
Paul Thomas Anderson n’a pas fini de surprendre. Chacun de ses films diffère du précédent, le cinéaste ayant tiré les leçons du passé pour améliorer, innover, se dépasser. Avec Une bataille après l’autre, il pousse le bouchon très loin en réalisant un thriller satirique digne de tous les superlatifs. Un des premiers à venir à l’esprit a trait au budget : c’est son film le plus cher (130 millions de dollars), ce qui en fait un pari risqué, sachant qu’il dénonce les dérives autoritaires de son pays avec une causticité qui ne va pas plaire du tout à l’actuelle administration américaine.
À l’origine, Anderson s’est inspiré d’une nouvelle de Thomas Pynchon (dont il avait déjà adapté Inherent vice), qui imaginait en 1990 une nouvelle génération de révolutionnaires héritiers des années 60, mais opposés à Reagan. En la transposant de nos jours, Anderson en a fait un sujet d’une actualité brûlante, même s’il ne dénonce personne précisément. Le prologue expose une organisation de commandos révolutionnaires qui attaquent des centres de détention pour immigrants et libèrent les prisonniers. L’action a lieu au début des années 2000, mais on a vraiment l’impression d’assister en direct à ce qui se passe actuellement dans les camps mis en place par Trump. On y fait connaissance avec Perfidia (Teyana Taylor), une activiste noire intransigeante qui vit à la colle avec Bob (Leonardo Di Caprio), un artificier inquiet, tout en entretenant une relation de domination avec Steven J. Lockjaw (Sean Penn), un colonel fasciste qui a un faible pour les femmes noires. Lorsque Perfidia se fait serrer après un braquage de banque, elle dénonce ses camarades en échange d’une amnistie. Puis, elle disparait, en laissant Bob s’occuper de sa fille toute jeune.

Le vrai début commence 16 ans plus tard, en développant un thème récurrent chez Anderson : celui de la famille et des rapports parents/enfants. Willa, qui a hérité des qualités guerrières de sa mère, commence à manifester des velléités d’indépendance vis-à-vis de Bob, qui l’a élevée dans la clandestinité, mais dont l’alcoolisme et la toxicomanie n’ont fait rien pour arranger sa paranoïa. Laquelle se révèle justifiée puisque, à la suite d’un invraisemblable concours de circonstances impliquant une société secrète de suprémacistes blancs, Lockjaw cherche à mettre la main sur Willa en mobilisant des moyens logistiques et informatiques considérables. De leur côté, les ex-révolutionnaires vont mettre à profit leur expérience pour échapper aux prédateurs.
Contrairement à Inherent vice, qui restait incompréhensible même après plusieurs visions, tout est ici clair et fluide, l’intrigue obéissant à un jeu classique de chat et de la souris. Anderson le traite en entretenant un suspens permanent qui abolit totalement le sentiment de durée. En même temps, il superpose une dimension satirique qui charge l’administration américaine, ouvertement décrite comme fasciste au point de faire passer pour bénignes les actions des résistants. Le miracle, c’est qu’il le fait avec légèreté, sur la lancée de Licorice pizza, qui avait déjà fait un pas dans ce sens. Comme si, à la suite d’une série de grands films parfois écrasants sous le poids de leur importance, il s’en était rendu compte et avait décidé de corriger le tir. Il est arrivé à un point où sa virtuosité se laisse oublier au profit du pur plaisir dispensé au spectateur.

DiCaprio joue un antihéros abruti qui rappelle le slacker joué par Brad Pitt dans True romance. Son rapport conflictuel avec celle qu’il croit être sa fille est mis en perspective avec le tableau plus général des familles séparées par les rafles. Benicio Del Toro incarne un maitre dans une école d’arts martiaux qui sert de couverture à une organisation clandestine destinée à protéger les immigrants (ce qui le place dans le camp adverse de celui de l’agent fédéral qu’il incarnait dans Sicario). Il le joue comme un guerrier super zen, convoquant « les vagues de l’océan » à tout bout de champ pour inciter au calme. Sean Penn est allé à fond dans son portrait d’un obsessionnel de la virilité : coupe de cheveux nazie, t-shirt moulant sur biceps hypertrophiés, démarche grotesque, jusqu’aux tics convulsifs qui déforment sa bouche chaque fois qu’il est contrarié ou excité sexuellement. Ses excès ne plairont pas à tout le monde, mais sa caricature de masculinité est inoubliable et souvent à hurler de rire. Pour autant, la bouffonnerie ne fait pas oublier la réalité d’un pouvoir brutal de plus en plus lié à des intérêts privés dont les décideurs agissent en secret. Et dans ce contexte où les dirigeants cherchent plus que jamais à diviser, Anderson a clairement choisi son camp : celui de la résistance.

– Source : Chaos