ensemble. Ça rappelle les codes du cinéma de Hong Kong.

    Oui, il y a un côté Time and Tide.

    Exactement. Il fallait infuser cet aspect à ce moment précis. La scène se devait d’être brutale et je voulais vraiment garder la chute jusqu’au bout. Cette mort a un impact sur tout le reste de l’histoire, donc il faut qu’on s’en souvienne.

    Il y a tout un cheminement stylistique au fil de Farang.

    J’avais envie de faire un film qui mute au fur et à mesure du récit. L’une des références dont on a parlé avec Jude, c’est Adaptation de Spike Jonze, dont le le style évolue constamment. Je voulais exactement ça : partir d’un film français et basculer doucement vers un registre plus coréen ou indonésien, car je m’inspire ouvertement du travail de Gareth et de sa méthode pour chorégraphier les combats.

    Farang monte aussi crescendo dans la brutalité : il y a des moments qui annoncent la violence, puis des points de basculement.

    La mutation va jusqu’au bout, car on finit par un face-à-face entre Nassim Lyes et Olivier Gourmet, un acteur très typé cinéma d’auteur français, même s’il est de nationalité belge.

    Comme on peut le lire dans le livre qui lui est consacré chez TASCHEN, Kubrick disait que lorsqu’il castait des acteurs dans ses films, il se servait de leur bagage cinématographique. Quand on a choisi Olivier Gourmet, pour moi, il y avait tout le bagage des frères Dardenne qui nous faisait entrer dans une réalité sociale crédible. Dans le cinéma de genre français, pendant longtemps, il y a souvent eu des problèmes de jeu.

    Parce qu’on essayait justement de faire du genre.

    C’est ça. Je me suis affranchi de ces considérations grâce à mes expériences sur Gangs of London et Papicha. Ce dernier, était vraiment un film très français où Mounia, caméra à l’épaule, laissait vivre les situations. Moi, je me prépare tout le temps à fond, mais je l’ai vue se laisser choper par ce qui se passait sur le moment. Elle était tellement décomplexée par rapport à la mise en scène que j’ai décidé de m’inspirer de sa méthode afin de chercher une authenticité, un réalisme dans mes séquences de mise en place en France et en Thaïlande. Ça a aidé à ancrer le genre dans une réalité et le film a pu basculer progressivement par son style sans devenir poussif au niveau des dialogues.

    La manière dont j’ai dirigé Nassim rejoint cette idée : je l’ai poussé vers un jeu « auteurisant » – je ne veux surtout pas que ce soit pris comme un gros mot. Il fallait qu’il soit le plus authentique possible et qu’il s’éloigne au maximum des personnages de comédie qu’il avait incarnés avant. Je lui ai dit de revoir Al Pacino dans L’Impasse de Brian De Palma, qui est dans l’épure en permanence.


    – Farang se paie quelques effets gore dignes de Lucio Fulci !

    Et Pacino n’est généralement pas connu pour donner dans l’épure…

    Sa prestation est d’autant plus belle. Scarface et L’Impasse, c’est le yin et le yang. Ce sont deux films siamois, qui se répondent. Je voulais amener Nassim vers cette typologie de personnage spécifique. Je lui demandais souvent de reprendre avec une voix plus basse, en s’inspirant d’Eastwood. Pas besoin de monter en volume : less is more.

    Quand tu regardes d’autres films français qui ont traité de sujets un peu similaires, tout de suite, on a des grosses cailleras avec des tatouages partout, qui font du rap… On ne peut plus faire ça. Ce genre de facilités propulse le récit dans la caricature, ce qui est, j’insiste, le problème central de notre cinéma de genre.

    Quand on essaie d’imiter quelque chose, on le caricature, en bien ou en mal. Parfois ça donne des merveilles comme les deux premiers OSS 117, mais la plupart du temps, on se plante.

    Il y a eu des jeux d’acteur très stylisés dans l’Histoire du cinéma de genre français, par exemple celui de Jean Marais dans La Belle et la Bête de Cocteau. C’était bien sûr intégré à un univers visuel et une photographie tout aussi stylisés, mais ça fonctionnait. Il y a encore aujourd’hui aux États-Unis des performances ouvertement expressionnistes, par exemple Nicolas Cage dans la plupart de ses rôles. Mais en France, la stylisation du jeu semble être devenue impossible.

    On est très pragmatiques dans le domaine du jeu. Si l’acteur n’y croit pas, nous non plus. Beaucoup de comédiens peuvent regarder le genre de haut. Il faut donc réussir à les amener dans un ancrage beaucoup plus authentique, donc plus auteurisant. Sur Farang, on a toujours été sur un ton premier degré, on a gardé notre identité française ; on n’essayait pas de singer les Américains, ce qui sur Frontière(s) a été mon plus gros défaut.

    Mon but sur Farang était surtout de jouer avec la figure du thriller et de l’emmener ailleurs grâce à mon propre bagage et à mon envie de rebooter mon cinéma. Je me suis un peu cherché au fil des années, j’ai exploré des genres, mais je n’ai pas réussi à signer le film où je m’affirmais vraiment. Je pense que Farang est un nouveau premier long : je me réaffirme sur un univers, sur une manière de filmer, sur une façon de trouver mon ton.

    Je me souviens d’une interview récente entre Iñárritu et Scorsese : le premier a demandé au second à quel moment il avait réussi à définir son univers. Scorsese a répondu qu’à un moment, on le sent parce qu’on est le plus sincère possible et qu’on ne rougit plus en montrant le film à d’autres.

    Quand Iñárritu a fait Birdman, il a appelé Scorsese et lui a dit : « Ça y est, je sais qui je suis. ». Pour lui, Babel ou Amour chiennes appartenaient plus au scénariste qu’à lui. C’est fou, quand même.

    Scorsese vient de déclarer qu’il a enfin compris ce qu’il doit faire avec son cinéma, mais qu’à 80 ans, il est presque trop tard.

    La vérité de notre travail est là : on doit se chercher et comprendre ce qu’on veut raconter. Je suis un jeune metteur en scène, j’ai démarré à 30 ans et forcément, je me cherchais. On tâtonne, on se trompe, parfois on essaie des trucs qui marchent, d’autres fois, ça ne marche pas du tout, mais on continue d’avancer. Farang est vraiment l’accomplissement d’un apprentissage d’une dizaine d’années.

    Un apprentissage demande énormément d’humilité. Nous avons beaucoup échangé au fil des ans, et nous avons toujours eu des discussions très ouvertes concernant vos films, que nous avons parfois aimés, parfois non. Mais il y a toujours eu des débats très sains et des argumentations. On dirait que vous avancez sur le long terme, sans avoir peur d’analyser vos réussites et vos erreurs.

    C’est hyper important. Indispensable. Je suis complètement d’accord. Honnêtement, j’espère arriver à la perfection un jour. C’est un peu comme les Compagnons qui ont besoin d’effectuer 10.000 heures de travail avant de pouvoir créer un chef-d’œuvre.

    Un jour, j’espère pouvoir faire un chef-d’œuvre. Un. Juste un, à la fin de ma carrière. J’en serais ravi.

    Votre projet sur Lapérouse, peut-être ?

    Pour moi, c’est le meilleur candidat.

    Voilà sans doute pourquoi il ne figure pas dans vos projets imminents, un peu comme si vous reculiez l’échéance pour être sûr d’être totalement prêt.

    Il faut savoir attendre pour avoir atteint une maturité suffisante. À 48 ans, j’apprends encore. Quand je vais sur le plateau de Havoc de Gareth Evans en tant que réalisateur de seconde équipe, c’est pour apprendre. Je sais que j’ai plein de choses à découvrir, que je ne connais pas tout.

    Ma rencontre avec Gareth et Jude a été absolument fondatrice. Après avoir travaillé avec eux, je ne peux plus bosser autrement. J’ai vu ce qu’il fallait faire, j’ai mis les mains dans le cambouis et ça a scellé une amitié complètement dingue. On entretient une passion commune pour ce genre de cinéma, on cherche l’excellence, donc on veut apprendre en permanence.

    Pendant le confinement, on regardait les films d’Imamura pour saisir la substantifique moelle de la narration et de l’émotion et ajouter ce qu’on aime dedans, c’est-à-dire de l’action hard boiled ! (rires)


    – La séquence de l’ascenseur, donnant l’illusion d’un plan continu, devrait rester dans les annales du cinéma d’action.

    La séquence de l’ascenseur est assez hallucinante.

    Avec Jude, on voulait créer une nouvelle référence. On a discuté de tous les « beats » narratifs et de l’énergie que la scène devait contenir. La séquence du couloir est une préparation et l’ascenseur doit nous faire mal.

    La préparation est même encore un peu plus longue : il y a la scène du quai juste avant. On peut facilement visualiser la direction que prend le climax, d’abord en avant, puis sur le côté avec le couloir et enfin vers le haut avant la rencontre avec le « boss final ». Cela donne une dynamique intéressante au récit.

    Et avec la rencontre avec Gourmet, je voulais glisser un clin d’œil à Clarence Boddicker dans RoboCop !

    Sage décision. Comme évoqué en début d’interview, vous êtes en train de tourner Sharks alors que nous parlons de Farang. Vous ne vous sentez pas un peu schizophrène ?

    Non, c’est même très clair dans mon esprit. Faire la tournée d’un film, c’est un moment un peu marrant, ça reste un plaisir. C’est juste une situation un peu inhabituelle, en particulier en France. Je ne me comparerai jamais au talent d’un Spielberg, mais c’est un vrai modèle, que ce soit en termes d’organisation professionnelle ou dans son style de narration. Il a littéralement le cinéma dans le sang, ça paraît inné chez lui.

    J’en parlais récemment avec Michel Hazanavicius. Nous, on va galérer un peu plus que lui avant d’atteindre la pureté d’une séquence, avant de réussir à trouver l’angle de prise de vue nécessaire. C’est une quête perpétuelle. Redémarrer un film aussi rapidement après en avoir achevé un autre, c’est une chance immense à ce niveau.

    On peut continuer d’explorer ce qu’il est possible de faire d’un point de vue narratif avec une caméra. Sharks, en plus, est complètement différent de Farang : on est vraiment sur tout autre chose. Et sans que je le veuille vraiment, le film a une teinte Amblin ! On a déjà une heure vingt de montage et on reconnaît cette influence, alors qu’elle n’était pas prévue…

    Propos recueillis par Alexandre Poncet

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    À l’échelle industrielle hollywoodienne, James Wan est une licorne : un créateur de tendances, capable de rebondir après une série d’échecs, de prendre les rênes de blockbusters mastodontes tout en supervisant les multiples séquelles et spin-offs des franchises initiées par ses soins. À la veille de la sortie du cinquième Insidious, à l’avant-veille de celle de La Nonne, il convient de rappeler que derrière la machine de guerre bat un cœur sanguinolent, alimenté par un authentique amour du bis.

    La production du tout premier Saw est entrée dans la légende du cinéma d’horreur. Deux amis australiens, James Wan et Leigh Whannell, tournent un court-métrage d’une dizaine de minutes à même de démontrer le potentiel de leur concept. Whannell y joue déjà le rôle d’un supplicié contraint de fouiller les entrailles d’un infortuné encore vivant pour trouver la clé qui le libérera du mécanisme élaboré par Jigsaw. Et Wan y déploie déjà son amour des poupées inquiétantes, cette esthétique de friches délavées et ce montage agressif qui finiront par caractériser la saga.

    Produit pour moins de 2 millions de dollars, Saw premier du nom explose le box-office à tel point qu’un projet de suite est immédiatement lancé. Leigh Whannell remanie un script original de Darren Lynn Bousman pour l’inscrire dans la continuité de la saga naissante, mais James Wan passe son tour.

    Comme il s’en expliquait en 2010 à l’inestimable Alexandre Poncet au moment de la sortie d’Insidious,

    « Je n’ai rien contre les suites et les remakes, mais dans les deux cas, il faut réussir à apporter quelque chose d’unique et de nouveau. Quand on m’a demandé de tourner Saw II, je n’ai pas su comment m’y prendre. J’avais déjà raconté cette histoire et j’avais l’impression que j’allais me répéter. Si j’avais trouvé une nouvelle direction, je l’aurais fait. »

    Il peut paraître sagouin de ressortir cette citation datant d’une époque où le futur producteur n’a pas encore à son tableau de chasse trois Conjuring, autant d’Annabelle et bientôt cinq Insidious.

    Mais le fait est que James Wan assume toujours ce point de vue dix ans plus tard quand il est interrogé sur une éventuelle suite de M3gan, en amont de la sortie de cette production du studio Blumhouse dont il revendique la paternité de l’idée originale.

    Il évoque pour justifier sa réserve une part de superstition ainsi qu’un besoin de sortir des sentiers battus et de mettre sur pied des projets barjos qu’il aurait envie de voir en salle. Il pourrait y avoir de la langue de bois dans la bouche du metteur en scène de deux énormes succès ayant dépassé le milliard de recettes au box-office mondial (Fast & Furious 7 et Aquaman), mais d’une, son enthousiasme semble inchangé depuis ses toutes premières interviews, et de deux, il a signé contre toute attente l’un des films bis les plus furibards de la jeune décennie des années 2020 avec Malignant.


    – James Wan prépare un plan dans le décor du premier Saw.

    La mort lui va si bien

    Le genre pur et dur était déjà la voie choisie par le cinéaste à la suite du carton de Saw, avec deux productions originales au budget confortable mais relativement modeste de 20 millions de dollars chacune. Dead Silence (2007), coécrit avec Leigh Whannell, le voit rester dans le domaine de l’horreur, mais dans un registre radicalement différent des délires vengeurs de Jigsaw, dont les séquelles n’en finissent plus de prostituer des gimmicks de mise en scène tapageurs.

    Wan entame pour l’occasion sa collaboration avec le directeur de la photographie John R. Leonetti, qu’il retrouvera sur le film suivant, les trois premiers Insidious et le premier Conjuring. Au revoir les couleurs de clou rouillé en vogue dans le torture porn, bonjour les simili-nuits américaines en intérieurs vieillots aux mille détails glauques. La réalisation gagne en lisibilité et en efficacité, le montage fricote avec la tentation du jump scare mais finit par lui préférer une horreur plus suggestive, plus dérangeante, centrée sur la déformation faciale et corporelle. Ce parti pris colle parfaitement à une histoire aux bases grotesques de ventriloque et de poupées maudites.

    La fête est, hélas, en partie salopée par un gros ventre mou à mi-parcours et par les deux têtes d’affiche masculines, les falots Ryan Kwanten et Donnie Wahlberg, à peine rattrapés par des seconds rôles de première bourre comme cette vieille ganache de Bob Gunton.

    Le problème ne se posera plus dans Death Sentence (2007), refonte de l’univers littéraire créé par Brian Garfield à l’origine (lointaine, très lointaine) des films de la saga Un justicier dans la ville. Kevin Bacon y campe un cadre sup’ fermement décidé à démastiquer lui-même le gang responsable de la mort de son fils, quitte à y perdre son humanité, son âme et le peu de famille qu’il lui reste.


    – Wan en pleine discussion avec Kevin Bacon durant le tournage de Death Sentence.

    Leonetti a cette fois-ci pour consigne de composer une image tout en nuances de noir, imprégnée de poussières en suspension et de néons rouges clignotants, dans une fusion cradingue entre le New York des années 1970-80 et les ghettos contemporains. James Wan adapte son style à un récit cru, d’une sécheresse radicale ayant favorisé les interprétations circonspectes.

    Il y a, incontestablement, une forme d’iconisation du personnage principal dans la toute dernière partie, lorsqu’il n’a plus rien à perdre et que sa brutalité atteint son apogée. Mais James Wan et son scénariste Ian Mackenzie Jeffers ne font aucun mystère du prix colossal à payer pour en arriver là, ni de la tétanie frappant le personnage principal lors de l’incroyable séquence de poursuite dans le parking.

    Même si le film doit concéder un semblant de happy end, où un Kevin Bacon zombifié et à deux doigts de clamser sur son canapé regarde une vidéo familiale, difficile d’en retirer la moindre satisfaction ou le moindre soulagement.

    Les productions de James Wan, et dans une certaine mesure celles de Leigh Whannell, s’imprègnent invariablement, à des degrés divers, de l’air du temps. Le virage réactionnaire et punitif de la saga Saw peut en attester : l’heure n’est pas franchement à un regard progressiste sur les questions de criminalité et de justice.

    Dead Silence reprenait déjà à son compte le principe d’une justice d’outre-tombe, l’heure est clairement à la rétribution dans le cinéma de genre américain. Mais contrairement aux premiers méfaits de Jigsaw, la ventriloque vengeresse et le vigilante ne font pas école, tant s’en faut. Les deux films ne rentrent pas dans leurs frais et contrarient la trajectoire toute tracée du wonderboy.


    – James Wan pose dans l’un des décors de Dead Silence.

    Des corridors lointain

    James Wan ne se laisse pas abattre et puise l’inspiration de son prochain film dans son histoire personnelle, comme il le confiait à l’irremplaçable Alexandre Poncet. « Je n’en parle généralement pas trop, mais je descends d’une famille chinoise. Et une grande partie de la culture chinoise se concentre sur la vie après la mort, la réincarnation… Les superstitions font partie de la vie des Chinois.

    Je me souviens d’une histoire effrayante que me racontait ma grand-mère : pourquoi ne faut-il jamais peindre le visage de quelqu’un en train de dormir ? Parce que lorsque vous êtes assoupi, votre âme quitte votre corps et se balade, et quand elle revient, si elle ne reconnaît pas son visage, elle continuera sa route. Et vous ne vous réveillez jamais !

    J’ai commencé à en parler à Leigh Whannell il y a quelques années et on s’est dit que ça donnerait un long-métrage intéressant. On savait qu’on pouvait donner un nouveau souffle au film de maison hantée. Nous avons essayé de prendre les conventions très strictes du genre et de les tordre. » Si vous n’avez pas vu Insidious, fuyez cette révélation : il ne s’agit pas tant d’un film de maison hantée que d’une histoire de possession.

    Dalton, le fils d’une famille plutôt tranquille, est capable de détacher son âme de son enveloppe charnelle et de se balader librement. Forcément, il s’égare lors d’une de ses virées dans le Lointain (« The Further » en version originale), un lieu de transition où les esprits des défunts les plus menaçants baguenaudent dans l’attente d’une âme à posséder.

    Après quelques signaux inquiétants reprenant effectivement les codes du film de maison hantée, la dernière partie de l’intrigue vrille et se consacre à l’exploration de cette dimension parallèle pleine de spectres aux intentions peu catholiques, en tête desquels on retrouve une apparition grabataire vêtue d’une robe de mariée noire ou un démon au visage peinturluré de rouge à lèvres.

    James Wan se retient dans la fantasmagorie psychédélique, d’une part pour des raisons budgétaires (le budget ne dépasse pas la barre des 2 millions de dollars), et surtout pour des questions de rendu, comme il le confiait à l’inénarrable Alexandre Poncet.

    « Dans la première version du film, j’ai expérimenté avec des designs très stylisés, mais ça ne fonctionnait pas du tout. C’était trop différent du reste du long-métrage. J’ai réalisé que ce n’était pas la bonne approche et j’ai décidé de décrire cet autre monde dans une obscurité totale. Je me suis dit que c’était au spectateur de projeter ses propres fantasmes dans cet univers parallèle. »

    Cette économie sert le projet à la perfection, décuple le potentiel terrifiant de ses monstres et permet de se projeter à corps perdu dans le calvaire enduré par un nouveau venu dans la famille cinématographique de James Wan. À savoir le comédien Patrick Wilson, en rupture salutaire de ces énormes machines que furent L’Agence tous risques de Joe Carnahan et Watchmen : les gardiens de Zack Snyder.

    Le film remporte un succès aussi retentissant que Saw en son temps, une suite est négociée, et cette fois-ci, James Wan accepte. Leigh Whannell rempile au scénario et devant la caméra, dans un irrésistible rôle secondaire d’assistant de la médium assurant la liaison entre les deux mondes. L’intrigue reprend directement à la suite du premier film et en offre un ultime acte un rien étiré mais astucieusement complémentaire, dans lequel Wilson joue les possédés avec un plaisir sadique manifeste.

    Whannell garde la main sur les deux films suivants, se lance dans la réalisation avec le Chapitre 3, sans éclat. La faute au manque d’intérêt réel de ces préquelles, notes de bas de page à l’échelle de la saga censées creuser le personnage de la spirite incarnée par Lin Shaye. Le nouvel opus, Insidious: The Red Door, marque non seulement le passage de Patrick Wilson derrière la caméra, mais surtout le retour de la famille Lambert, dix ans après les événements du premier film. Peut-être l’ellipse dont la saga a besoin.


    – Wan sur le tournage du deuxième épisode d’une de ses franchises phares, Insidious.

    #Le bon diable sans confession

    À l’époque de la sortie du premier Insidious, James Wan confiait des secrets de sa cuisine interne de production au micro du redoutable Alexandre Poncet. « Les histoires de fantômes et de maison hantée ne se démodent pas. Les films d’exorcisme non plus, je ne sais pas pourquoi. Les peurs religieuses, liées au Diable et à l’Enfer… Pour l’anecdote, on a fait des études pour la promotion d’Insidious et on s’est rendu compte que ce type d’intrigues marchait particulièrement bien sur un public catholique ! (rires) »

    En parallèle du développement du second Insidious, James Wan tombe sur un script inspiré des authentiques investigations dans le domaine du paranormal du couple Lorraine et Ed Warren, respectivement médium et démonologue. En promotion, le réalisateur avoue suivre leurs exploits depuis sa prime jeunesse ; il rencontre la vraie Lorraine, lui confie un rôle symbolique.

    Les époux sont interprétés par Vera Farmiga et Patrick Wilson, certes endimanchés dans des fringues vintages, mais tout de même gorgés de leur glamour de stars, disposés à transcender leurs modèles dans des films rejouant leurs plus fameuses enquêtes.
    Et c’est une partie du problème éthique que peut poser la série de films – oui, tout de suite, les grands mots. La mention « Inspiré de faits réels » a toujours été une arme commerciale de catégorie non mortelle, certes, mais volontiers putassière.

    Les frères Coen s’en sont amusé avec Fargo, œuvre totalement fictionnelle contrairement à ce que prétend le carton introductif ; Michael Bay en a abusé comme un drogué en manque devant un sachet de son poison favori dans No Pain No Gain, son hommage tout personnel au cinéma des mêmes frères Coen.

    Entre ces deux extrêmes, l’intention varie, et dans le cas de la franchise Conjuring, l’inspiration tirée d’authentiques faits divers interroge d’autant plus que les personnages des époux Warren tirent de leur foi religieuse une partie non négligeable de leurs convictions dans le caractère surnaturel des événements. Le troisième Conjuring, sous-titré Sous l’emprise du Diable en français, prête plus franchement le flanc à une suspicion d’élan bondieusard de la part du cinéma d’horreur américain.


    – Wan sur le tournage du deuxième épisode d’une de ses franchises phares, Conjuring.

    Le propos du film tourne tout de même autour de l’opportunité de déclarer un meurtrier innocent car possédé au moment du passage à l’acte…

    Interrogé sur le sujet par l’insubmersible Cédric Delelée pendant la promotion du long-métrage, Patrick Wilson balaie poliment toute suspicion :

    « Qu’on joue un mormon ou quelqu’un qui croit en autre chose qu’en Dieu, on étudie la question, certes, mais on laisse ses convictions religieuses de côté. Elles n’entrent pas en ligne de compte, à moins bien sûr que ce soit utile pour le rôle. En ce qui me concerne, je n’ai pas été élevé dans la religion catholique et dans la vie de tous les jours, je ne pense pas au Diable, au Mal, à ce genre de concepts. Mais ça fait tellement partie intégrante des personnages d’Ed et Lorraine, leur foi est tellement forte et profondément ancrée en eux – tellement pure en quelque sorte – que c’est encore plus facile de se glisser dans leur peau, parce que leur croyance est quelque chose de clair et net. »

    James Wan et Leigh Whannell adoptent le même point de vue. Une fois assimilé par les conventions cinématographiques, le réel devient une dimension parallèle, un Lointain où toutes les réinterprétations peuvent et doivent être possibles au nom du spectacle. Partons du principe que le Diable et ses légions existent, transformons cette donnée en terrain de jeu aux multiples possibilités.

    C’est précisément ce que traduisent les déclinaisons de l’univers Conjuring, à savoir les franchises Annabelle (sur une poupée maléfique) et La Nonne (sur… vous avez compris), en réalité deux démons déguisés sous des apparences délibérément trompeuses. Et cette approche fait des petits, puisque c’est dans ce sillage que s’inscrit le récent et hilarant L’Exorciste du Vatican, avec la même ambiguïté entre inspiration de faits réels et zumba horrifique dépoitraillée.

    Reste à voir sur le long terme si cette approche entretient une vague idéologico-réactionnaire, comme le maintient Christophe Gans depuis plus d’une vingtaine d’années… ou si elle participe in fine à l’appréhension de la Bible comme un ancêtre du bis.

    #Si SI la famille

    James Wan crée sa société de productions Atomic Monster en 2014, justement pour développer l’univers cinématographique autour des époux Warren. Il met le pied de ses collaborateurs réguliers à l’étrier de la mise en scène. John R. Leonetti, David F. Sandberg, Michael Chaves, Gary Dauberman et Corin Hardy signent leur premier long-métrage dans ce giron… et font invariablement n’importe quoi dès qu’ils s’en éloignent. Votre Honneur, merci de verser les pièces à conviction I Wish – faites un vœu (2017) et les deux Shazam (2019 et 2023) au dossier.

    Au même moment, la carrière de James Wan passe plusieurs vitesses d’un coup avec son installation aux commandes de la franchise Fast & Furious.

    Sous sa direction, le septième épisode va enfin sortir du placard et assumer le grand n’importe quoi dans lequel le cinquième épisode trempait timidement le gros orteil. Les braqueurs de lecteurs DVD du film original de Rob Cohen deviennent des espions kamikazes à la solde des services secrets américains, parachutés d’un avion militaire sur un convoi protégé par la fine fleur des artistes martiaux internationaux, sautant de tour en tour à Abu Dhabi au volant d’une Lykan HyperSport, voguant d’explosion en explosion pour finalement se balancer des bouts de parking sur la tronche afin de clore les débats.

    La volonté de sérieux papal imbécile du précédent volet laisse place au plaisir régressif recherché par les fans de la franchise, le box-office double quasiment pour atteindre le chiffre absurde de 1,5 milliard de dollars et l’exploit ne s’arrête même pas là. Lorsque la production est frappée par la mort de Paul Walker, face à la pression financière monumentale, James Wan parvient à trouver la meilleure façon possible de faire partir son personnage et réalise ce qui reste à ce jour le sommet émotionnel de la saga, toutes proportions gardées bien sûr.

    Le concept de famille, grommelé à travers cette difficulté articulatoire caractéristique du jeu de Vin Diesel, prend enfin corps, au point de réussir à émouvoir les non-détenteurs de permis les plus cyniques. Attention, plus que jamais, la marque Fast & Furious exalte des valeurs américaines faisandées et témoigne de la mort cérébrale irrémédiable et inflationniste du blockbuster contemporain, celle-là même que les grands cinéastes du Nouvel Hollywood prédisent depuis une bonne décennie. Mais au moins, ce grand huit dans les enfers artistiques a le mérite d’être distrayant dans sa démesure et sa connerie cosmique.


    – James Wan en mode prince de la ville sur le tournage de Fast & Furious 7.

    Univers sales !

    Il en va de même pour son Aquaman (2018), virée perdue d’avance dans un univers cinématographique DC Comics en crise et refonte permanente. Le film aligne une direction artistique chaotique à même de rendre des aveugles épileptiques, une gestion aseptisée et nonsensique de son univers sous-marin, des rajeunissements numériques parmi les plus odieux vus dans un film de super héros (ce qui n’est pas peu dire) et une reprise de la chanson Africa de Toto par Pitbull passible de procès devant la Cour pénale internationale.

    Malgré ces tonnes de plomb dans l’aile, par ce que les croyants appelleraient un miracle et les pragmatiques un minimum de recul et de travail, James Wan accouche d’un film DC à peu près regardable, où sa patte de réalisateur parvient à surnager dans des scènes d’action passables mais amusantes. Aquaman dépasse lui aussi le milliard de recettes mondiales, l’univers Conjuring explose ses seuils de rentabilité les uns après les autres.

    À ce stade de sa carrière, James Wan se trouve sur le toit du monde, il a probablement droit de vie et de mort sur certains sous-fifres, pour ce qu’on en sait. Contre toute attente industrielle, il s’en retourne à ses premières amours avec deux projets vendus sur des éléments de langage féministes – tout comme les inquisiteurs en prosélytisme religieux, les pourfendeurs du wokisme sont invités à se la coller sur l’oreille pour la fumer plus tard à la vue du résultat.

    Si M3gan de Gerard Johnstone y va plutôt mollo sur les effusions graphiques mais compense par un mauvais esprit savoureux, Malignant, le grand retour de James Wan à l’horreur, s’avère bien gratiné comme il faut. Il y a même de quoi se décrocher la mâchoire devant la révélation visuelle du pot aux roses et son sidérant climax, parmi les plus invraisemblables scènes d’action horrifiques de ce jeune millénaire.

    Le film n’a, hélas, pas rencontré le succès escompté. La suite d’Aquaman a souffert de multiples reports et aléas de production dus à la pandémie, et le film pâtit déjà de rumeurs infamantes sur sa qualité, liées en grande partie au retentissement du procès entre son actrice Amber Heard et son ex-époux Johnny Depp.

    Même si le score d’Aquaman et le royaume perdu, toujours programmé pour la fin décembre 2023, devrait définitivement enterrer les films DC pour les années à venir (en attendant les débuts de l’ère James Gunn), ce ne serait pas une lourde perte.

    En tant que producteur, James Wan à déjà dans son escarcelle une vingtaine de projets à divers stades d’avancement, avec pêle-mêle des suites pas vraiment attendues (Mortal Kombat 2), des reboots/remakes intrigants (Knight Rider, Dylan Dog, Salem, The Last Train to New York), du Stephen King (The Tommyknockers, The Monkey), des projets originaux (Cosmetic, Below), sans compter l’exploitation toujours vaillante de ses propres franchises (Saw X, The Conjuring: Last Rites…). Et même en cas d’incident industriel, rien, visiblement, ne saurait empêcher Wan de rebondir à nouveau dans une direction délicieusement saugrenue.

    Par François Cau
    Propos de James Wan recueillis par Alexandre Poncet
    Propos de Patrick Wilson recueillis par Cédric Delelée

  • Disney prévoit de filmer tous ses grands classiques

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    sans compter marion cotillard dans la reine des neiges :smile:

  • [DDL 4K] pourquoi pas de piste FR en 7.1 ?

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    qu’est ce que je disais, merci ashura sans compter le bluray z1 avec des pistes fr plus que limite pour ne pas dire autre chose :x

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    Son nouveau film, Mad Fate, commence à peine la tournée des festivals internationaux que Soi Cheang planche déjà sur la postproduction du suivant, le prometteur Kowloon Walled City. C’est donc dans une certaine ébullition qu’il prend le temps de revenir sur sa carrière. Sa webcam le capte comme l’un de ses personnages : en contre-plongée, sous des néons semi-aveuglants, entre deux clopes et deux gorgées de café.

    Vous avez débuté votre carrière de réalisateur à une époque de transition après la rétrocession. Dans quelles conditions avez-vous découvert l’industrie cinématographique hongkongaise ?

    C’était clairement la fin d’un âge d’or. Il n’y avait pas de grosses productions, les films étaient en grande partie des versions revisitées de succès passés. Il y avait néanmoins des tentatives de renouveau dans le domaine du thriller, un genre qui avait le double avantage de ne pas coûter trop cher et d’avoir un public enthousiaste. J’ai d’abord tourné des films relevant plutôt du cinéma d’auteur, sans avoir de plan de carrière en tête. Après, j’ai grandi avec le cinéma de Hong Kong, les ressorts de son cinéma policier me sont familiers, c’est un genre qui me plaît. J’ai fini par me dire que j’en maîtriserais bien les codes.

    Au même moment, Johnnie To crée sa société de production, la Milkyway Image, et remue le polar hongkongais dans tous les sens. Que pensez vous de son apport en la matière, et comment s’est déroulée votre collaboration sur Accident et Motorway ?

    Johnnie To a abordé le genre sous une grande variété d’angles différents, de façon unique, souvent à contresens des modes de l’époque. Il ne pense pas qu’en termes commerciaux, il se sert du genre pour exprimer ses idées au public. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec lui, il a eu un grand impact sur ma Carrière.

    Sous l’aile de Johnnie To, vous assumez un élément crucial de votre filmographie, qui apparaît plus nettement à partir de Love Battlefield : cette gravité presque mélodramatique, une forme de romantisme de la fatalité.

    Un film reflète nécessairement l’état d’esprit de son auteur ou de son metteur en scène. Il m’est arrivé d’être autant perdu que les personnages, cela dépend des périodes. Pour ce qui est de la fatalité, je ne sais pas si je m’y reconnais, cela voudrait dire qu’il faudrait tout le temps recommencer ce qu’on fait de la même façon, sans alternative. Je préfère m’égarer en cherchant mon chemin que de reproduire le même trajet. C’est comme ça qu’Accident et Motorway ont été écrits et filmés.

    La première fois que votre nom est apparu sur les radars français, c’était en 2006 avec Dog Bite Dog. Comment expliquez-vous le retentissement de ce film en particulier ?

    Mon film précédent, Home Sweet Home, n’a pas marché. J’avais le poids de l’échec sur les épaules, mais Ça ne s’est pas traduit par du désespoir, plutôt par une forme de colère. Je me suis retrouvé sur ce projet coproduit avec le Japon, donc avec une pression commerciale moindre. Pendant toute la phase de préparation, je bouillonnais, et j’ai voulu conserver cet état d’esprit pour l’injecter dans le film. C’est ce qui a fait, je pense, qu’il ne ressemble pas à mes longs-métrages précédents.

    Dans les années 2010, vous avez tourné trois films Monkey King, des blockbusters coproduits entre la Chine et Hong Kong inspirés de La Pérégrination vers l’Ouest. Qu’avez-vous retiré de ces expériences ?

    Je n’ai pas vraiment participé au développement ou à l’aspect créatif de ces films. Ils ont remporté un grand succès commercial, ce qui m’a aidé pour la suite de ma carrière.


    – Lau Cham (Lam Ka-Tung) harcèle inlassablement Wong To, responsable d’un accident qui à brisé sa famille

    Pendant et après ces trois réalisations, vous tournez SPL 2 et Limbo, les œuvres les plus violentes et intenses psychologiquement de votre filmographie. Ce durcissement est-il lui aussi une réaction à quelque chose ?

    Oui, il y a un lien de cause à effet. Il y a besoin d’un certain équilibre dans la production d’un film, et même si les Monkey King m’ont beaucoup apporté professionnellement, je me reconnais bien plus dans SPL 2 et Limbo. Après ces trois blockbusters produits sur le continent, j’avais très envie de retravailler à Hong Kong sur un projet qui me parlerait à un niveau personnel.

    Limbo va encore plus loin que SPL 2 dans la noirceur, dans le désespoir. À tel point qu’on peut se demander s’il vous sera possible de repousser d’autres limites.

    (rires) Ce n’est pas un objectif en soi. Ce ton collait à l’histoire du film et je trouve qu’il y a quand même une touche d’espoir ; le but n’était pas d’enfoncer le spectateur dans les ténèbres totales. Pour ce film comme pour les autres et les suivants, encore une fois, tout dépend de mon état d’esprit.

    Limbo réussit également à surpasser Diamond Hill, Home Sweet Home ou Dog Bite Dog dans la représentation d’un univers urbain marginal, en déliquescence.

    Tous ces films documentent l’évolution de Hong Kong à travers mon regard de réalisateur. Dans les années 1980, les spectateurs retiraient de la ville l’image d’une cité dynamique, prospère, dont les habitants avaient une vie assez riche. Mais ce n’était qu’une façade ; la réalité était tout autre. Je suis sensible à la misère qu’on peut voir dans les rues, au désespoir, et il me semblait important d’apporter ce contrepoint, de montrer ce qui est généralement caché.

    Votre démarche rappelle certains polars hongkongais du début des années 1980, filmés à | l’arrache dans la citadelle de Kowloon, comme Long Arm of the Law de Johnny Mak.

    J’adore Long Arm of the Law, mais il adopte un point de vue beaucoup plus réaliste que Limbo, et son histoire de criminels continentaux clandestins reflète un authentique phénomène de cette période là. Limbo prend plus de libertés créatives par rapport à son contexte.


    – Will Ren (Mason Lee) un jeune flic chargé de retrouver un insaisissable tueur en série.

    La photographie de Cheng Siu-Keung est magnifique, et le noir et blanc lui donne une force supplémentaire. Quand et comment avez-vous fait ce choix ?

    Le tournage a pris un certain temps, et au moment de la postproduction, même si je n’avais pas de souci avec les couleurs ou la lumière, il me restait une insatisfaction, un manque. J’ai testé le passage au noir et blanc, ça amenait une fusion entre les personnages et les décors sans amoindrir la puissance du jeu des acteurs. Ce mélange est cohérent avec ce que je cherchais à exprimer. Je suis infiniment reconnaissant à la production et à la distribution d’avoir accepté de sortir cette version en noir et blanc, je trouve que le film y gagne vraiment.

    Comment avez-vous abordé la question de la violence infligée au personnage de Wong To, à l’écriture puis à la mise en scène ?

    Je me suis attaché à proposer un point de vue original sur ce personnage. Wong To a commis des erreurs, des crimes dont elle se sent coupable au point de vivre un véritable enfer. Elle cherche le pardon, mais le seul fait de le demander la plonge dans une autre sorte d’enfer, elle doit se confronter à ses actions sans savoir si elle obtiendra gain de cause auprès de celui à qui elle a fait du mal. Il fallait que je pousse le personnage au point limite de sa résistance ; je comprends que ça puisse susciter le débat.

    La sortie de Limbo en salles françaises est une excellente nouvelle, à une période où les productions de Hong Kong arrivent rarement jusqu’à nos frontières. Il y a en outre, chez de nombreux observateurs, une peur de voir cette industrie disparaître, avec de moins en moins de films produits et de plus en plus de contraintes de production. Ce constat vous paraît-il fondé ou trop pessimiste ?

    Le passé est le passé, on ne peut pas revenir en arrière. Les années 1970, 1980 et 1990 ont été des décennies exceptionnelles, surtout pour un territoire aussi restreint. C’est incroyable qu’un tel nombre de films ait pu être produit, et quoi qu’il arrive, ces œuvres vont rester. La question de l’avenir, toute l’industrie l’a en tête depuis quatre ou cinq ans. Une chose est sûre, il faut continuer, reprendre le flambeau et faire des films, ne pas se reposer sur des souvenirs et trouver de nouveaux paradigmes.

    – Propos recueillis par : François Cau.
    – Merci à Mathias Chouvier, Jean-François Gaye et Qin Lau.
    – Traduction : Liu Qing.
    – Mad Movies #373

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    J’en ai déjà pas mal causé ici & ici mais cette œuvre magistrale méritait bien plus encore pour en rajouter une couche avec une critique comme il se doit et une interview de Soi Cheang lui-même 🙂

    Alors que chaque nouvelle production hongkongaise un tant soit peu prestigieuse tend à confirmer l’effacement exponentiel des spécificités du cinéma de l’Archipel, son genre roi s’offre un baroud radical et glaçant.
    Limbo de Soi Cheang, polar à la splendeur apocalyptique quasi abstraite, marque l’accession tant attendue de son auteur aux cimes désespérées auxquelles il aspire depuis ses débuts.

    Sa fille morte et sa femme dans le coma, la mine déconfite et les nerfs en vrac, Cham Lau n’a clairement plus rien à perdre. Will Ren, à l’opposé, a tous les attributs de la jeune recrue ingénue, bien disposée à suivre les règles scrupuleusement avec, tout au plus, une rage de dents insistante pour noircir le tableau. Le premier est interprété par Gordon Lam, acteur discret mais redoutable, trésor caché du cinéma de genre hongkongais des 20 dernières années, capable de retourner le premier Infernal Affairs cul par-dessus tête dans sa conclusion. Le second est campé par Mason Lee, fils du réalisateur taïwanais Ang Lee, belle gueule diaphane avec encore tout à prouver. Leur association pour traquer un tueur en série japonais pourrait nous rejouer l’éternelle rengaine du duo de flics mal assortis, unissant leurs forces pour faire tomber le salopard. Le chemin emprunté par Soi Cheang et ses deux scénaristes (dont Au Kin-Yee, collaboratrice régulière de Johnnie To) sera beaucoup plus retors. Cham Lau et Will Ren vont cumuler les bévues, les improvisations malvenues, les sorties de route incontrôlées. Le premier passe une partie non négligeable de son temps à harceler Wong To, la junkie responsable de l’accident fatal de sa petite famille ; le second s’avère incapable de gérer son partenaire, d’appréhender les événements, quand il ne perd pas tout bonnement son arme de service. Et pendant ce temps, l’infâme Akira Yamada (Hiroyuki Ikeuchi) a tout loisir d’épancher ses penchants pour les amputations. L’introduction en flash-forward douche le moindre espoir d’une résolution dans les clous. Limbo contourne toutes les satisfactions libératrices liées au polar pour n’en retenir qu’une immense noirceur, épicentre de son vortex cinématographique.


    – Wong To (Yase Liu), broyée entre la vengeance d’un flic obsessionnel et la folie d’un tueur en série

    SIN CITY

    Sur le papier, Limbo se situe dans la droite lignée des films policiers à haute teneur dramatique suçant la roue du S.P.L. de Wilson Yip, comme The Crash ou The Insider de Dante Lam. Soi Cheang a d’ailleurs montré dès son Love Battlefield (2004) un certain penchant pour le mélo pur et dur, saisi avec force ralentis sur fond de musique élégiaque au beau milieu d’échanges de gnons ou de coups de feu. Cette appréhension personnelle du genre pouvait faire dévisser un projet artistiquement plus fragile comme Motorway ; elle colle ici parfaitement à une œuvre tout entière dévolue à filmer une ville au stade terminal de la déliquescence. Chaque plan se surcharge d’une infinité de câbles, de panneaux, de détritus, dans des compositions flirtant avec les descriptions des bas-fonds de mégapoles dont sont friands les grands classiques de la littérature cyberpunk. Saisissante dans ses variations de couleurs métalliques, la photographie de Cheng Siu-Keung, opérateur de tous les Johnnie To majeurs, gagne encore en ampleur dans la version noir et blanc que le distributeur Kinovista a le bon goût de sortir sur les écrans français. Les amateurs de cinéma hongkongais croient connaître la ville quasiment sous toutes ses coutures, quartier par quartier ; rien ne les prépare au choc de cette décomposition orchestrée avec un soin maniaque dans l’agencement du chaos. L’univers urbain de Limbo a des airs de purgatoire à ciel ouvert, où il ne paraît pas du tout incongru de trouver des cadavres ou des bouts de corps cachés sous des monticules de gravats, réminiscences d’une civilisation effondrée. Pour une respiration fugace dans une rue à peu près salubre, les personnages finissent invariablement par s’enfoncer dans des intérieurs délabrés et des souterrains où se terrent les survivants de multiples cataclysmes sociaux, politiques ou personnels. Hong Kong était une idée, un idéal, un laboratoire expérimental à cheval entre deux conceptions du monde, il n’en reste que des miettes. Plus le film avance, plus il nous enfonce dans cette décrépitude. Le dernier acte noie ce qui peut encore l’être sous des trombes d’eau, dans ce même déluge dont rêvait à haute voix le Travis Bickle de Taxi Driver. La musique de Keniji Kawai complète ce tableau visuellement monstrueux de notes funestes.


    – Un exemple de l’incroyable adéquation entre des décors dantesques et une photo monochromatique sidérante

    MARTYRS

    Dès lors, peu importe les à-coups déstabilisants d’un script piégeux, les impasses, les culs-de-sac ou même - offense d’ordinaire à peine pardonnable -cette irruption d’une photo de la mère du tueur censée expliquer son attitude. Les personnages ne tiennent qu’à une caractérisation archétypale, dont l’évolution est contrariée et malmenée par la toute-puissance sensorielle de leur descente aux enfers. Gordon Lam joue le flic torturé ultime et Hiroyuki Ikeuchi, après ses rôles dans le premier Ip Man et le Manhunt de John Woo, confirme son statut de salopard japonais préféré du cinéma hongkongais. Mais la performance la plus remarquable reste incontestablement celle de Liu Yase, dans un rôle périlleux de punchingball de l’antihéros puis de victime suppliciée par le tueur. L’intensité à fleur de peau de son incarnation, la précision de sa captation dans des cadres toujours plus complexes et évocateurs, jusqu’au déchaînement final, évitent soigneusement toute complaisance dans la représentation de ce puits de douleur sans fond. Toute la filmographie de Soi Cheang, dans ses multiples expérimentations, l’a mené vers cet accomplissement artistique d’une puissance d’autant plus sulfureuse au regard de son contexte. À compter de la rétrocession de 1997, la Chine devait laisser 50 ans de transition à Hong Kong pour intégrer le giron continental à son rythme. À mi-parcours, les répressions de contestations ou la gestion de la crise Covid trahissent une volonté de mise au pas à marche forcée, dont les conditions imposées à la production cinématographique locale se font inévitablement l’écho. Limbo est ce hurlement d’une société malmenée contre son gré, sans réelle échappatoire, mais qui ne se rendra pas sans se débattre de toutes ses forces. Même les allergiques à la lecture politique ne pourront s’empêcher d’être happés par ce tour de force phénoménal, à la lisière de l’horreur.

    - Interprétation : Gordon Lam, Mason Lee, Liu Yase…

    | Zhi chi. 2021. Hong Kong/Chine. Réalisation Soi Cheang. Sortie le 12 juillet 2023 (Kinovista).

    – Mad Movies #373

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    À l’occasion de la sortie sur Prime Vidéo de la relecture sérielle du Faux-semblants de David Cronenberg, voyons double et penchons-nous sur la figure des jumeaux. Mais plutôt que de revenir sur les films présents dans n’importe quel best of de la gémellité horrifique (du Faux-semblants précité à Basket Case en passant par le récent Goodnight Mommy), il nous a semblé plus opportun de nous attarder sur des titres plus méconnus ou pas assez célébrés. Mais attention aux spoilers !

    Honneur aux anciens, entamons ce voyage dans la gémellité horrifique du côté de la Hammer. Ultime chapitre de la trilogie Karnstein initiée avec The Vampire Lovers et La Soif du vampire, Les Sévices de Dracula (1971) – titre auquel on préférera l’original, Twins of Evil, vu que Dracula n’apparaît pas dans le film – met en scène deux sœurs jumelles bien plus vicieuses que les demoiselles de Rochefort.

    Habituées à une existence oisive dans la cité des Doges, Maria et Frieda, devenues orphelines, sont recueillies par leur oncle Gustav (Peter Cushing), un fanatique religieux qui brûle des jeunes filles suspectées de sorcellerie dans une petite ville autrichienne. Pas du tout disposée à vivre sous le joug d’un tonton puritain, Frieda plonge tête baissée dans la gueule du loup, à savoir celle de l’aristocrate libertin Karnstein, comte de son état. Elle ignore que celui-ci a scellé un pacte avec son ancêtre Carmilla, qui a fait de lui un nosferatu. Bien entendu, Frieda ne tarde pas à subir le même sort.

    Nanti d’une direction artistique qui en met plein la vue et d’une réalisation dynamique signée John Hough (La Maison des damnés), Twins of Evil vaut principalement pour son érotisme gothique (Coppola se souviendra des nuisettes transparentes dans son Dracula), avec en premier lieu la plastique de ses héroïnes incarnées par Mary et Madeleine Collinson, deux vraies jumelles venues de l’île de Malte dont le plus grand fait d’armes est d’avoir posé dans Playboy (aujourd’hui, on a droit à Marlène Schiappa…).

    Maria et Frieda ont beau être parfaitement identiques (ce qui sert de ressort dramatique à plusieurs reprises), elles sont d’un caractère très différent : là où Maria est sage, réservée et romantique (voir sa relation avec le jeune professeur joué par David Warbeck dix ans avant L’Au-delà), Frieda est rebelle, mystérieuse et impulsive, ce qui ne l’empêche pas d’adorer sa sœur et d’être torturée à l’idée que ses pulsions la poussent à la mordre.


    – Martin Potter et Judy Geeson dans Goodbye Gemini.

    D’un point de vue thématique, il s’agit là d’une des productions les plus riches de la Hammer : en effet, difficile de voir dans l’oncle et ses sbires le camp du Bien face à un comte certes décadent mais victime d’une malédiction familiale. Quant à Frieda, elle trouve une vraie liberté en rejoignant les rangs des vampires, au risque de mettre en danger la vie de Maria. Tout l’intérêt du film réside dans cette ambiguïté et dans ces trois personnages, bien plus que dans ceux de Maria et du professeur dont elle s’entiche, plus modérés et donc moins complexes.

    Également réalisé par un habitué de la Hammer (Alan Gibson, à qui l’on doit Dracula 73 et Dracula vit toujours à Londres), Goodbye Gemini (1970) va beaucoup plus loin dans l’aspect sexuel. Étudiants issus d’une famille très aisée, les jumeaux Jackie (Judy Geeson, L’Étrangleur de la place Rillington) et Julian (Martin Potter, Fellini Satyricon) débarquent à Londres et s’installent dans la maison où ils sont censés séjourner. Ou plutôt en prennent possession, puisqu’ils ont tôt fait de se débarrasser de leur propriétaire pour être tranquilles.

    On comprend très vite que sous leurs airs innocents, ni le frère ni la sœur ne sont très équilibrés. Jackie se promène partout avec un ours en peluche qui lui sert de confident et sa relation avec Julian dégage un fort parfum d’inceste, celui-ci ne lui cachant pas être sexuellement attiré par elle.

    En jouant les noctambules dans les clubs de la ville, ils font la connaissance de Clive (Alexis Kanner, le numéro 48 de la série Le Prisonnier), un mac criblé de dettes qui cherche à soutirer de l’argent aux jumeaux. Après l’avoir drogué, il emmène Julian dans un bordel et le prend en photo en train de se faire violer par deux travestis afin de le faire chanter. Mais on ne s’en prend pas impunément à des jumeaux psychopathes…


    – Daphne Zuniga dans Vœux sanglants.

    Goodbye Gemini prend pour toile de fond le Swinging London de la fin des sixties pour raconter une histoire d’amour méchamment tordue prenant place dans un milieu underground queer rarement décrit à l’époque. Cette modernité thématique se reflète dans une mise en scène stylisée riche en angles de caméra audacieux mis en valeur par la photographie du grand Geoffrey Unsworth (2001, l’odyssée de l’espace).

    Film étrange, plus suggestif que démonstratif – ce qui ne l’empêche pas de laisser une forte impression –, Goodbye Gemini est certes un peu daté mais reste un modèle de romantisme déviant.

    MEURTRES EN CASCADE

    Terrain de jeu idéal des twists improbables, le slasher s’empare avec délices de la figure des jumeaux. Dans Vœux sanglants (The Initiation, 1984), Kelly (Daphne Zuniga, La Mouche 2), amnésique depuis qu’elle a été blessée à la tête lorsqu’elle avait neuf ans, vient d’entrer à l’université et souffre de cauchemars récurrents où elle voit un homme brûler vif dans la maison de son enfance.

    Contre l’avis de ses parents, elle décide de se livrer à une expérience menée par un séduisant professeur (James Read, le pote de Patrick Swayze dans Nord et sud), laquelle est censée lui permettre de comprendre la signification de ce rêve. Entre deux séances, elle se prépare à effectuer avec quelques camarades un rituel d’initiation dans le but d’intégrer la sororité de sa fac. Ledit rituel consiste à pénétrer par effraction dans une sorte de Galeries Lafayette texan dont son père est propriétaire et à voler l’uniforme du veilleur de nuit.

    Pendant ce temps, à plusieurs kilomètres de là, l’infirmière en chef d’un asile est assassinée et des patients s’échappent. Ce n’est que le premier d’une série de meurtres dont le père et les amis de Kelly sont à leur tour victimes. À la fin de l’histoire, l’héroïne se retrouve face à l’auteur du massacre qui n’est autre que Terry, une sœur jumelle maléfique qu’elle n’a jamais connue puisqu’elle était enfermée dans l’asile.


    – Deborah Foreman dans Week-end de terreur.

    Seule qualité du film : il est littéralement impossible de voir venir ce twist sorti de nulle part puisque les raisons qui poussent Terry à dessouder tout le monde à l’aide d’un arsenal allant de l’outil de jardinage au harpon en passant par un arc sont assez nébuleuses. La scène où les sœurs se rencontrent enfin donne par ailleurs l’occasion à Daphne Zuniga de jouer la folie avec une étonnante économie de moyens : elle gesticule en écarquillant les yeux et en faisant des grimaces tout en s’esclaffant très fort. Effet comique garanti.

    Dans Week-end de terreur (April Fool’s Day, 1986), des étudiants sont invités à venir passer le spring break dans le manoir des parents de leur amie Muffy (Deborah Foreman, Waxwork) sur leur île privée. Mais l’affaire s’engage plutôt mal : à peine sont-ils arrivés qu’un des marins qui les accompagne lors de la traversée est grièvement blessé dans un accident.

    Une fois installés, ils sont victimes de quelques poissons d’avril imaginés par Muffy. Rien de bien méchant, jusqu’à ce que les invités commencent à être massacrés les uns après les autres et qu’on retrouve la tête de Muffy dans la cave. Comme dans Vœux sanglants, on apprend alors que Muffy a une jumelle prénommée Buffy (!) : échappée d’un asile, elle a tué tout le monde en se faisant passer pour sa sœur après avoir décapitée cette dernière.

    C’est du moins ce qu’on essaie de nous faire croire, puisque le film nous révèle que tout cela n’est qu’une énorme farce et la répétition générale d’une pièce de théâtre grand-guignol dont les participants ont été mis dans la confidence au fur et à mesure de leur prétendu trépas.

    Tous les codes du slasher étant respectés – voire carrément parodiés sans qu’on s’en rende compte –, la manipulation du spectateur est totale et fonctionne du tonnerre, soutenue par des « meurtres » bien sentis (mention à la victime pendue par les pieds qui se balance au bout d’une corde et ne peut échapper aux morsures d’un serpent) et le talent du réalisateur Fred Walton (Terreur sur la ligne) pour créer une atmosphère de plus en plus stressante, épaulé par un score au diapason signé Charles Bernstein.


    – Mark Soper dans Blood Rage.

    Passé complètement inaperçu en raison d’une sortie repoussée quatre ans durant alors que le slasher était en train de tourner de l’œil, Blood Rage de John Grissmer (1987) possède un point de départ stimulant : gamin, Terry a assassiné un adolescent et a laissé accuser son frère jumeau Todd, qui n’a pas supporté la pression et a sombré dans un état catatonique. Enfermé dans un asile depuis dix ans (c’est fou ce qu’il peut y avoir comme jumeaux dans ce genre d’établissements), ce dernier réussit à s’évader.

    Devenu entre-temps le fils chéri de leur maman (Louise Lasser, Mort sur le gril), Terry (Mark Soper, Côte ouest) y voit l’occasion rêvée pour recommencer à tuer puisque tout portera à croire que Todd (Mark Soper, Côte ouest, suivez un peu) est le coupable.

    Et il ne fait pas les choses à moitié, puisque Blood Rage aligne un bodycount impressionnant tandis que la mère des jumeaux perd peu à peu la raison. Sa relation avec Terry constitue d’ailleurs l’aspect le plus réussi du film, le jeune homme souffrant de toute évidence d’un sacré complexe d’Œdipe puisque voir sa maman avec des hommes (elle n’est ni très farouche ni très pudique) déclenche immanquablement chez lui des envies de meurtre.

    Il était déjà question de pulsions incestueuses et de gémellité dans Scalpel (False Face, 1977), le film précédent du réalisateur, où un chirurgien esthétique veuf et psychopathe (Robert Lansing, L’Empire des fourmis géantes) refait le visage d’une strip-teaseuse défigurée par son mac pour qu’elle ressemble à sa propre fille (Judith Chapman, Les Feux de l’amour). Celle-ci a en effet fui sa maison après que son père l’a surprise en train de faire l’amour avec son petit ami et a tué ce dernier.


    – Judith Chapman dans Scalpel.

    S’il n’est pas question ici de vraies sœurs jumelles, il n’empêche que le docteur enseigne à sa protégée tout ce qu’il peut pour qu’elle devienne la copie conforme de son enfant, non seulement dans le but de toucher une part de l’héritage destiné à la jeune femme, mais aussi de la mettre dans son lit pour enfin vivre son fantasme pervers.

    Son plan se déroule comme prévu jusqu’à ce que sa vraie fille refasse surface… Si Blood Rage reste plaisant à suivre, mais arrive un peu après la bataille et ne s’anime vraiment que lors des meurtres, Scalpel n’a rien à envier aux giallos de machination les plus tordus du bis italien ; il est donc fort regrettable que la carrière de John Grissmer se soit résumée à ces deux films et qu’il se soit tourné vers l’enseignement.

    Quant à Bo et Vincent, les jumeaux de La Maison de cire (House of Wax, 2005), ce sont des siamois qui ont été séparés à la naissance, l’opération laissant Vincent affreusement défiguré. Pourtant, le plus sadique des deux est Bo, qui a gardé une apparence normale et manipule son frère pour l’aider à remplir le musée qu’ils ont hérité de leur mère avec des cadavres de touristes plongés dans la cire. Dans la dernière scène, on comprend que les jumeaux étaient en fait des triplés. Premier film de l’honorable artisan Jaume Collet-Serra, La Maison de cire est aussi son meilleur.

    TWISTED SISTERS

    American Mary (2012) a beau ne pas être centré sur la gémellité, ce récit de body horror – qui ressemble à ce qu’aurait pu donner un épisode de Nip/Tuck réalisé par Clive Barker – mérite amplement sa place dans cette liste. En effet, l’étudiante en médecine héroïne du film (Katharine Isabelle, Ginger Snaps) pratique des opérations de chirurgie plastique illégales pour arriver à payer son loyer.


    – Brian Van Holt dans La Maison de cire (2005).

    Elle opère par exemple l’amie d’une strip-teaseuse qui a modifié son apparence pour ressembler à Betty Boop (avec un résultat assez terrifiant) et souhaite qu’on lui retire les seins, ses organes génitaux et qu’on lui couse l’utérus pour ressembler à une poupée Barbie.

    Parmi ses patients, on trouve également deux jumelles gothiques qui se promènent avec des cavités creusées dans la chair et des dents limées. Venues de Berlin, elles souhaitent qu’on les ampute du bras gauche afin d’être collées l’une à l’autre. Un double rôle qui a ceci de particulier d’être interprété par les réalisatrices du film, les sœurs Jen et Sylvia Soska, à qui l’on doit le récent Rage, remake du film de David Cronenberg.

    De son côté, Ryan Murphy semble avoir un faible pour les jumeaux, comme en attestent plusieurs saisons de la série American Horror Story. Dans la première, Murder House, ce sont deux frères, Troy et Brian, qui s’introduisent dans la maison maudite : assassinés par Infantata, le bébé mort-vivant qui occupe les lieux, ils deviennent des fantômes condamnés à errer dans la demeure et à faire peur à ceux qui la visitent ou s’y installent – un peu comme des versions masculines des jumelles Grady de Shining.

    À la fin de la saison, Connie Britton donne naissance à des jumeaux mais seul l’un des deux survit (et deviendra l’Antéchrist). Dans la saison 4, Freakshow, Dot et Bette (Sarah Paulson) sont des siamoises avec deux têtes et un seul corps kidnappées par le psychopathe Dandy, ravi d’avoir sous la main deux filles pour le prix d’une…


    – Lisa et Louise Burns se préparent pour une prise durant le tournage de Shining.

    DEAD OR ALIVE

    Dans la famille des jumeaux imaginaires mais pas complètement, La Part des ténèbres (The Dark Half, 1993) mérite mieux que sa réputation peu flatteuse.

    Thad Beaumont est un romancier qui ne connaît le succès que lorsqu’il écrit des romans d’horreur sous le pseudonyme de George Stark. Prisonnier de cet auteur imaginaire qui lui pèse, il décide de faire croire à sa mort, mais Stark se manifeste sous une forme physique identique à celle de Thad et assassine plusieurs personnes de son entourage.

    Suspecté des meurtres suite aux relevés d’empreintes effectués par la police, Thad apprend que Stark n’est pas qu’une invention puisqu’il s’agit de son frère jumeau parasite, mort lorsque sa mère a accouché et ressuscité par ses romans. Mais l’état de Stark se dégrade et le seul moyen pour lui de ne pas retourner au néant est de forcer Thad à écrive un livre le décrivant comme un être réel.

    Après une lutte à mort entre les jumeaux, Stark sera emporté par une nuée d’oiseaux psychopompes, des créatures issues de la mythologie qui viennent chercher les âmes de ceux dont l’existence défie l’ordre naturel.

    Sans être un sommet de l’œuvre de George Romero – et loin de valoir le roman de Stephen King dont il est tiré –, le film bénéficie d’une ambiance parfois glaçante, de l’interprétation habitée de Timothy Hutton et d’une des musiques les plus incantatoires de Christopher Young.

    Un peu oublié dans la filmo de Brian De Palma car occulté par ses réussites ultérieures, Sœurs de sang (Sisters, 1972) reste pourtant difficile à surpasser dans le sous-genre qui nous occupe.


    – Timothy Hutton dans La Part des ténèbres.

    Jeune mannequin douce et séduisante, Danielle Breton (Margot Kidder) ramène chez elle un homme qu’elle poignarde après une nuit d’amour. Témoin de la scène depuis sa fenêtre, sa voisine journaliste avertit la police mais le corps reste introuvable.

    En menant son enquête, elle découvre que Danielle avait une sœur siamoise, Dominique, morte lors d’une opération de séparation qui a mal tourné. En faisant revivre sa jumelle, Danielle trouve le moyen de concentrer sa part d’ombre – sa défunte sœur, donc – et de l’exorciser en tuant, même si elle ne garde aucun souvenir du meurtre puisqu’elle ne pense pas l’avoir commis.

    Le récit ne dit jamais vraiment si l’héroïne souffre d’un trauma schizophrénique ou si Dominique est vraiment un être maléfique qui a infecté Danielle. C’est ce qui fait toute la force de ce thriller furieusement hitchcockien où le génie du cinéaste explose dans chaque scène impliquant Margot Kidder, la future Lois Lane livrant une performance inoubliable, à la fois émouvante et malsaine.

    La frénésie gothique de la musique de Bernard Herrmann achève de faire de Sœurs de sang une pièce maîtresse du genre, forte d’un twist qui peut paraître aujourd’hui très prévisible, mais qui produisit un effet tétanisant à l’époque.

    En 2006, Douglas Buck livrera avec Sisters une relecture finalement plus proche de la body horror chère à Cronenberg que du film de De Palma, pour un résultat moyennement convaincant en raison d’une mise en scène sans relief et d’un casting aux fraises.

    EVIL BRO

    Mais le film le plus mémorable ayant trait au côté obscur de la gémellité reste sans aucun doute L’Autre (The Other, 1972), sur lequel il convient de s’attarder quelque peu.

    Produit et adapté par l’auteur Tom Tryon de son propre roman et réalisé par Robert Mulligan (Du silence et des ombres), le film se passe dans l’Amérique rurale des années 1930 et s’intéresse à des frères jumeaux âgés de dix ans, Niles et Holland (Chris et Martin Udvarnoky), qui vivent dans une ferme du Connecticut.

    Depuis la mort de leur père dans un mystérieux accident, leur mère (Diana Muldaur, Star Trek : la nouvelle génération) a sombré dans la dépression et ne quitte plus sa chambre, tandis que leur grande sœur Torrie (Jenny Sullivan, V) est allée habiter un peu plus loin avec son mari (John Ritter).


    – Margot Kidder en double dans Sœurs de sang.

    Si leur oncle est venu prendre la direction de la ferme familiale, c’est de leur grand-mère Ada (Uta Hagen, Ces garçons qui venaient du Brésil) que les jumeaux sont les plus proches. En particulier Niles, à qui la vieille dame a enseigné un « jeu » qui, selon elle, est une tradition familiale. Celui-ci consiste à se concentrer pour faire un voyage astral dans le corps d’autres créatures vivantes.

    Interdits de séjour dans la cave où leur père a trouvé la mort, les jumeaux tentent pourtant d’aller y jouer, mais leur cousin Russell les surprend et menace de les dénoncer. Holland cache alors une fourche dans une botte de foin et Russell finit empalé sous les yeux horrifiés de Niles, qui n’ose pas trahir son frère. Mais Holland ne va pas s’arrêter en si bon chemin…

    Inondé par une atmosphère solaire de romantisme gothique que magnifie la photographie du grand Robert Surtees (qui retrouve ici le chatoiement pastoral de L’Arbre de vie), porté par un score à la fois bucolique et anxiogène de Jerry Goldsmith, L’Autre réussit l’exploit d’être à la fois un thriller psychologique asphyxiant et un film d’horreur pur et dur riche en symboles : l’animal dans lequel Niles projette son esprit est un corbeau et donc un charognard, le garçon se retrouve piégé parmi les freaks d’une fête foraine, le blason familial représente un oiseau de proie…

    Autant de signaux qui se doublent d’éléments issus du conte de fées : ainsi, il est question d’une bague maudite, Ada est montrée comme une bonne fée aveugle au Mal qu’elle a sous les yeux et la mère des jumeaux comme une princesse évanescente prisonnière d’un donjon.

    D’abord langoureux et rassurant, le rythme du film ne cesse de se resserrer et son découpage de s’assécher, jusqu’à créer une sensation d’urgence et de peur panique. Celle-ci culmine dans un twist que Mulligan révèle dans un mouvement de caméra presque sensuel, dont la volupté tranche avec le reste de la mise en scène, mais qui fait écho au seul autre moment du récit où le cinéaste joue sur l’élégance formelle, à savoir une séquence de vol astral dont le lyrisme donne le vertige.

    Au-delà de sa formidable réussite esthétique, L’Autre peut aussi se voir comme un film jumeau de Psychose et annonce à bien des égards La Malédiction. Productrice du film, la Fox confiera d’ailleurs la musique du chef-d’œuvre satanique de Richard Donner à Goldsmith. Mais le rapport entre l’enfance et le Mal reste beaucoup plus subtil dans L’Autre, grâce à une approche plus psychanalytique que purement fantastique.


    – Chris Udvarnoky, l’un des deux jumeaux du troublant L’Autre.

    Le film doit aussi forcément beaucoup à Tom Tryon. Ancien acteur, celui-ci n’a jamais caché son goût pour les marginaux et a fait son coming-out après un mariage raté, à une époque où la pratique n’était pas vue d’un très bon œil à Hollywood. Il continuera de signer des romans d’épouvante dont les thématiques en disent long sur la personnalité torturée du bonhomme.

    Il est d’ailleurs permis de voir dans le voyage astral effectué par Niles une métaphore du travail d’acteur effectué par Tryon avant qu’il ne s’oriente vers l’écriture, et de deviner les angoisses que ce refoulement provoquait chez lui.

    Professeur d’art dramatique de Tryon, Sanford Meisner lui enseigna d’ailleurs une méthode consistant à sortir de soi-même en utilisant son imagination. Exactement comme Niles qui, guidé par Ada, projette son énergie dans quelqu’un d’autre. Ce qui lui permet en réalité de plonger en lui-même et de trouver des choses enfouies qu’il ne peut atteindre lorsqu’il est « éveillé », et donc conscient de son propre corps.

    Le danger réside alors dans le fait de mélanger sa personnalité avec celle de son hôte, au risque de perdre son identité alors qu’elle est à peine forgée – l’absence du père n’aidant pas le jeune garçon à « devenir un homme ». À ce titre, L’Autre est autant un film sur le deuil que sur la gémellité ou la schizophrénie.

    On loue d’ailleurs plus souvent la sensibilité de Mulligan que ses qualités de metteur en scène, alors que c’était un cinéaste admirable. Il suffit de voir avec quelle aisance il parvient à ne jamais inclure Niles et Holland dans le même plan tout en donnant l’impression qu’ils sont toujours filmés ensemble – un véritable tour de magie opéré par la grâce d’un montage à la fluidité invisible mais bluffante.

    L’Autre est un cauchemar minéral obsédant qui éclipse la plupart des films d’épouvante et donne l’impression de voir du Stephen King adapté par le Vincente Minnelli de Celui par qui le scandale arrive, à ceci près que l’époque où se déroule le film (la Grande Dépression) ne semble avoir nulle prise sur les événements, comme si la ferme des jumeaux se situait dans une forme de dimension parallèle. Une impression tenace, qui rend L’Autre à la fois insaisissable et envoûtant, séducteur et maléfique. Voilà un film qui possède le charme du Diable.

    FAUX-SEMBLANTS LA SÉRIE

    Nouvelle adaptation du roman ayant inspiré le chef-d’œuvre de David Cronenberg, cette série produite par Prime Vidéo et chapeautée par Alice Birch (The Wonder) choisit le gender swap pour livrer un propos féministe axé sur la maternité, là où le film était basé sur l’autodestruction des jumeaux Elliot et Beverly Mantle et leur exploration du corps des femmes.

    Les frères deviennent donc des sœurs gynécologues qui cherchent à faire avancer la science dans le domaine de l’accouchement et de la ménopause, et qui concluent un pacte avec une milliardaire cupide pour ouvrir leur labo. L’une de leurs idées les plus intéressantes est de retirer des tissus de l’utérus de jeunes femmes pour ensuite leur regreffer à l’âge de 40 ans, afin qu’elles puissent enfanter sans problème et retrouver une libido de lolita. Malheureusement, cet aspect n’est jamais développé, pas plus que d’autres pistes narratives qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues.

    Le récit, où tous les hommes sont soit des lâches, soit des faibles, soit des porcs, préfère se concentrer sur la relation entre Beverly, introvertie, douce et studieuse, et Elliot, toxico, vulgaire, rebelle et un brin nympho. Comme chez Cronenberg, une actrice vient se mettre entre les jumelles et mettre en péril leur existence fusionnelle.

    Confiée à Sean The Nest Durkin (également producteur) ou encore Karyn Jennifer’s Body Kusama, la mise en scène ne décolle jamais et patauge dans des tunnels de dialogues censés choquer le bourgeois, tandis que Rachel Weisz surjoue Elliot et sous-joue Beverly avec une absence de nuances assez sidérante.

    Mieux vaut donc se replonger dans l’atmosphère funèbre et asphyxiante du Cronenberg et revoir la fabuleuse interprétation de Jeremy Irons plutôt que s’infliger cette nouvelle version mécanique et désincarnée, qui donne l’impression qu’Alex Garland et Yorgos Lanthimos ont accouché d’un prématuré conçu un soir de cuite.

    –Par Cédric Delelée.
    – Merci à Maeva Corbel.
    – Mad Movies #372

  • Le parc Harry Potter va ouvrir ses portes au Japon

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    Merci !!

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    Dispo 😉

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    Très attaché au fantastique et à l’horreur (on l’a vu au générique de La Cité des monstres d’Alex Winter et Tom Stern, La Nuit de l’épouvantail de Jeff Burr ou encore Uncle Sam de William Lustig), Bob Murawski a monté la plupart des films les plus emblématiques de Sam Raimi depuis L’Armée des ténèbres. Également connu pour son travail sur Chasse à l’homme de John Woo ou Démineurs de Kathryn Bigelow. Nous l’avons soumis à l’exercice de l’interview carrière…

    Vous êtes un vrai fan de cinéma d’horreur, n’est-ce pas ?

    Oui, je l’ai toujours été. J’ai grandi en lisant des magazines comme Famous Monsters ou plus tard Fangoria. L’horreur est mon genre préféré et à l’adolescence, je ne regardais que ça. Quand je suis devenu monteur, j’ai eu la chance de participer à des projets très cool. J’ai été engagé sur pas mal de petits budgets à mon arrivée à Los Angeles, mais le premier gros film sur lequel j’ai travaillé, c’est Darkman de Sam Raimi.

    J’avais vu Evil Dead à l’université, le jour de sa sortie, quand j’étais au lycée dans le Michigan. Plus tard, j’ai ouvert mon propre ciné-club à la fac et on a organisé une projection du film en 16 mm. On a eu beaucoup de succès car Evil Dead avait été produit par des étudiants de Michigan State University. J’étais donc un énorme fan du premier opus, mais beaucoup moins du second. (rires) Je mourais quand même d’envie de rencontrer Sam.

    L’un de mes potes d’université avait bossé avec lui sur Evil Dead 2 et il a été engagé sur Darkman en tant que premier assistant-monteur. Il m’a fait venir sur le projet car ils avaient besoin de trouver des stock-shots pour les séquences où le héros est emporté par une rage incontrôlable. Vous savez, ces moments où on entre dans ses yeux, il y a des explosions, des éclairs et plein d’images très bizarres. J’ai monté toutes ces scènes.

    Au début de L’Armée des ténèbres, une musique évoque Les Nerfs à vif de Bernard Herrmann. Avez-vous utilisé ce thème dans la piste temporaire ?

    Je vois de quoi vous voulez parler. Je crois en effet qu’on a utilisé ce morceau. Globalement, il y avait beaucoup de Bernard Herrmann, de Jerry Goldsmith, de John Williams et même d’Ennio Morricone dans la piste temporaire. J’ai passé beaucoup de temps sur ce temp score et c’était d’ailleurs assez difficile à gérer à l’époque de la pellicule. Tout était sur la même piste : les dialogues, les bruitages et la musique.

    La première version ne comportait que du dialogue et il fallait ajouter des éléments au fur et à mesure. Je me souviens que j’avais aussi utilisé des extraits de Hellraiser et Hellraiser 2 de Christopher Young (emprunts évidents dans la scène du cimetière – NDR). Des années plus tard, quand on a eu besoin de trouver un compositeur pour Intuitions, j’ai dit à Sam : « Eh, tu te souviens de la musique géniale qu’on avait dans L’Armée des ténèbres ? C’était de Christopher Young. On devrait l’appeler. ».

    On a collaboré avec lui à de nombreuses reprises après ça. Chris est l’un des meilleurs compositeurs en activité à Hollywood, c’est un grand artiste ; c’est dommage qu’on l’entende de plus en plus rarement.

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    – Bruce Campbell dans L’Armée des ténèbres.

    Chris Young nous a envoyé des extraits des sessions de travail de Jusqu’en enfer et c’est absolument passionnant à écouter.

    Jusqu’en enfer était un projet très cool et son score est fabuleux. La scène du parking a demandé beaucoup de travail : Sam l’a story-boardée méticuleusement et j’ai utilisé beaucoup de Morricone sur le temp score. Chris a composé un thème principal dantesque basé sur le violon tzigane.

    Il s’est quand même fâché après moi quand il a vu la scène du parking… Pour ce moment où l’héroïne essaie d’attraper le levier de vitesses afin d’envoyer la voiture s’écraser contre le mur, il avait créé un morceau très élaboré. Sam et moi demandons toujours aux compositeurs des pistes séparées, une pour les cordes, une pour les cuivres, une pour les bois, une pour les percussions, afin d’avoir un peu plus de contrôle et de latitude au mixage. Si un effet sonore s’intègre mal, on peut baisser le volume des cuivres ou des cordes.

    La bande sonore de cette scène était très chargée, j’ai donc décidé d’utiliser uniquement une ligne de basses isolée que je trouvais super cool ! (rires) Ç’a été très frustrant pour Chris, mais ça fonctionnait beaucoup mieux comme ça. Dans les années 90, on aurait dû enlever toute la musique. Aujourd’hui, au moins, on peut en garder une partie…

    J’ai essayé de faire travailler Chris sur beaucoup de films, y compris sur Kong: Skull Island, où j’ai été engagé comme monteur additionnel, ou encore Godzilla II roi des monstres. Chris a rencontré chacun des deux réalisateurs, il a proposé des idées formidables, et pour une raison qui m’échappe, ils ne l’ont pas pris. Ces cinéastes plus jeunes sont attirés par d’autres styles.

    Regarder Chris travailler avec un orchestre, c’est quelque chose de fascinant. S’il est confronté à un problème, il va par exemple suggérer de remplacer le cor par une clarinette pour rendre la mélodie plus douce. Il a toujours des solutions immédiates. Et franchement, j’adore ses mélodies.

    C’est un art en voie de disparition, car les jeunes compositeurs ne composent plus de mélodies. Les scores sont de plus en plus atonaux, ils finissent même par se rapprocher du sound design.

    Ça me rappelle mon expérience sur Démineurs. J’avais essayé d’amener Chris avec moi, mais Kathryn Bigelow a préféré engager Marco Beltrami. Il est plutôt doué, mais son score ressemblait vraiment à du sound design. L’approche de Chris aurait été très différente.

    Vous avez travaillé avec John Woo sur Chasse à l’homme, produit par Sam Raimi et Rob Tapert.

    Sam et Rob ont développé le projet avec le scénariste Chuck Pfarrer, qui avait travaillé sur Darkman.

    Ce sont eux qui ont eu l’idée d’engager John Woo à la réalisation. Contrairement à ce que prétendent les rumeurs, Sam n’a jamais été envoyé sur le tournage pour surveiller John.

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    – Alison Lohman et Lorna Raver dans Jusqu’en enfer.

    Comment aviez-vous découvert le cinéma de Woo ?

    J’avais vu Le Syndicat du crime 1 et 2 des années plus tôt. C’est Quentin Tarantino qui me les avait montrés, quand on traînait pas mal ensemble. Ensuite j’ai découvert Une balle dans la tête par moi-même.

    The Killer a eu droit à une sortie en salles et je suis allé le voir plusieurs fois. J’étais un énorme fan de John et je n’aurais jamais imaginé pouvoir travailler avec lui un jour. Sam et Rob ont exaucé mon rêve avec Chasse à l’homme.

    Avez-vous assisté au tournage ?

    Oui, j’étais tout le temps à La Nouvelle-Orléans. Nous avions installé une salle de projection dans notre hôtel pour regarder les rushes chaque soir. C’était époustouflant. Sur Chasse à l’homme, Sam avait convaincu John d’utiliser des story-boards, ce qu’il n’avait jamais vraiment fait auparavant. Il a engagé un artiste du nom de Doug Lefler, qui avait déjà participé à Darkman et L’Armée des ténèbres.

    Je tiens à préciser que John est très bon pour filmer à plusieurs caméras. Il est capable de filmer des séquences très élaborées sous différents angles, d’une manière que je n’avais encore jamais vue ailleurs. Chaque axe est traité comme une caméra A, que ce soit au niveau du placement, du blocage ou de la chorégraphie. Ces caméras bougent en même temps, avec deux ou trois équipes séparées.

    John faisait toujours attention à pouvoir couper facilement de l’une à l’autre, et il faisait en sorte qu’une caméra n’entre jamais dans le champ de l’autre. On a aussi eu la chance d’avoir Russell Carpenter comme directeur de la photographie, qui a ensuite tourné True Lies et Titanic.

    Que s’est-il passé exactement entre John Woo et le studio ?

    Les influences principales de John sont Sam Peckinpah et Martin Scorsese, c’est-à-dire des cinéastes américains. Ses effets de ralentis viennent directement de La Horde sauvage ! Je n’ai pas eu de mal à m’adapter à ça car je connaissais bien son œuvre.

    Malheureusement, le studio a perçu ça comme un style hongkongais et ils ont utilisé cet argument contre nous. Ils disaient que le public américain n’allait pas aimer ces effets typiques du cinéma de Hong Kong et qu’il fallait enlever les ralentis et les fondus. C’était tellement raciste et ignorant de leur part !

    Une version pirate s’échange depuis des années sous le manteau et elle est beaucoup plus longue et violente.

    Quelqu’un l’a volée sur ma table de montage.

    Je vous confirme que cette version est beaucoup plus représentative de ce qu’on voulait faire avec Chasse à l’homme. Ce n’était en aucun cas un director’s cut, mais c’était meilleur que la version finalement sortie en salles. Le studio et Jean-Claude Van Damme nous ont mis des bâtons dans les roues et se sont ligués contre John.

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    – Jean-Claude Van Damme en mode balayette dans Chasse à l’homme de John Woo.

    Van Damme également ?

    Il voulait que Chasse à l’homme soit un carton.

    Il prétendait être un fan de John Woo mais quand il a entendu les exécutifs dire que les Américains n’aimeraient pas ce style, il est devenu leur allié. Il a insisté pour qu’on fasse quelque chose de plus générique et standardisé. Et bien sûr, il voulait plus de plans de lui dans le film et plus de coups de pied. Il se croyait encore dans une production Cannon.

    À un moment, le studio a pris les commandes et ils ont commencé à éliminer tout ce que John aimait – par exemple, Lance Henriksen en train de jouer du piano. JCVD allait voir toutes les projections-tests et dès que le public appréciait quelque chose qui n’était pas lié à son personnage, il nous demandait de le supprimer. Des scènes avec Lance ou Wilford Brimley ont été raccourcies pour cette raison.

    Il manquait tellement de confiance en lui et il avait un tel ego, c’était dingue. Il en est devenu méchant et manipulateur, et ça a fini par ruiner le film.

    Quel dommage !

    Oui, surtout pour John Woo, dont c’était la première expérience hollywoodienne. La violence a aussi posé problème, car on n’arrivait pas à obtenir un R.

    La MPAA nous collait un NC-17 à chaque fois qu’on passait devant la commission. La première fois, il a fallu que je coupe les plans sanglants, qui n’étaient pourtant pas excessifs. Ensuite, il a fallu que je réduise le nombre d’impacts de balles et de coups de feu. J’ai même dû couper des muzzle flashes (la lumière qui apparaît au bout du canon d’une arme à feu au moment du tir – NDR) pour enfin avoir un R.

    On a dû faire huit allers-retours avec la MPAA. John ne comprenait pas tout ce cirque. J’essayais de lui expliquer qu’on devait faire les coupes nous-mêmes, afin qu’elles soient un minimum cohérentes et il s’agaçait contre moi. Si Universal avait pris les commandes, le film aurait été encore plus massacré. Toute la postproduction de Chasse à l’homme a été horrible.

    Parlons de quelque chose de plus positif, alors. La séquence du train de Spider-Man 2 est probablement l’une des meilleures scènes d’action jamais conçues.

    Merci beaucoup ! Ce fut un sacré défi. On a démarré le tournage par cette scène, avant le début officiel des prises de vues. Sam m’a fait venir dès la préproduction pour que je travaille sur les prévisualisations, les story-boards et les animatiques.

    La scène a progressivement pris de l’ampleur à partir de là. Nous avons filmé des arrière-plans à Chicago – oui, l’action est censée se dérouler New York, mais la plupart des immeubles que vous voyez à l’écran sont de Chicago.

    Sur tous les films que nous avons faits ensemble, aucune séquence n’a demandé autant de travail que celle-ci. Beaucoup d’équipes filmaient des petits bouts en parallèle et on améliorait la chorégraphie en permanence. On a dû tout planifier avec le plus grand soin et trouver des solutions pour les nombreux effets.

    Sam avait déjà créé un story-board avant mon arrivée. Je crois que le budget de la scène était de 8 millions de dollars, mais le devis du story-board est sorti à 15 millions ! Il m’a demandé de revoir le déroulement afin de réduire les coûts.

    Il fallait créer un moment tout aussi génial, mais un peu plus court. Des pans entiers de la mise en scène ont été remplacés par un ou deux plans. Au final, ce processus de révision nous a permis de donner à ce passage beaucoup plus de fluidité.

    Pour le temp score, j’ai utilisé une longue piste de Minority Report de John Williams. J’adore Williams pour ça : il a écrit énormément de morceaux très longs qui conviennent parfaitement quand on monte une scène d’action. Il y en a d’excellents dans la prélogie Star Wars.

    Je peux découper ces suites et les adapter à ma séquence tout en profitant des micro-événements et des montées en puissance qu’il dispense tout au long de sa partition. Il y a donc plusieurs climax, plusieurs rebondissements… C’est idéal.

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    – La monumentale scène du métro aérien de Spider-Man 2.

    Il existe une version longue de Spider-Man 2, appelée Spider-Man 2.1, qui n’est guère convaincante…

    Je suis d’accord avec vous, je n’aime pas beaucoup cette version 2.1, et Sam non plus d’ailleurs. C’était l’idée du studio. Spider-Man avait été un tel succès qu’ils sont venus nous voir. Tout le monde était super content et ils voulaient offrir aux fans quelques scènes supplémentaires. Sam a accepté de remettre quelques trucs dans la narration. Qu’est-ce que vous n’avez pas aimé, exactement ?

    Juste un exemple : au milieu de la scène du train, le combat entre Spidey et Doc Ock a été rallongé. Cela déséquilibre totalement l’ensemble et c’est même assez redondant.

    Je pense la même chose. À l’origine, on avait coupé ça parce qu’on ne pouvait pas se le payer. Les effets visuels coûtaient très cher. En définitive, plus c’est court, mieux c’est. J’étais content de supprimer ces quelques plans, ça améliorait la scène.

    Quand le studio est revenu nous voir pour la sortie vidéo, ils ont décidé de payer pour les effets visuels manquants. On a aussi mis une séquence alternative dans l’ascenseur, qui est à la fois plus longue et moins drôle. On a également rallongé la scène de Bruce Campbell, mais ça fonctionne moins bien.

    Il y a une raison pour laquelle ça ne fonctionne pas. Spider-Man 1 et 2 sont très pertinents en termes de structure : les personnages semblent pris dans une gigantesque toile narrative. Comme le héros, le récit se balance constamment d’un enjeu à l’autre. À ce titre, une scène du premier film est fascinante. Quand Peter, juste après avoir croisé Mary Jane, retourne dans l’appartement qu’il partage avec Harry, chaque plan se concentre sur une idée, une émotion, un enjeu ou un thème bien précis. Le récit s’enrichit à chaque nouvelle coupe de montage. Même la scène d’action qui suit, lorsque Spider-Man se prend pour la première fois en photo, n’est qu’une transition qui mène le spectateur vers J. Jonah Jameson.

    Je suis comme vous, j’adore cette séquence et sa concision narrative. Je ne sais même pas s’il y avait des plans supplémentaires qu’on aurait coupés en cours de route. Honnêtement, cette scène doit beaucoup au scénario, plus particulièrement au travail de réécriture d’Alvin Sargent.

    Alvin sait ce qui importe au niveau de la dramaturgie et il sait maximiser l’émotion et le dynamisme de chaque moment. C’est quelqu’un de très humain. Sa contribution au script de l’original, et bien sûr à celui du second, est considérable.

    Il y a une scène très similaire au début de Spider-Man 2 : l’anniversaire de Peter chez Tante May. Encore une fois, chaque plan correspond à un enjeu précis. Dans la version 2.1, la séquence est plus longue et beaucoup moins fluide. L’équilibre n’est plus là.

    Voilà ! En regardant la scène à l’origine, j’avais suggéré des coupes car je considérais qu’on pouvait se passer de certaines informations redondantes. Il faut savoir rester concis. J’ai appris mon métier en analysant les films de Don Siegel, où l’efficacité prime avant tout. Il doit y avoir une raison pour chaque plan. Certains films sont trop écrits, parfois les acteurs improvisent et ajoutent des répliques inutiles…

    On me demande ensuite pourquoi je n’ai pas gardé ça, et je réponds : « Parce que la scène était finie. ».

    Le problème avec beaucoup de films récents, c’est qu’ils sont beaucoup trop longs, beaucoup trop autosatisfaits… Maintenant, n’importe quel film dure deux heures et demie, et ça me rend complètement dingue.

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    – Bob Murawski, Stan Lee et Sam Raimi tissent leur toile.

    Cela donne toute sa valeur au « climax » de Spider-Man 2, qui ne repose pas sur le spectacle, mais sur le drame. Au montage, il y a un enchaînement bouleversant qui, en quatre plans, permet aux deux enjeux principaux du film – la relation entre Peter et Doc Ock et la love story entre Peter et MJ – d’avoir une vraie résolution.

    Le crédit ne me revient pas entièrement, car Sam a vraiment filmé ça d’une certaine manière. On ne parle pas assez de son talent de réalisateur dramatique. Son amour pour les idées visuelles complètement folles, les mouvements de caméra expérimentaux et l’horreur est connu de tous, mais il est vraiment très bon dans le registre de l’émotion. Il sait quand utiliser un travelling avant, il sait choisir ses focales en fonction des enjeux…

    Pour le moment où Alfred Molina devait se tourner, Sam était très attentif au timing de ses mouvements par rapport à la position de la dolly. Ce niveau de timing est assez incroyable.

    Quand on l’observe au travail sur le plateau et quand on regarde les rushes, on le voit chercher prise après prise la synchronisation idéale entre le mouvement de l’acteur et celui de la caméra.Parfois, ça arrive spontanément, mais la plupart du temps, ça demande beaucoup d’effort, de précision et de préparation. Il faut que le focus soit fait au bon moment, aussi. Il arrive que le mouvement soit bon, mais pas le focus. On est d’ailleurs amenés à se disputer dans ces cas-là : Sam peut préférer avoir un focus parfait là où ça me serait complètement égal, ou vice versa.

    Mon boulot, au fond, est de m’assurer que les meilleures prises seront utilisées dans le film. C’est pour ça que mon expérience sur L’Armée des ténèbres a été si frustrante : il avait décidé de sélectionner une petite quantité de prises dès le début et de limiter mon champ d’action. Je devais travailler à partir de bobines présélectionnées et non à partir de l’ensemble des rushes.

    J’aurais adoré pouvoir tout éplucher, car quand on monte un film, il ne fonctionne pas forcément comme on l’avait imaginé à l’étape des story-boards. Les prises de vues devraient dicter le montage, pas les story-boards. Aujourd’hui, Sam voit les story-boards comme un outil prévisionnel, mais il est capable de les jeter à la poubelle si une meilleure idée lui vient pendant le tournage.

    Pour reprendre l’exemple de la scène d’anniversaire de Spider-Man 2, si on décide de supprimer une ou deux lignes de dialogues, la dynamique va changer dans l’enchaînement des plans. On va être amené à utiliser un gros plan plutôt qu’un plan large à un moment, ou quelque chose comme ça.

    C’est un processus en constante évolution et il ne faut pas hésiter à revenir aux rushes à la fin du processus, car on pourrait avoir oublié l’existence de tel ou tel plan.

    Quelques mois avant la sortie de Spider-Man 3, Sony a montré à la presse une bande promo comportant des séquences légèrement différentes. Celle où Peter se réveille dans son costume noir incluait un effet de « spider-sense » – le seul du film – et la caméra fonçait à travers la ville jusqu’à Sandman en train de cambrioler une banque…

    Ce que vous avez vu dans le film correspond au scénario, mais la question est de savoir qui a vraiment pesé sur l’écriture de ce scénario. Le département marketing a peut-être ajouté la scène du spider-sense pour raccourcir l’extrait. Un effet de spider-sense avait effectivement été prévisualisé avant que le script ne soit terminé, mais ensuite, le passage chez le Dr Connors a été ajouté.

    Il y avait tellement de cuisiniers sur Spider-Man 3, tellement de gens qui imposaient des idées sur l’histoire, que le film est devenu très alambiqué. Sur le premier opus, nous pensions que le studio allait mettre son nez partout, car c’était le premier blockbuster de Sam.

    Pour avoir vécu un calvaire sur Darkman, on a été très surpris. Sam a eu une liberté totale, ce qui est franchement étrange. Il a pitché son concept, il a prouvé son amour pour le personnage… À un moment, ils ont résisté à l’idée d’engager Tobey Maguire. Ils voulaient quelqu’un de plus beau, comme Heath Ledger ou Wes Bentley, le gars d’American Beauty. Sam a refusé, il a dit qu’il voulait un nerd, un type normal.

    Il a tourné un screen-test pendant une nuit entière, prouvant que Tobey était aussi à l’aise dans le drame et la romance que dans l’action. Sam lui a même demandé d’arracher sa chemise pour se battre. Une fois Tobey embauché, Sam a pu faire ce qu’il voulait. Spider-Man a été un succès gigantesque, c’est même le premier film à avoir dépassé les 100 millions de dollars de recettes durant son week-end de sortie.

    Sam a été encore plus libre sur Spider-Man 2, qui a reçu de meilleures critiques que l’original. Sur le troisième, tout le monde a commencé à s’approprier le succès des épisodes précédents. Dès lors, chacun voulait être impliqué dans le processus créatif dès le scénario. Les acteurs étaient incontrôlables, notamment Tobey, le studio avait son mot à dire sur tout, les producteurs tiraient la couverture à eux…

    C’est devenu une sorte de bouillabaisse géante et ça a continué comme ça pendant le tournage et la postproduction. Il y avait clairement trop de personnages et trop d’intrigues différentes dans Spider-Man 3.

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    – Stephen Strange (Benedict Cumberbatch) se la joue deadite dans Doctor Strange in the Multiverse of Madness.

    C’est certainement le seul film à être ressorti dans un « editor’s cut ».

    C’est une expression un peu trompeuse. Le studio a dit à Sam qu’il voulait réintégrer des scènes coupées sur le Blu-ray. Sam m’a demandé mon avis parce qu’il ne savait pas trop quoi faire.

    Je lui ai répondu que ce cut alternatif avait deux raisons d’exister. D’une part, on pouvait revenir à une version précédente du montage, avant que le studio ne vienne ajouter plein de choses inutiles filmées en tournage additionnel. D’autre part, on avait l’occasion de restaurer l’intégralité de la bande originale de Christopher Young. Chris avait fini son score, mais le studio ne l’a pas aimé et a demandé à John Debney de réarranger les thèmes originaux de Danny Elfman. C’était un gâchis de temps et d’argent monumental. C’est ce qui a fait pencher la balance.

    Deux jours plus tard, Sam m’a rappelé, un peu effrayé : « Tout le monde va penser que c’est un director’s cut, alors que ce n’en est pas un ! ». Je lui ai dit qu’on n’avait qu’à appeler ça l’« editor’s cut ». Si j’avais vraiment monté un editor’s cut, le film aurait été plus court de quinze bonnes minutes.

    Pour moi, la meilleure version du film est celle qui a été vendue aux compagnies aériennes. À l’époque, il fallait qu’un long-métrage tienne sur une VHS T-120, donc il ne devait pas dépasser les deux heures. J’ai créé moi-même des versions courtes des trois films et je les trouve meilleures que les versions cinéma.

    Qui a réalisé le teaser du premier Spider-Man, dans lequel un hélicoptère est pris dans une toile tissée entre les deux tours du World Trade Center ?

    Le département marketing a créé ce court-métrage. L’idée vient d’eux. Sam et moi avons vu les rushes et nous nous sommes dit : « Eh, c’est cool, pourquoi ne pas intégrer ça au film ? Ça nous appartient, après tout ! ».

    Le montage montrant Spidey combattre le crime au milieu du film devait se conclure par une version courte de cette scène, peut-être six plans seulement. Ça fonctionnait bien avec le tempo général et c’était une ponctuation très dramatique. Sam n’avait pas d’ego : il n’avait pas réalisé la scène, mais il était ouvert à toutes les idées. Si le marketing lui livrait des plans cool, pourquoi ne pas s’en emparer ?

    C’était donc dans le film, et après le 11-Septembre, on a décidé de l’enlever.

    Pouvez-vous nous parler du duel musical de Doctor Strange in the Multiverse of Madness ?

    C’était une idée de dernière minute. Sam l’a proposée de façon très spontanée et c’était vraiment cool. L’équipe discutait des options possibles pour le combat et il a donné ça en exemple : « Que se passerait-il si l’un des deux envoyait des notes en direction de son adversaire, qui les renverrait à la manière d’une symphonie ? Et à chaque renvoi, ça deviendrait une autre forme de musique ! ».

    Souvent, les combats de super-héros ont une forme très aléatoire. Les personnages s’envoient des accessoires lambda au visage ou traversent des murs. Il faut réussir à construire ces séquences sur la durée, à leur donner une certaine personnalité, à faire en sorte que chaque plan découle du précédent. D’ailleurs, avez-vous vu Doctor Strange en 3D ?

    Oui, en Dolby Cinema.

    Cool. Je trouve que c’est la meilleure version. Je ne suis généralement pas fan des conversions 3D, mais un type génial de chez Disney a pris en charge le projet et il a vraiment essayé d’obtenir le meilleur rendu possible.

    Ironiquement, il ne nous a pas vraiment expliqué ce qu’il voulait faire. Sam n’aime pas la stéréoscopie, donc il n’aurait sans doute pas changé quoi que ce soit à sa mise en scène s’il avait été impliqué dans le processus. Pour lui, c’est un peu comme du pan and scan, on change l’image de son film. Moi au contraire, j’adore la 3D, et l’univers de Doctor Strange s’y prête à merveille.

    – Propos recueillis par Alexandre Poncet.
    – Merci à Howard Berger.
    – MadMovies #370

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    Il serait temps. Toutes les bonnes choses ont une fin 🙂

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    Remarqué avec le film d’horreur lovecraftien The Hole in the Ground, acheté en 2018 par A24, l’Irlandais Lee Cronin est contacté par Sam Raimi alors qu’il présente son ouvrage à Sundance. Le croyant un temps trop doux pour prendre le relai de Fede Alvarez, Robert Tapert accepte finalement de suivre l’instinct de son associé et confie à Cronin les rênes du cinquième long-métrage de la saga Evil Dead…

    Evil Dead Rise comporte le plus beau main title design qu’ont ait vu depuis bien longtemps. Tout est parfait, avec ce logo et ce titre, et on parle bien trop rarement de cet art. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Annie Atkins ?

    Je suis content que vous m’en parliez. Quand on fait un film, tous les détails comptent, de la première image à la fin du générique de clôture. Tout contribue à l’expérience. J’essaie d’être assez précis quand j’écris un scénario, donc l’émergence du titre hors de l’eau était déjà décrite ainsi dès la première version. Ce n’est pas quelque chose que j’ai décidé en postproduction. Dans le script, on peut lire que des lettres rouges gigantesques s’élèvent dans le ciel et donnent une idée de ce que le film sera. On a longtemps eu une version temporaire de ce titre au montage.

    Annie Atkins vit tout comme moi à Dublin et j’avais déjà travaillé avec elle sur mon film The Hole in the Ground. Je me suis dit qu’elle serait parfaite pour ce job. On en a beaucoup parlé au préalable, puis on a bloqué un style et un look. Le timing était très important, de même que l’espacement des lettres. En plus, il fallait que le titre interagisse avec l’environnement : on voit en effet le reflet des lettres dans la surface du lac et elles bloquent le soleil, ce qui change légèrement la couleur du plan. Annie a un œil génial ; elle a écouté mes idées et m’a guidé dans le choix des polices qui serviraient le mieux cette introduction.

    La composition est entièrement basée sur le concept du titre, on n’a pas cadré au hasard et décidé d’ajouter les lettres aléatoirement. Je voulais que la fin du prologue soit audacieuse, opératique et culottée à plusieurs niveaux. Il fallait taper métaphoriquement du poing sur la table et dire au public : « Vous allez vivre une sacrée expérience en regardant ce film. ». C’est d’ailleurs l’objectif de l’introduction dans son ensemble : elle est là comme une sorte de teaser et donne un avant-goût du parcours de montagnes russes qui va suivre. L’idée est de clouer le spectateur sur son siège avant de vraiment débuter l’intrigue.

    Vous répétez rarement deux fois le même plan dans Evil Dead Rise. Certes, l’histoire est globalement contenue dans un immeuble, un couloir et un appartement, mais vous nous guidez à travers le récit en renouvelant constamment votre approche visuelle.

    C’est ce que j’appelle le « rafraîchissement visuel ». Ça sonne un peu comme un cliché, mais chaque plan raconte un nouveau bout d’histoire et ajoute un peu de dynamisme au récit. J’ai compris très tôt que ce film allait avoir besoin d’énergie. C’était primordial pour créer une « poussée » proche du rollercoaster. Quand on analyse une idée, on essaie de l’appréhender en un tableau gigantesque, composé de plein de petites vignettes. C’est comme un montage photographique. On se demande où on va mettre la caméra à tel ou tel moment, et plus on avance dans la préparation, plus on peut préciser les détails. Donc, ce rafraîchissement était important.

    Je sais qu’il y a des réalités pragmatiques dans la création d’un film et on est tous amenés à faire du coverage (captation d’une même scène via de multiples angles afin de s’assurer d’avoir tout le matériel requis au montage – NDR). Mais quand j’arrive sur un plateau, au milieu de mon équipe d’artistes et de techniciens, je me dis aussitôt que le coverage est la mort du cinéma. C’est une facilité, une sécurité. Autant que possible, j’essaie d’éviter d’y avoir recours.

    Mon directeur de la photographie Dave Garbett en a déjà parlé en interview et il est d’accord avec moi. Notre collaboration est basée sur ce principe : chaque image est l’occasion d’apporter un élément nouveau. Voilà d’ailleurs pourquoi nous avons beaucoup employé l’objectif à foyer partagé sur Evil Dead Rise. Pour certains plans, nous avions besoin de profiter d’un gros plan et d’une réaction dans le même cadre.

    Couper au montage aurait diminué l’énergie. Je voulais condenser le maximum de détails à l’écran, car cela donne lieu à une expérience plus immersive. Le spectateur a vraiment l’impression de faire partie de ce monde. Si, dans la vie réelle, on se retrouvait dans cette histoire, à vivre ce que vivent les personnages, ça ressemblerait à une sorte de rêve fou et fiévreux. On aurait l’impression d’être drogué. En juxtaposant toutes ces couleurs, toute cette énergie, tous ces sons et toutes ces images, on pouvait s’approcher de cette sensation de cauchemar éveillé.

    Vos décors sont incroyablement chargés. Même avant l’intervention de l’élément fantastique, cela donne à l’image une atmosphère claustrophobique. La lumière est faible et l’appartement est rempli de meubles, d’accessoires et de bibelots, ce qui contraste avec le vide de l’immeuble, qui va bientôt être démoli.

    On a parlé de tout ça en préproduction. Faire un film Evil Dead, c’est aspirer à créer le meilleur spectacle horrifique possible. Mais avant de se lancer dans le parcours de train fantôme, il faut trouver des motivations dans le script et comprendre pourquoi on prendra telle ou telle décision.

    Dans les précédents Evil Dead, personne ne vivait dans le chalet et cela donnait à l’histoire un aspect exotique et relativement crédible. Mais dans Evil Dead Rise, on parle d’une famille contemporaine qui vit dans le même endroit depuis dix, voire quinze ans. Il y a donc des couches de vie qui se sont superposées au fil du temps.

    Il y a même des détails dans le décor sur lesquels on n’a jamais vraiment eu l’occasion d’insister à l’écran. Vers le début du film, quand Ellie et Beth ont une conversation sans les enfants, Beth est sur le sofa et Ellie est debout dans l’encadrement de la porte. En regardant attentivement, vous verrez la taille des enfants, avec les années correspondantes.

    La relation entre les deux sœurs peut être lue de différentes façons. Ellie accuse sans cesse Beth de n’être qu’une groupie, car elle travaille dans le monde du spectacle et dans le milieu du rock. Ce qui la met systématiquement en rage. Est-ce une manière pour vous d’anticiper d’inévitables accusations de fanboyisme alors que vous vous retrouvez à la tête d’un projet aussi culte qu’Evil Dead ?

    J’adore cette interprétation ! Honnêtement, je n’y avais pas pensé en ces termes. C’était surtout pour moi un élément dramatique : Ellie est fière de sa sœur, mais elle est également jalouse de sa liberté. C’est pour ça qu’elle essaie tout le temps de la diminuer, même inconsciemment.

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    – Lily Sullivan, l’interprète de l’héroïne Beth qui va devoir protéger ses neveux contre leur mère possédée.

    Vous avez tourné en anamorphique, ce qui est plutôt intéressant car l’immeuble est vertical, et compte tenu du format, vos plans d’établissement deviennent forcément baroques. Vous exploitez toutefois la verticalité du cadre avec la scène du couloir, et vous resserrez le ratio lorsqu’on voit tout le massacre à travers le judas.

    Dans mon précédent film, j’avais tourné une scène entière en plan fixe et toute la violence intervenait hors champ. Ça peut sembler facile, mais ça confère à ce moment une certaine puissance. The Hole in the Ground disposait d’un budget bien plus faible, donc je ne pouvais pas aller très loin dans mes ambitions, mais cette idée de mise en scène me plaisait vraiment.

    Avec Evil Dead Rise, j’ai essayé de trouver une occasion de jouer sur ce point de vue restreint, un peu comme une signature. Quand on ne voit pas tout, les autres sens s’éveillent. Dans Evil Dead Rise, c’est un peu différent : il y a des moments qu’on cache au spectateur, mais aussi des passages viscéraux, comme celui où l’enfant est projeté contre le mur avec un bras en moins.

    Le but, c’est que le spectateur se dise que l’action dépasse largement ce qu’il voit dans les limites du cadre. Le judas devient presque un personnage lui-même au fil de l’intrigue. Je n’avais pas de cave, donc il me fallait une ouverture vers un espace parallèle à celui de l’appartement. Ce qui transformait ce dernier en une sorte de sanctuaire et s’inscrivait parfaitement dans l’esprit de la saga Evil Dead.

    L’emploi de l’anamorphique est aussi dû à des limitations. Je ne pouvais pas m’amuser avec une forêt entière, mais je voulais tout de même créer un vrai film de cinéma, avec une certaine ampleur. C’est marrant : parfois mes neveux me demandent de prendre des photos avec mon smartphone, et je le tiens instinctivement en position horizontale. Ça les rend dingues, car ils veulent tout en vertical pour pouvoir diffuser ça sur Instagram. Je n’arrive pas à penser de la sorte.

    Quand je vois quelqu’un filmer en vertical, j’ai envie de lui arracher son smartphone des mains…

    (rires) Des touristes m’ont arrêté dans la rue il y a quelques jours pour me demander de prendre une photo d’eux devant un mur fleuri. J’ai tenu le smartphone à l’horizontale et ils ont commencé à me dire : « Non non, en vertical. » « Eh, je vous fais une faveur, laissez-moi prendre la photo. »

    Enfin bref, je voulais donner à Evil Dead Rise une certaine échelle, même en intérieur. Nos yeux ont un champ de vision très large. Quand je me balade dans mon appartement, je peux presque voir tous les murs sans tourner la tête. Je voulais capturer ça tout en faisant ressentir l’enfermement des personnages. Il est facile d’installer une focale anamorphique sur une caméra, mais il faut qu’il y ait un raisonnement derrière.

    Dès les logos d’ouverture, vous dites aux spectateurs qu’ils vont devoir faire attention à ce qui se déroule sur les côtés, ou derrière : le bourdonnement d’une mouche passe à travers toutes les enceintes avant de disparaître.

    C’était une sorte de message, mais aussi une opportunité d’ancrer le film dans la continuité des précédents. Bruce Campbell m’a donné un disque dur avec des numérisations des enregistrements sonores originaux. J’ai intégré plusieurs de ces effets dans mon histoire, de différentes façons. La mouche vient de là.

    Le film regorge d’effets gore extrêmes qui impliquent, une fois n’est pas coutume, une enfant et des adolescents. En coulisse, comment avez-vous géré cela sur le plan psychologique, notamment avec la petite Nell Fisher ?

    Les parents sont essentiels dans le processus, ils doivent comprendre les nécessités et les réalités du tournage. La communication avec les enfants est elle aussi très importante : il faut leur parler des effets spéciaux le plus tôt possible. Nell Fisher, qui joue Kassie, avait 9 ans pendant le tournage, mais elle était incroyablement intelligente.

    Dans The Hole in the Ground et dans plusieurs de mes courts-métrages, j’avais déjà travaillé avec des enfants. Ce que j’ai appris, c’est qu’on doit les intégrer à l’équipe et les impliquer dans le développement. Quand les gars des effets spéciaux préparent des gags avec beaucoup de sang, il faut inviter les gosses à appuyer sur un bouton. Ça devient une fête de Halloween, ils s’amusent et ils veulent être là quand quelque chose d’horrible va être filmé. Ils voient le côté rigolo sur le plateau, et pas forcément le plan final sur le combo.

    Votre hommage à Shining est excellent.

    Il y a des œuvres qui vous marquent quand vous êtes jeune et auxquelles vous ne pouvez plus échapper par la suite. La filmographie de Sam en fait partie ; il figure sur mon mont Rushmore cinéphilique. Et bien sûr, il y a Shining. Je savais que j’allais avoir besoin d’un ascenseur dans l’immeuble, donc je devais absolument le remplir de sang. Il aurait presque été impoli de ne pas le faire. Dans Shining, on voit ce qui arrive après, mais dans Evil Dead Rise, on voit ce qui se déroule dedans !

    – Propos recueillis par Alexandre Poncet.
    – Merci à Étienne Lerbret.
    – Mad Movies #370

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    Brendon Durey est le directeur du studio néo-zélandais Filmfx, collaborateur privilégié de Rob Tapert et Sam Raimi depuis les séries Hercule et Xena au milieu des années 1990. Déjà présent en coulisses de Ash vs Evil Dead, Durey a volontiers repris du service sur Evil Dead Rise…

    Quel est exactement votre rôle en tant que superviseur des effets spéciaux ?

    Le département des effets spéciaux – ou des effets mécaniques comme on le nomme parfois – s’occupe de tout ce qui ne concerne pas les monstres en latex ou les trucages numériques. Notre boulot principal concerne la météo et les atmosphères : nous créons la pluie, le vent, la neige ou le brouillard. Nous nous occupons aussi des flammes, des effets pyrotechniques et des trucages physiques impliquant des mouvements hydrauliques, pneumatiques ou des pompes diverses. Sur des films d’horreur, on doit par exemple pomper du sang un peu partout.

    Dans la plupart des pays, le département des maquillages va souvent créer les saignements sur les personnages, mais en Nouvelle-Zélande cette mission nous revient presque systématiquement. Nous travaillons donc directement avec les maquilleurs et installons des systèmes dans les prothèses. Je ne veux surtout pas prétendre que nous concevons les maquillages : ce domaine ne nous concerne pas du tout. C’est un art très spécifique, et je ne sais absolument pas faire ça.

    Vous devez travailler très étroitement avec les autres départements, car tout est lié…

    Absolument. Le production designer d’Evil Dead Rise, Nick Bassett, a été incroyable, soit dit en passant. La première fois que j’ai bossé avec lui, c’était sur Hercule contre Arès en 1998. Nous sommes restés amis et nous avons souvent collaboré depuis, en montant les échelons chacun de notre côté.

    Depuis une douzaine d’années, Nick est le production designer attitré de Rob Tapert en Nouvelle-Zélande et leur méthodologie est bien rodée. Quand on connaît les gens depuis plusieurs décennies, les choses avancent plus vite et plus efficacement.

    Pouvez-vous nous parler de votre travail en préproduction d’Evil Dead Rise ?

    Durant ma première réunion avec Lee, après avoir lu le scénario, je lui ai expliqué ma méthodologie pour le sang et le vomi : si un personnage donne un coup de couteau à un autre et qu’une giclée de sang lui arrive au visage, il ne faut pas attendre le jour du tournage pour savoir quel look on veut obtenir.

    Nous faisons des tests sur des mannequins pour chaque effet d’éclaboussure afin de définir la pression et la quantité de sang exactes. Il est important d’établir tout ça avant le début des prises de vues, car nettoyer le plateau coûte très cher.

    Comment préparez-vous votre faux sang ?

    Nous avons développé notre propre recette au fil des années. Elle a été utilisée sur Ash vs Evil Dead et Spartacus. Sur Hercule et Xena, on avait déjà pu faire des expériences avec le faux sang. Nous avons aujourd’hui une méthode de fabrication très efficace. La base, c’est le sirop de maïs à haute teneur en fructose, une matière extrêmement sucrée. On le stocke dans des containers de 20 litres. On le fait bouillir, puis on ajoute de l’eau. La clé pour obtenir un faux sang crédible, c’est la viscosité.

    Nous avons mis au point des tests pour nous assurer que cette viscosité soit conforme à l’effet que nous recherchons. Nous fabriquons d’ailleurs différents types de faux sang, chacun avec une viscosité et une couleur particulières. L’une de nos mixtures présente un rouge très éclatant, qui correspond à du sang frais. Nous avons un mélange plus sombre pour du sang qui aurait été versé il y a longtemps.

    Certains réalisateurs demandent aussi une hémoglobine plus sombre. Une fois le faux sang standard cuisiné, nous en fournissons des échantillons aux départements des maquillages, des costumes et des décors. Car quand le sang vole dans les airs, c’est notre job. Mais quand il est renversé sur le sol, c’est le job des décorateurs ; quand il éclabousse un costume, c’est le job des costumiers ; quand il est appliqué sur le visage de quelqu’un, c’est celui des maquilleurs. Ce sont souvent ces derniers qui choisissent la couleur et la teinte finale du faux sang.

    Ce qui est clair, c’est que nous devons en produire des quantités astronomiques. Sur Evil Dead Rise, nous en avons préparé six tonnes et demie…

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    Vous avez battu un record, non ?

    Cette quantité était nouvelle pour nous. Engager une armée de techniciens pour préparer des portions de 20 litres aurait coûté une fortune, donc nous nous sommes tournés vers une usine alimentaire : nous avons pu utiliser leur équipe et leurs cuves industrielles pour créer la quantité dont nous avions besoin.

    Nous avons quand même dû acheter des IBC (intermediate bulk containers – NDR), c’est-à-dire des réservoirs industriels en plastique qui sont utilisés pour déplacer de grands volumes de liquides. Nous en avons rempli six et demi, nous les avons fait livrer au studio, et nous les avons stockés dans un container réfrigéré jusqu’au moment où nous avons dû les utiliser.

    Avez-vous travaillé sur la séquence où du sang coule du nez et des yeux d’une adolescente ?

    Oui, on s’est inspirés du clip When the Party’s Over de Billie Eilish, dans lequel une matière noire sort des yeux de l’artiste. Nous avons collé des petits tubes le long des tempes de Gabrielle Echols et nous les avons tirés jusqu’à la base des yeux et vers les narines. Puis les artistes des effets visuels ont effacé numériquement ces tubes.

    C’est extrêmement efficace, car on regarde le sang et non les tempes ou les joues. On est focalisé sur l’élément réel et non sur ce qui est faux.

    Oui, et ces artistes sont devenus très bons pour effacer ce genre de choses. À l’inverse, les interactions entre des liquides et la surface de la peau sont très difficiles à simuler à l’aide d’effets digitaux.

    Le vomi a-t-il été simulé de la même façon ?

    Oui, nous avons installé un coquetier en silicone à l’intérieur de la bouche de l’actrice et lui avons fixé un tube sur la joue jusqu’au milieu de la lèvre inférieure, en direction de la bouche. Nous avons pompé notre faux vomi dans sa bouche et celui-ci a rebondi à l’extérieur, donnant l’illusion d’un spray réaliste. C’était très inconfortable pour l’actrice, mais elle a pu s’entraîner à placer le coquetier d’une certaine façon afin de résister à la pression…

    C’était vraiment une guerrière : vous vous imaginez, vous, en nuisette et maquillée en monstre, en train de dégobiller des litres de faux vomi devant 40 personnes ?Je crois qu’elle a expulsé 50 litres dans cette scène, alors que l’estomac humain est limité à 7…

    Êtes-vous un fan de L’Exorciste ?

    Oui, je l’ai toujours été. Je comprends pourquoi vous me posez la question ! Ça faisait partie des références qu’on a étudiées pour Evil Dead Rise. Nous avons aussi revu Stand by Me et Monty Python, le sens de la vie.

    Comment a été tournée la séquence de la salle de bains, lorsqu’Ellie se retrouve au plafond ?

    C’est mon ami Stuart Thorp, le coordinateur des cascades, qui s’est chargé de cet effet. Avec son équipe, ils ont mis au point un système d’attaches spécifiquement pour cette séquence. Le département des décors a également construit une salle de bains inversée qui a été utilisée pour les plans les plus complexes. Ils ont donc filmé la tête en bas.

    – Propos recueillis par Alexandre Poncet.
    – Merci à Étienne Lerbret.
    – Mad Movies #370