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    Tout a fait l’ami @Psyckofox
    Il y a un dossier aussi sur Farang :smile: mais j’avais trouvé ça très sympa en effet.

    Xavier Gens a bien appris de la bonne école de Gareth Evans

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    Mais de rien cher ami.

    Hâte de voir ce Minus One…

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    @Violence tu sais quoi, j’avais un doute avant même de citer Westworld (qui dépote quand même) ^^, je me suis dit " Ça doit être Mrs Davis mais bon étant donné que même Westworld est une pépite, je tente ma chance" 😂 .

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    Petit retour sur la carrière de Bong Joon Ho, qui en une vingtaine d’années aura marqué le paysage cinématographique mondial par une œuvre éclectique à la croisée des genres. Le tout en ayant réussi à dépasser de nombreux clivages pour imposer un style personnel à même de se renouveler.

    Lorsqu’il se lance dans la conception de son premier long métrage, Barking Dog, au tournant du nouveau millénaire, Bong Joon Ho est probablement loin de s’imaginer qu’il allait participer, avec ses amis Park Chan-wook et Kim Jee-woon, au nouvel essor du cinéma sud coréen à l’international, déjà amorcé par Kim Ki-duk et Hong Sang-soo. À cette époque Joon Ho est un ancien étudiant en sociologie ayant attrapé le virus du cinéma dès son plus jeune âge via les productions de la Hammer et les oeuvres de Hitchcock et Peckinpah diffusées sur la chaine américaine AFKN établie en Corée.

    Jusqu’à ce que la découverte du Salaire de la peur de Henri-Georges Clouzot déclenche sa vocation de cinéaste. Bien des années après, des réalisateurs comme Kim Ki-young (La servante) et Shôhei Imamura (Pluie noire) viendront compléter son panorama cinématographique. Le comique de Barking Dog semble au premier abord très éloigné des oeuvres et cinéastes cités plus tôt.


    – Barking Dog

    Cependant c’est bien l’aspect sarcastique qui permet à Bong Joon Ho d’injecter son style personnel à cette histoire d’enseignant sous pression. Le cinéaste montre déjà son savoir-faire pour mettre en valeur un décor aussi banal qu’une résidence urbaine, tout en jouant la carte du baroque en matérialisant à l’écran les pensées de Hyeon-nam, une ouvrière aspirant à la célébrité, à la manière du britannique Edgar Wright sur sa série Spaced. Comme tout premier essai cinématographique prometteur, Barking Dog permet à Bong Joon Ho de prolonger les thématiques déjà à l’oeuvre dans ses courts métrages Incohérence et Baeksekin tournés en 1994, les rapports de classe et l’isolement urbain en tête. Ce long métrage est également l’occasion pour le réalisateur de rencontrer les premiers membres de sa « famille de cinéma » : Bae Doona et Byun Hee-bong.

    Cependant les déconvenues avec la production et l’échec au box office local pousseront Joon Ho à rejeter le film au point de refuser encore aujourd’hui toute dédicace liée à ce premier essai, pourtant très honorable. Malgré sa sélection dans divers festivals internationaux Barking Dog demeure à ce jour l’oeuvre la plus méconnue de son auteur. En France le film sortira directement en DVD par l’entremise de Jean-Pierre Dionnet et sa collection Asian Star.


    – Memories Of Murder

    Cependant, le cinéaste ne va pas tarder à rebondir avec son second long métrage : Memories of Murder. À l’origine de ce premier chef d’oeuvre, l’histoire vraie d’un tueur en série ayant violé et assassiné une dizaine de femmes entre 1986 et 1991 dans un rayon de deux kilomètres à Hwaseong, dans la province de Gyeonggi, au nord ouest du pays. Le tournage sur les lieux mêmes du drame dépasse le simple cadre de la reconstitution, pour se muer en véritable enquête pour le cinéaste et son équipe qui espéraient pouvoir découvrir la véritable identité de l’assassin. Cette obsession imprègne grandement le résultat final au point d’en devenir communicatif. Bien que reposant sur des mécaniques codées comme le duo de flics que tout oppose et le suspense autour des mises à mort, le film révolutionne de l’intérieur le genre en faisant table rase du thriller apocalyptique à la Seven pour se recentrer sur un environnement provincial réaliste où l’enquête se retrouve mise à mal par le contexte socio-politique de l’époque obligeant les enquêteurs à composer avec ces contraintes qui les dépassent.

    Bien que le film traite des affres de la Corée du sud, ce qui ressort avant tout est l’humanisme brisé des personnages et l’ambiance mélancolique qui continue de hanter le spectateur bien après le visionnage. Le succès du film au box office coréen à l’été 2003 et dans de nombreux festivals internationaux, dont celui du film policier de Cognac l’année suivante, impose le nom de Bong Joon Ho sur la scène internationale et sera avec Old Boy de Park Chan-wook sorti au même moment, une véritable porte d’entrée vers le cinéma sud-coréen pour toute une génération de spectateurs et cinéphiles. Un classique instantané, qui anticipe la démarche de David Fincher sur Zodiac et va infuser sur le reste de la production mondiale comme en témoigne La isla mínima d’Alberto Rodriguez ou la première saison de True Detective signée Cary Joji Fukunaga. Memories of Murder marque également la 1ère collaboration de Bong Joon Ho avec celui qui deviendra son acteur fétiche : Song Kang-ho.


    – Memories Of Murder

    Pour son troisième film, Joon Ho change à nouveau de registre pour se tourner vers le Kaiju Eiga, le film de monstre géant, avec The Host. En partant d’un fait divers survenu en 2000, le déversement de Méthanal dans la rivière Han, le réalisateur imagine l’attaque d’un monstre géant sur les rives de Seoul. À l’origine c’est Weta Workshop, la compagnie néo zélandaise de Peter Jackson et Richard Taylor, qui doit s’occuper du monstre, mais accaparé par King Kong, Taylor aiguille Joon Ho vers ses confrères américains de The Orphanage. Cependant Weta sera crédité à titre honorifique pour la réalisation d’une maquette du monstre servant de modèle aux techniciens des effets visuels. Un joli coup de pouce qui marque pour Bong Joon Ho les débuts d’une logistique de production internationale qui se poursuivra à plus grande échelle dans les années suivantes.

    Le film ne déroge pas aux précédents efforts du cinéaste via la famille Park, un groupe dysfonctionnel, à l’instar des flics de Memories of Murder. De la première attaque du monstre au bord de la rivière, à l’affrontement final entre Gang-du et la créature enflammée, en passant par la tentative d’évasion de la jeune Hyun-seo, The Host multiplie les morceaux de bravoure, tout en jouant sur les ruptures de ton, passant d’un humour paillard et satirique au drame poignant au sein d’une même scène. Joon Ho parvient de nouveau à livrer une oeuvre extrêmement personnelle et respectueuse de ses modèles, Ishiro Honda et Steven Spielberg en tête, tout en montrant l’un des monstres les plus réussis du cinéma contemporain. The Host fait de nouveau du réalisateur le roi du box office local et attire de nouveau l’attention à l’international.

    En 2006 la Quinzaine des réalisateurs de Cannes lui réserve un accueil chaleureux, tandis que les Cahiers du cinéma le classeront parmi les 10 meilleurs films de la décennie. Cependant le film va marquer le début d’un véritable schisme dans les cercles cinéphiliques. La majorité d’entre eux, qui deviendront par la suite des blogueurs et influenceurs cinéma présents activement sur les réseaux sociaux, préféreront la partie « réaliste » de la filmographie du réalisateur jugeant, à tort, son approche de la science fiction peu encline à la subtilité doublée d’une vision populiste des choses. Peu de temps avant la sortie de The Host, le cinéaste officialise son nouveau projet, une adaptation de la bande dessinée française Le Transperceneige de Jacques Lob, Jean-Marc Rochette et Benjamin Legrand, qui devra attendre 7 ans pour voir le jour.


    – Mother

    En attendant, le cinéaste enchaine sur deux autres projets. Le premier est une participation au film à sketchs Tokyo !, pensé comme un moyen de relancer la carrière du français Leos Carax. Si le segment Merde que signe ce dernier récolte toutes les louanges, c’est pourtant Bong Joon Ho qui signe la meilleure histoire avec Interior Design. À travers la rencontre entre un hikikomori et une livreuse de pizza, le cinéaste parvient à transmettre en quelques plans savamment pensés la sensation d’un monde désertique et un sentiment de solitude infinie. Le réalisateur parvient à dépasser le cadre du simple exercice de style pour livrer une petite pépite qui n’aurait pas dépareillé dans l’anthologie Black Mirror qui ne verra le jour que 3 ans plus tard.

    L’année suivante, en 2009, Joon Ho propose Mother, l’histoire d’une veuve vivant avec son fils dont elle cherche à prouver l’innocence dans une histoire de meurtre. Une oeuvre inclassable entre chronique sociale et polar, sans qu’aucun de ces deux genres n’entre en contradiction avec l’autre. Un véritable exercice d’équilibriste, reposant sur une structure cyclique où le plan d’ouverture est également le dernier, mais dont le sens diffère. La comédienne Kim Hye-Ja, habituée aux fictions familiales, joue à merveille un rôle à contre-emploi. Mother est également l’occasion d’aborder sans détour les déshérités et les laissés pour compte de la société sud-coréenne, sans jamais faire preuve d’une quelconque condescendance. Ce film est également l’occasion pour le cinéaste de prolonger les questionnements autour de l’animalité et des relations fusionnelles mère-enfant, tel que le laissait déjà entrevoir The Host. Mother est à ce titre intéressant tant certaines de ses figures visuelles seront extrapolées dans les films suivants, formant un véritable réseaux de correspondances d’œuvre en œuvre. Comme si la fin d’un film appelait l’ouverture du suivant.


    – Snowpiercer

    À l’instar de leurs confrères hong-kongais des années 90, les années 2010 vont voir les plus célèbres représentants du cinéma sud-coréen tenter l’aventure américaine. Après avoir refusé l’offre de Sam Raimi de réaliser le remake d’Evil Dead, Park Chan-wook répond à l’appel de Ridley et Tony Scott pour mettre en image un exercice de style mésestimé : Stoker. De son côté Kim Jee-woon tente sans succès de relancer la carrière d’Arnold Schwarzenegger avec Le Dernier rempart. Bong Joon Ho se montre plus malin et choisit une coproduction internationale tournée loin d’Hollywood pour son adaptation du Transperceneige. Snowpiercer prend de nombreuses libertés avec le matériau de base pour mieux cerner le fond thématique, où le parcours de Curtis et ses compagnons dans ce microcosme sociétal prend les traits d’une réflexion sur la manière dont le libre arbitre peut s’exprimer dans une société simulacre d’elle même.

    Un propos qui tend à rapprocher l’œuvre du cinéaste sud-coréen des sœurs Wachowski, qui n’hésiteront pas à faire de Bae Doona une comédienne récurrente de leur filmographie. L’approche ludique de l’ensemble fait de Snowpiercer le digne héritier d’une science fiction enragée et jouissive héritée de John Carpenter et George Miller, tout étant plus spectaculaire et mis en scène que de nombreux de blockbusters contemporains. Cependant, si Snowpiercer rencontre de nouveau le succès en Corée du sud en août 2013, son exploitation sur le sol américain se verra mise à mal par le producteur-distributeur Harvey Weinstein qui, après des menaces de remontage, finira par sortir le film dans un réseau réduit de salles. Du propre aveu de Joon Ho c’est cette affaire qui le poussera à rejoindre Netflix pour son film suivant, Okja, déclenchant une polémique stérile lors de sa sélection en compétition au Festival de Cannes 2017.


    – Okja

    Loin d’être une œuvre mineure comme ce fut dit et répété, encore aujourd’hui, Okja apparait comme une synthèse de l’œuvre de Bong Joon Ho qui revisite toutes les obsessions ayant jalonné sa filmographie, tout en s’adressant au jeune public plus à même de comprendre intuitivement les tenants et aboutissants d’une fable écologique évitant tout manichéisme. Après ces deux expériences internationales payantes sur le plan artistique, Joon Ho qui déclarera ne plus vouloir attendre autant d’années pour retourner, revient de nouveau à une échelle modeste pour Parasite sur lequel tout a été dit. La palme d’or, au delà d’une belle revanche sur l’accueil réservé par le public Cannois à Okja, venant récompenser une carrière exemplaire ayant réussi à s’affranchir de toutes les cases et diktats pour proposer un véritable idéal de cinéma.

    On ne peut que souhaiter à son réalisateur de continuer encore et longtemps sur cette voie.

    – Source : Furyosa
    – Par Yoan Orszulik
    – Remerciements : Nicolas Gilli, Rafael Lorenzo, Aurélien Gouriou-Vales et Daniel Pelligra.

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    Les prophéties d’anéantissement de l’Humanité sont aussi vieilles que les principaux textes religieux, avec pour étrange projet de maintenir l’harmonie par la menace de représailles divines. Dès lors que les avancées technologiques ont permis de concrétiser ces visions (avec comme exemple le plus récent le Oppenheimer de Christopher Nolan, la fiction a pris le relai de la croyance pour entretenir ce que les politiciens de la Guerre froide ont appelé « l’équilibre de la terreur » – soit une certaine idée de la paix pour éviter de plonger la planète dans un long hiver nucléaire

    Les 6 et 9 août 1945, l’armée américaine largue deux bombes atomiques, sur les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les allocutions du président Truman et leurs échos médiatiques ne s’étendent pas sur le nombre de morts ou sur les effets à court, moyen et long termes des radiations ; seules comptent la puissance et l’efficacité des impacts, puis la reddition nipponne. Le cataclysme de ces destructions rejoint de fait la liste des traumatismes liés à la Seconde Guerre mondiale, et dans l’imaginaire populaire occidental, la bombe A n’est finalement qu’un obus sous stéroïdes prenant la forme d’un champignon lors de son explosion.

    Cette dissonance est illustrée par le documentaire Atomic Café de Jayne Loader, Kevin et Pierce Rafferty (1982), montage de films de propagande vantant les mérites de l’arsenal nucléaire et alignant les messages de prévention tous plus lunaires les uns que les autres. L’apothéose est atteinte avec le fameux clip Duck and Cover, entré dans la légende et mille fois parodié, où il est conseillé à de jeunes enfants, en cas d’explosion nucléaire, de « s’allonger et de se couvrir la tête avec les mains ».

    Cette candeur ingénue se retrouve dans les premiers longs-métrages américains qui se hasardent à évoquer le sujet. Le charmant Monstre des temps perdus d’Eugène Lourié (1953) réveille une grosse bestiole préhistorique à la suite d’un essai nucléaire dans un cercle arctique reconstitué en studio à la sauvette, avec ce qui ressemble fort à de gros blocs de polystyrène.

    La créature, animée par Ray Harryhausen, déboule à New York, se coince dans le grand huit du parc d’attractions de Coney Island où un héros intrépide lui balance un isotope radioactif dans la tronche. Happy end, la population locale est plus affectée par les dégâts matériels et par un virus des temps jadis, contenu dans le sang du dinosaure, que par une quelconque retombée nucléaire.


    – Godzilla de Ishirô Honda.

    En 1959, Le Dernier rivage de Stanley Kramer fait mine de prendre le sujet à bras-le-corps. Après un échange de tirs nucléaires ayant ravagé tout l’hémisphère Nord, l’équipage d’un sous-marin américain accoste en Australie. Le continent est encore épargné par les retombées radioactives et les troufions y coulent des jours paisibles, tout de même un peu troublés par le souvenir de la destruction globale et par les remords d’un simili Robert Oppenheimer dépressif joué par Fred Astaire.

    Un signal radio trompeur embringue les soldats pour une ultime virée sur les côtes américaines où les effets des déflagrations atomiques sont pudiquement figurés par des mégapoles vides. Le film annonce la flopée de films post-apocalyptiques anticipant les conséquences les plus pessimistes de la Guerre froide – dans le genre, la taquinerie impose de conseiller le visionnage du français de l’étape, Malevil de Christian de Chalonge (1981), sidérante préfiguration de The Walking Dead avec des radiations dans le rôle des zombies, Michel Serrault en Rick Grimes et Jean-Louis Trintignant en Negan.

    Avec Le Dernier rivage, Stanley Kramer fait de son mieux pour que le désespoir de son récit l’emporte, mais la mise en garde demeure timide, en partie éclipsée par la place conséquente accordée à la romance entre Ava Gardner et Gregory Peck.

    LA SUBVERSION DU JAPON

    En 1954, le studio Tôhô sort le premier Godzilla, produit dans la foulée du succès du Monstre des temps perdus au box-office japonais. Au côté pulp du film d’Eugène Lourié, cette production oppose une gravité à la hauteur de sa résonance avec l’Histoire nipponne. L’ami Fabien Mauro le rappelle très justement dans son livre-somme sur le kaiju eiga (Kaiju, envahisseurs & apocalypse chez Aardvark Editions) : le début du film fait écho à des essais nucléaires américains dans le Pacifique sud au début de l’année 1954, dont des pêcheurs japonais subirent les radiations mortelles.

    Les scènes de destruction s’attachent à montrer le désarroi des populations locales, prises au piège du gigantesque monstre réveillé par les explosions atomiques – la plupart de ces séquences et plans anxiogènes disparaîtront du montage américain du long-métrage. Lorsqu’une arme encore plus destructrice que la bombe A est créée pour venir à bout de la menace, l’accent est mis sur l’immense responsabilité induite par une telle invention à travers la performance, impeccable de justesse, de Takashi Shimura.


    – Le documentaire Atomic Café de Jayne Loader et Kevin & Pierce Rafferty.

    Avec La Dernière guerre de l’apocalypse de Shûe Matsubayashi (1961), la Tôhô élude tout élément métaphorique et fonce droit au but dans un vaste élan mélodramatique.Le Japon achève à peine sa reconstruction post-Seconde Guerre mondiale qu’un enchaînement d’incidents internationaux, avec comme épicentre la tension entre les deux Corées, laisse entrevoir la possibilité d’une destruction planétaire.

    Le film suit à la fois les négociations politiques infructueuses et la vie d’une petite famille tokyoïte, condamnée à l’inéluctable. Dans les dix dernières minutes, les missiles partent et rasent les plus grandes villes de la planète. Les Tamura partagent un ultime dîner avant d’être rayés de la carte. Un champignon atomique explose juste à côté du mont Fuji, la capitale japonaise est recouverte de lave. Un message final enjoint l’Humanité à ne pas concrétiser ce carnage.

    Les deux décennies suivantes verront les productions japonaises décliner ces deux modèles narratifs jusqu’à les dévitaliser. Le remède à cette atonie viendra d’une production aussi dingue dans son fond que dans sa forme, The Man Who Stole the Sun de Kazuhiko Hasegawa (1979), scénarisée par Leonard Schrader, grand frère de Paul exilé au Japon.

    Le film suit un professeur narcoleptique sur le point de donner naissance, dans son laboratoire de fortune, à la première bombe atomique nipponne. Le pays bruisse de revendications, de misère et de pressions sociales accrues, subit un taux de suicide record, mais notre homme compte se servir de son arme pour imposer la diffusion nocturne de matchs de baseball et la venue des Rolling Stones près de chez lui.

    Pire que l’arme nucléaire : sa trivialisation par un type qui s’en sert comme ballon de foot. Plus absurde que le terrorisme : une absence totale d’idéologie autre que la prime jouissance du pouvoir.


    – The Man Who Stole the Sun de Kazuhiko Hasegawa.

    La mise en scène et le montage empruntent aux techniques du cut-up, multiplient les incartades psychédéliques. The Man Who Stole the Sun passe d’un genre à l’autre sur des impulsions saugrenues, rappelle in fine son protagoniste au drame sous l’effet des radiations et des réminiscences de traumatismes nationaux. La confrontation finale, à la hauteur barjo de cette œuvre outrancière, laisse un goût de sang au fond de la bouche.

    La parole japonaise se libère plus franchement sur les horreurs des bombes atomiques dans le cinéma des années 1980, avec comme point de bascule l’adaptation animée en deux temps du manga Gen d’Hiroshima en 1983. L’histoire, inspirée de la propre expérience de l’auteur Keiji Nakazawa, de la survie d’un gosse et de quelques proches après le bombardement. La première moitié surprend par ses prises de position pacifistes, voyant le père du héros critiquer ouvertement le gouvernement japonais dans sa poursuite de la guerre.

    Le film de Mamoru Masaki reprend le character design rond et enfantin du manga original, alimentant non sans talent un contraste saisissant entre cette approche graphique et la dureté d’un contexte où la faim et les inégalités dominent.

    Puis soudain, l’horreur totale. La bombe tombe et le montage n’épargne rien de ses effets les plus destructeurs sur une série de quidams littéralement vaporisés, qui d’un petit papy appuyé sur sa canne, qui d’une mère de famille et son bébé, dont aucune souffrance ne nous est épargnée.

    Gen survit miraculeusement, voit avec horreur un premier flot de survivants irradiés, les yeux pendant hors de leurs orbites, traverser un champ de ruines. « Est-ce que l’enfer ressemble à ça ? » se demande-t-il, et toute la seconde moitié du film ne cesse de lui répondre par l’affirmative, dans un cauchemar visuel et psychologique permanent, rivalisant en intensité dramatique avec Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata.


    – Point limite de Sidney Lumet.

    COMMENT J’AI APPRIS À M’EN FAIRE

    Un événement va faire sortir l’Occident de son angélisme et lui faire prendre conscience du péril de la course aux armes nucléaires : la crise des missiles de Cuba, deux semaines suspendues en octobre 1962 au cours desquelles le monde s’attend à disparaître dans un échange d’amabilités atomiques.

    Stephen King retranscrit parfaitement cette attente de la fin du monde dans 22/11/63 : quand bien même son héros, voyageur temporel, connaît l’issue de l’événement, il flotte dans ces pages une atmosphère de désespoir existentiel à couper au couteau, que peinera à reproduire son adaptation sérielle ratée.

    Ce virage tonal émerge dans le second film de Frank Perry, Ladybug Ladybug (1963). Le futur réalisateur du Plongeon y donne déjà dans la perturbation de routine, dans le grattage de surface jusqu’à la révélation de plaie béante.

    Dans l’école d’un beau petit village américain, une alarme se déclenche, et pas n’importe laquelle : celle censée annoncer l’arrivée d’un missile nucléaire. La maîtresse tente de savoir s’il peut s’agir d’une erreur, rassure les bambins comme elle le peut, organise leur rapatriement à domicile. La bluette en noir et blanc laisse affleurer des inquiétudes grandissantes, des instincts de survie peu ragoûtants, assène quelques baffes inattendues avant le coup de boule final.


    – Dr Folamour de Stanley Kubrick.

    Point limite de Sidney Lumet (1964) ressemble quant à lui à la version sérieuse du Dr Folamour de Stanley Kubrick – ce dernier fit d’ailleurs des pieds et des mains pour que son film sorte en premier, arguant que les romans à l’origine des deux films entretenaient de trop grandes similitudes.

    Fail Safe (en version originale) joue sur l’un des grands schémas classiques des films paranoïaques : l’erreur matérielle, technique, humaine – ou les trois en même temps – menant à une escalade incontrôlable des événements puis au malentendu final, prélude au grand saut dans le vide nucléaire.

    Un ordinateur envoie des avions américains rayer Moscou de la carte suite à une fausse alerte, les gouvernements américain et soviétique font de leur mieux pour stopper l’inévitable. Le président des États-Unis fait une promesse atroce à son homologue russe : si jamais Moscou est touchée, il ordonnera à ses troupes de faire subir le même sort à New York en contrepartie.

    Six mois plus tôt, Sidney Lumet zébrait le quotidien de son Prêteur sur gages de flashes-back intenses de l’Holocauste, dans des inserts brutaux contrastant avec ses déboires parmi les paumés du Harlem d’alors.

    Quand Point limite honore enfin son titre, le réalisateur capte des passants new-yorkais inconscients de ce qui les attend, en arrêts sur image successifs, pour une scène finale qui n’a rien perdu de sa puissance en soixante ans. Le film souffrait jusque-là de la comparaison avec la géniale comédie pré-apocalyptique de Stanley Kubrick, il la rattrape in extremis dans cette dernière ligne droite.


    – La Bombe de Peter Watkins.

    Les deux œuvres empruntent des chemins différents pour arriver au même constat : la fin de toute chose ne tient désormais qu’à un fil. Exception faite de ces auteurs dont l’inquiétude transparaît à l’écran, la série B américaine n’en continue pas moins de traîter le sujet de façon irréaliste, voire de développer une sorte de fétichisme plutôt curieux, parfois lucide sur son ambivalence.

    La fameuse fin de La Planète des singes voyait le personnage de Charlton Heston fustiger ses contemporains et leur recours funeste à l’arsenal nucléaire ; la séquelle du film révèle en bout de course, dans l’enceinte d’une cathédrale, une grande bombe atomique dorée, vénérée par des humains mutants devenus télépathes sous l’effet des radiations. Une reprise de la figure biblique du faux prophète, des extrapolations science-fictionnelles brindezingues, une fusillade désordonnée où gicle le sang rouge ketchup de la fin des années 1960 : la bombe mettra fin à tout ce cirque dans une conclusion bizarrement nihiliste.

    L’ANTICIPATION, LA VRAIE

    Le premier grand signal d’alarme du bloc capitaliste quant aux effets de la bombe atomique viendra du côté de l’Angleterre, de la part d’un auteur fondamental, à l’importance trop minorée.

    Peter Watkins révolutionne la forme du docudrama en 1964 avec Culloden, une reconstitution de la bataille du même nom, à la moitié du XVIIIe siècle, entre soldats britanniques et écossais, à laquelle le réalisateur applique un traitement anachronique : les combattants sont interviewés et suivis comme s’ils étaient accompagnés d’une équipe de télévision en reportage. Les comédiens amateurs regardent longuement l’objectif, les assauts et la répression des officiers de la Couronne sont saisis en caméra portée, dans toute leur brutalité.

    Par ces partis pris de mise en scène, inédits en leur temps, Peter Watkins parvient à appréhender son contexte historique à la perfection, à immerger dans des enjeux immédiatement tangibles.


    – Threads de Mick Jackson.

    Pour son film suivant, La Bombe (The War Game), il part sur une base fictionnelle et imagine l’explosion d’une bombe atomique dans le comté de Kent, en Angleterre, toujours sous un angle documentaire extrêmement réaliste, documenté, implacable dans ses effets de narration et ses articulations.

    Le film décrit la préparation à une telle éventualité, l’état d’urgence instauré par les autorités, les évacuations, le rationnement, le bruit confus des hostilités internationales galopantes, les différents scénarios envisagés. Une ogive nucléaire explose à une vingtaine de kilomètres ; le décompte des victimes, des brûlures et blessures commence.

    L’après s’organise dans un chaos à peine contenu par des forces de police et des pompiers débordés, les effets secondaires de l’impact arrivent sans laisser le temps de souffler. Les émeutes sont réprimées violemment, les exécutions sommaires se multiplient, il ne reste plus en fin de film qu’un lambeau de civilisation dont les survivants n’aspirent plus à rien.

    The War Game est jugé trop « horrifique » par les responsables de la BBC et, sous pression du gouvernement travailliste de Harold Wilson, la chaîne publique britannique annule sa diffusion. Le film connaît une courte exploitation cinématographique, tourne dans une poignée de festivals, se voit également interdit de télévision américaine.

    Il faut attendre 1985, quarante ans après les destructions de Hiroshima et Nagasaki, pour que La Bombe soit enfin diffusé sur BBC2. Ironie cruelle s’il en est, la BBC programme cette même année une œuvre pensée selon le même principe, Threads de Mick Jackson, dont l’horreur viscérale éclipse, par sa radicalité, les mérites du film de Watkins.

    Une bombe explose cette fois-ci du côté de Sheffield, plus au nord. La narration se poursuit une dizaine d’années après le drame, dans un pays à mi-chemin entre des amorces de reconstruction et une atmosphère médiévale, et s’achève sur l’un des plus atroces freeze frames de l’Histoire des freeze frames.

    Threads fut à la fois conçu comme un hommage au film censuré de Watkins et comme une réponse au téléfilm américain Le Jour d’après de Nicholas Meyer (1983), aux prémisses similaires et au traitement beaucoup plus inoffensif.

    Pour compléter ce panorama, il faut impérativement mentionner le film d’animation britannique Quand souffle le vent de Jimmy T. Murakami, situé quant à lui dans la campagne du Sussex et consacré à la survie puis à la mort d’un vieux couple, préparé à la catastrophe mais isolé et démuni face aux assauts de l’hiver nucléaire environnant. Un peu d’humanité, sur fond de David Bowie qui plus est, ne fait pas de mal au milieu de ces tableaux cauchemardesques… même à l’agonie et à la merci des rats.


    – Le Jour d’après de Nicholas Meyer.

    À L’EST, DU NOUVEAU

    Du côté du bloc soviétique, la question est plus épineuse à aborder, l’évocation des conséquences d’une attaque nucléaire pouvant être perçue comme une critique de la politique militaire en la matière. Mais l’art trouve toujours un chemin.

    Le troisième sketch de The Deserter and the Nomads de Juraj Jakubisko (Tchécoslovaquie/Italie, 1968) fait errer les rescapés d’un hiver atomique à travers les landes désertiques dans une atmosphère carnavalesque morbide.

    La zone du Stalker d’Andreï Tarkovski (Russie, 1979) évoque infiniment plus les ruines d’un incident nucléaire que les vestiges d’activité extraterrestre, de façon encore plus nette que dans le roman des frères Strougatski dont il s’inspire, d’autant que ce thème hantera l’ultime film du cinéaste, Le Sacrifice, en 1986.

    Coécrit avec Boris Strougatski, Lettres d’un homme mort de Konstantin Lopushansky (Russie, 1986) s’aventure dans les terres de l’anticipation post-apocalyptique, après un cataclysme qui aurait pu être évité si l’ingénieur capable d’arrêter le premier tir de missiles n’avait été gêné par une simple tasse de café.

    Cette touche d’ironie vient illuminer de façon très fugace un récit ouvertement désespéré, saisi dans des lumières ocre et poussiéreuses, où les survivants se rassurent en s’estimant maudits dès le départ. Le professeur au cœur de l’intrigue entretient des remugles d’espoir en écrivant à son fils probablement mort, tandis que sa femme et les enfants de l’orphelinat voisin crèvent à petit feu.


    – Lettres d’un homme mort de Konstantin Lopushanskiy.

    La question de savoir si le film décrit la fin de l’Humanité ou celle de l’URSS peut également se poser devant le stupéfiant O-Bi, O-Ba: The End of Civilization de Piotr Szulkin (Pologne, 1985). Quand bien même sa microsociété rescapée du carnage nucléaire, repliée dans un bunker sur le point de s’effondrer, reproduit bon nombre de codes de la société capitaliste, l’analogie pourrait tout autant s’appliquer aux couches de corruption du giron de l’URSS.

    Avec un budget que l’œil habitué aux productions hollywoodiennes clinquantes devine restreint, le réalisateur n’en signe pas moins une œuvre fiévreuse, à la colère rentrée face à chaque mensonge, gorgée de visions hantées par la démence comme seule réaction face à l’apathie généralisée.

    Par un hasard à même de mettre les esprits conspirationnistes en surchauffe, Le Sacrifice, Lettres d’un homme mort et O-Bi, O-Ba sont produits à quelques mois de la catastrophe de Tchernobyl, événement clé et traumatique dans l’appréhension des dangers du nucléaire comme dans celle de la future chute de l’URSS.

    Sur ce sujet précis, Le Syndrome chinois de James Bridges (1979) s’inscrit dans la lignée des thrillers paranoïaques américains des années 1970, avec son équipe de télé menée par Jane Fonda et Michael Douglas, poliment mais fermement décidée à lever le voile sur la dissimulation d’une anomalie potentiellement dramatique dans une centrale nucléaire.

    Coïncidence à s’en arracher les poils sur le caillou, la sortie du film précède de deux semaines l’incident de la centrale de Three Mile Island, en Pennsylvanie. Dans ce film comme dans Le Mystère Silkwood de Mike Nichols (1983), inspiré quant à lui de faits réels, l’accent est mis sur l’aberration des économies de production et de sécurisation sur une technologie aussi dangereuse et volatile.

    PUNISHMENT PARKS

    L’actualité brûlante explique aussi l’apparition de films australiens dédiés à ces questions dans les années 1980, avec comme principale figure de proue Terre interdite de Bruce Myles et Michael Pattinson (1987). Un thriller (avec une apparition de Donald Pleasence en lanceur d’alerte à la voix robotique) basé sur les rapports alors tout juste dévoilés d’une commission d’enquête venant d’établir que des essais nucléaires britanniques, effectués dans les années 1950 en Australie, avaient irradié les populations aborigènes.

    Dix ans plus tard, dans ce qui reste la seule touche de respect vis-à-vis du film original, le Godzilla de Roland Emmerich impute l’émergence de sa créature à la reprise des essais nucléaires français, ordonnée à l’époque par Jacques Chirac dans l’atoll polynésien de Mururoa.


    – Godzilla version Roland Emmerich.

    Entre 1983 et 1985, Peter Watkins tourne un film-somme sur cinq continents, Le Voyage, monstrueux documentaire d’une durée totale de 14h30 réparti en une vingtaine d’épisodes de 45 minutes. Il interroge des familles de toutes origines, de tous milieux sociaux, des experts, des scientifiques et des politiques sur la course à l’armement.

    Le film établit la méconnaissance d’alors sur les dangers liés aux radiations, sur les véritables effets des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Il s’y déploie une avalanche de chiffres vertigineux, il s’y démontre l’impréparation généralisée aux catastrophes corollaires, que le réalisateur illustre de reconstitutions troublantes.

    Peter Watkins a évoqué le thème des déchets nucléaires dans le téléfilm The Trap en 1975, il souhaitait consacrer une autre œuvre-fleuve à ces thématiques au tournant du nouveau millénaire, mais son expérience désastreuse avec les producteurs de La Commune (Paris, 1871), reprise pourtant formidable des partis pris de Culloden sur cette période de l’Histoire française, l’en a découragé.

    Faute de voix à la hauteur dans le paysage cinématographique mondial, la bombe atomique et l’expectative d’une extermination nucléaire se sont normalisées et ont fini par intégrer le champ de la fiction au point d’en devenir un élément familier. La saison 8 de American Horror Story, ou plus récemment Demon 79 de l’anthologie Black Mirror, jouent du motif de notre fin programmée avec un certain détachement pop.

    Au terme des neuf saisons de 24 heures chrono, les États-Unis ont subi une explosion atomique dans le désert, une deuxième dans la ville de Valencia, la fusion du cœur d’une centrale, mais franchement ? Ça va, c’est à peine si le sujet est abordé, parce que pas le temps.

    Les échos cinématographiques japonais à la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima, comme The Land of Hope de Sono Sion (2012) ou Sayônara de Kôji Fukada (2015), entérinent même une acceptation de la dégradation du vivant, une tendance à continuer, comme si de rien n’était. Reste encore à voir la place de l’Oppenheimer de Christopher Nolan dans ce processus de banalisation.

    – Par François Cau.
    – Mad Movies #373

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    @Snoubi pas d’interrogation à avoir, à l’attaque. :ahah:

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    @Psyckofox on pourrait aussi citer le Hardcore de Denis Illiadis ou le Baise-moi de Virginie Despentes

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    À l’échelle industrielle hollywoodienne, James Wan est une licorne : un créateur de tendances, capable de rebondir après une série d’échecs, de prendre les rênes de blockbusters mastodontes tout en supervisant les multiples séquelles et spin-offs des franchises initiées par ses soins. À la veille de la sortie du cinquième Insidious, à l’avant-veille de celle de La Nonne, il convient de rappeler que derrière la machine de guerre bat un cœur sanguinolent, alimenté par un authentique amour du bis.

    La production du tout premier Saw est entrée dans la légende du cinéma d’horreur. Deux amis australiens, James Wan et Leigh Whannell, tournent un court-métrage d’une dizaine de minutes à même de démontrer le potentiel de leur concept. Whannell y joue déjà le rôle d’un supplicié contraint de fouiller les entrailles d’un infortuné encore vivant pour trouver la clé qui le libérera du mécanisme élaboré par Jigsaw. Et Wan y déploie déjà son amour des poupées inquiétantes, cette esthétique de friches délavées et ce montage agressif qui finiront par caractériser la saga.

    Produit pour moins de 2 millions de dollars, Saw premier du nom explose le box-office à tel point qu’un projet de suite est immédiatement lancé. Leigh Whannell remanie un script original de Darren Lynn Bousman pour l’inscrire dans la continuité de la saga naissante, mais James Wan passe son tour.

    Comme il s’en expliquait en 2010 à l’inestimable Alexandre Poncet au moment de la sortie d’Insidious,

    « Je n’ai rien contre les suites et les remakes, mais dans les deux cas, il faut réussir à apporter quelque chose d’unique et de nouveau. Quand on m’a demandé de tourner Saw II, je n’ai pas su comment m’y prendre. J’avais déjà raconté cette histoire et j’avais l’impression que j’allais me répéter. Si j’avais trouvé une nouvelle direction, je l’aurais fait. »

    Il peut paraître sagouin de ressortir cette citation datant d’une époque où le futur producteur n’a pas encore à son tableau de chasse trois Conjuring, autant d’Annabelle et bientôt cinq Insidious.

    Mais le fait est que James Wan assume toujours ce point de vue dix ans plus tard quand il est interrogé sur une éventuelle suite de M3gan, en amont de la sortie de cette production du studio Blumhouse dont il revendique la paternité de l’idée originale.

    Il évoque pour justifier sa réserve une part de superstition ainsi qu’un besoin de sortir des sentiers battus et de mettre sur pied des projets barjos qu’il aurait envie de voir en salle. Il pourrait y avoir de la langue de bois dans la bouche du metteur en scène de deux énormes succès ayant dépassé le milliard de recettes au box-office mondial (Fast & Furious 7 et Aquaman), mais d’une, son enthousiasme semble inchangé depuis ses toutes premières interviews, et de deux, il a signé contre toute attente l’un des films bis les plus furibards de la jeune décennie des années 2020 avec Malignant.


    – James Wan prépare un plan dans le décor du premier Saw.

    La mort lui va si bien

    Le genre pur et dur était déjà la voie choisie par le cinéaste à la suite du carton de Saw, avec deux productions originales au budget confortable mais relativement modeste de 20 millions de dollars chacune. Dead Silence (2007), coécrit avec Leigh Whannell, le voit rester dans le domaine de l’horreur, mais dans un registre radicalement différent des délires vengeurs de Jigsaw, dont les séquelles n’en finissent plus de prostituer des gimmicks de mise en scène tapageurs.

    Wan entame pour l’occasion sa collaboration avec le directeur de la photographie John R. Leonetti, qu’il retrouvera sur le film suivant, les trois premiers Insidious et le premier Conjuring. Au revoir les couleurs de clou rouillé en vogue dans le torture porn, bonjour les simili-nuits américaines en intérieurs vieillots aux mille détails glauques. La réalisation gagne en lisibilité et en efficacité, le montage fricote avec la tentation du jump scare mais finit par lui préférer une horreur plus suggestive, plus dérangeante, centrée sur la déformation faciale et corporelle. Ce parti pris colle parfaitement à une histoire aux bases grotesques de ventriloque et de poupées maudites.

    La fête est, hélas, en partie salopée par un gros ventre mou à mi-parcours et par les deux têtes d’affiche masculines, les falots Ryan Kwanten et Donnie Wahlberg, à peine rattrapés par des seconds rôles de première bourre comme cette vieille ganache de Bob Gunton.

    Le problème ne se posera plus dans Death Sentence (2007), refonte de l’univers littéraire créé par Brian Garfield à l’origine (lointaine, très lointaine) des films de la saga Un justicier dans la ville. Kevin Bacon y campe un cadre sup’ fermement décidé à démastiquer lui-même le gang responsable de la mort de son fils, quitte à y perdre son humanité, son âme et le peu de famille qu’il lui reste.


    – Wan en pleine discussion avec Kevin Bacon durant le tournage de Death Sentence.

    Leonetti a cette fois-ci pour consigne de composer une image tout en nuances de noir, imprégnée de poussières en suspension et de néons rouges clignotants, dans une fusion cradingue entre le New York des années 1970-80 et les ghettos contemporains. James Wan adapte son style à un récit cru, d’une sécheresse radicale ayant favorisé les interprétations circonspectes.

    Il y a, incontestablement, une forme d’iconisation du personnage principal dans la toute dernière partie, lorsqu’il n’a plus rien à perdre et que sa brutalité atteint son apogée. Mais James Wan et son scénariste Ian Mackenzie Jeffers ne font aucun mystère du prix colossal à payer pour en arriver là, ni de la tétanie frappant le personnage principal lors de l’incroyable séquence de poursuite dans le parking.

    Même si le film doit concéder un semblant de happy end, où un Kevin Bacon zombifié et à deux doigts de clamser sur son canapé regarde une vidéo familiale, difficile d’en retirer la moindre satisfaction ou le moindre soulagement.

    Les productions de James Wan, et dans une certaine mesure celles de Leigh Whannell, s’imprègnent invariablement, à des degrés divers, de l’air du temps. Le virage réactionnaire et punitif de la saga Saw peut en attester : l’heure n’est pas franchement à un regard progressiste sur les questions de criminalité et de justice.

    Dead Silence reprenait déjà à son compte le principe d’une justice d’outre-tombe, l’heure est clairement à la rétribution dans le cinéma de genre américain. Mais contrairement aux premiers méfaits de Jigsaw, la ventriloque vengeresse et le vigilante ne font pas école, tant s’en faut. Les deux films ne rentrent pas dans leurs frais et contrarient la trajectoire toute tracée du wonderboy.


    – James Wan pose dans l’un des décors de Dead Silence.

    Des corridors lointain

    James Wan ne se laisse pas abattre et puise l’inspiration de son prochain film dans son histoire personnelle, comme il le confiait à l’irremplaçable Alexandre Poncet. « Je n’en parle généralement pas trop, mais je descends d’une famille chinoise. Et une grande partie de la culture chinoise se concentre sur la vie après la mort, la réincarnation… Les superstitions font partie de la vie des Chinois.

    Je me souviens d’une histoire effrayante que me racontait ma grand-mère : pourquoi ne faut-il jamais peindre le visage de quelqu’un en train de dormir ? Parce que lorsque vous êtes assoupi, votre âme quitte votre corps et se balade, et quand elle revient, si elle ne reconnaît pas son visage, elle continuera sa route. Et vous ne vous réveillez jamais !

    J’ai commencé à en parler à Leigh Whannell il y a quelques années et on s’est dit que ça donnerait un long-métrage intéressant. On savait qu’on pouvait donner un nouveau souffle au film de maison hantée. Nous avons essayé de prendre les conventions très strictes du genre et de les tordre. » Si vous n’avez pas vu Insidious, fuyez cette révélation : il ne s’agit pas tant d’un film de maison hantée que d’une histoire de possession.

    Dalton, le fils d’une famille plutôt tranquille, est capable de détacher son âme de son enveloppe charnelle et de se balader librement. Forcément, il s’égare lors d’une de ses virées dans le Lointain (« The Further » en version originale), un lieu de transition où les esprits des défunts les plus menaçants baguenaudent dans l’attente d’une âme à posséder.

    Après quelques signaux inquiétants reprenant effectivement les codes du film de maison hantée, la dernière partie de l’intrigue vrille et se consacre à l’exploration de cette dimension parallèle pleine de spectres aux intentions peu catholiques, en tête desquels on retrouve une apparition grabataire vêtue d’une robe de mariée noire ou un démon au visage peinturluré de rouge à lèvres.

    James Wan se retient dans la fantasmagorie psychédélique, d’une part pour des raisons budgétaires (le budget ne dépasse pas la barre des 2 millions de dollars), et surtout pour des questions de rendu, comme il le confiait à l’inénarrable Alexandre Poncet.

    « Dans la première version du film, j’ai expérimenté avec des designs très stylisés, mais ça ne fonctionnait pas du tout. C’était trop différent du reste du long-métrage. J’ai réalisé que ce n’était pas la bonne approche et j’ai décidé de décrire cet autre monde dans une obscurité totale. Je me suis dit que c’était au spectateur de projeter ses propres fantasmes dans cet univers parallèle. »

    Cette économie sert le projet à la perfection, décuple le potentiel terrifiant de ses monstres et permet de se projeter à corps perdu dans le calvaire enduré par un nouveau venu dans la famille cinématographique de James Wan. À savoir le comédien Patrick Wilson, en rupture salutaire de ces énormes machines que furent L’Agence tous risques de Joe Carnahan et Watchmen : les gardiens de Zack Snyder.

    Le film remporte un succès aussi retentissant que Saw en son temps, une suite est négociée, et cette fois-ci, James Wan accepte. Leigh Whannell rempile au scénario et devant la caméra, dans un irrésistible rôle secondaire d’assistant de la médium assurant la liaison entre les deux mondes. L’intrigue reprend directement à la suite du premier film et en offre un ultime acte un rien étiré mais astucieusement complémentaire, dans lequel Wilson joue les possédés avec un plaisir sadique manifeste.

    Whannell garde la main sur les deux films suivants, se lance dans la réalisation avec le Chapitre 3, sans éclat. La faute au manque d’intérêt réel de ces préquelles, notes de bas de page à l’échelle de la saga censées creuser le personnage de la spirite incarnée par Lin Shaye. Le nouvel opus, Insidious: The Red Door, marque non seulement le passage de Patrick Wilson derrière la caméra, mais surtout le retour de la famille Lambert, dix ans après les événements du premier film. Peut-être l’ellipse dont la saga a besoin.


    – Wan sur le tournage du deuxième épisode d’une de ses franchises phares, Insidious.

    #Le bon diable sans confession

    À l’époque de la sortie du premier Insidious, James Wan confiait des secrets de sa cuisine interne de production au micro du redoutable Alexandre Poncet. « Les histoires de fantômes et de maison hantée ne se démodent pas. Les films d’exorcisme non plus, je ne sais pas pourquoi. Les peurs religieuses, liées au Diable et à l’Enfer… Pour l’anecdote, on a fait des études pour la promotion d’Insidious et on s’est rendu compte que ce type d’intrigues marchait particulièrement bien sur un public catholique ! (rires) »

    En parallèle du développement du second Insidious, James Wan tombe sur un script inspiré des authentiques investigations dans le domaine du paranormal du couple Lorraine et Ed Warren, respectivement médium et démonologue. En promotion, le réalisateur avoue suivre leurs exploits depuis sa prime jeunesse ; il rencontre la vraie Lorraine, lui confie un rôle symbolique.

    Les époux sont interprétés par Vera Farmiga et Patrick Wilson, certes endimanchés dans des fringues vintages, mais tout de même gorgés de leur glamour de stars, disposés à transcender leurs modèles dans des films rejouant leurs plus fameuses enquêtes.
    Et c’est une partie du problème éthique que peut poser la série de films – oui, tout de suite, les grands mots. La mention « Inspiré de faits réels » a toujours été une arme commerciale de catégorie non mortelle, certes, mais volontiers putassière.

    Les frères Coen s’en sont amusé avec Fargo, œuvre totalement fictionnelle contrairement à ce que prétend le carton introductif ; Michael Bay en a abusé comme un drogué en manque devant un sachet de son poison favori dans No Pain No Gain, son hommage tout personnel au cinéma des mêmes frères Coen.

    Entre ces deux extrêmes, l’intention varie, et dans le cas de la franchise Conjuring, l’inspiration tirée d’authentiques faits divers interroge d’autant plus que les personnages des époux Warren tirent de leur foi religieuse une partie non négligeable de leurs convictions dans le caractère surnaturel des événements. Le troisième Conjuring, sous-titré Sous l’emprise du Diable en français, prête plus franchement le flanc à une suspicion d’élan bondieusard de la part du cinéma d’horreur américain.


    – Wan sur le tournage du deuxième épisode d’une de ses franchises phares, Conjuring.

    Le propos du film tourne tout de même autour de l’opportunité de déclarer un meurtrier innocent car possédé au moment du passage à l’acte…

    Interrogé sur le sujet par l’insubmersible Cédric Delelée pendant la promotion du long-métrage, Patrick Wilson balaie poliment toute suspicion :

    « Qu’on joue un mormon ou quelqu’un qui croit en autre chose qu’en Dieu, on étudie la question, certes, mais on laisse ses convictions religieuses de côté. Elles n’entrent pas en ligne de compte, à moins bien sûr que ce soit utile pour le rôle. En ce qui me concerne, je n’ai pas été élevé dans la religion catholique et dans la vie de tous les jours, je ne pense pas au Diable, au Mal, à ce genre de concepts. Mais ça fait tellement partie intégrante des personnages d’Ed et Lorraine, leur foi est tellement forte et profondément ancrée en eux – tellement pure en quelque sorte – que c’est encore plus facile de se glisser dans leur peau, parce que leur croyance est quelque chose de clair et net. »

    James Wan et Leigh Whannell adoptent le même point de vue. Une fois assimilé par les conventions cinématographiques, le réel devient une dimension parallèle, un Lointain où toutes les réinterprétations peuvent et doivent être possibles au nom du spectacle. Partons du principe que le Diable et ses légions existent, transformons cette donnée en terrain de jeu aux multiples possibilités.

    C’est précisément ce que traduisent les déclinaisons de l’univers Conjuring, à savoir les franchises Annabelle (sur une poupée maléfique) et La Nonne (sur… vous avez compris), en réalité deux démons déguisés sous des apparences délibérément trompeuses. Et cette approche fait des petits, puisque c’est dans ce sillage que s’inscrit le récent et hilarant L’Exorciste du Vatican, avec la même ambiguïté entre inspiration de faits réels et zumba horrifique dépoitraillée.

    Reste à voir sur le long terme si cette approche entretient une vague idéologico-réactionnaire, comme le maintient Christophe Gans depuis plus d’une vingtaine d’années… ou si elle participe in fine à l’appréhension de la Bible comme un ancêtre du bis.

    #Si SI la famille

    James Wan crée sa société de productions Atomic Monster en 2014, justement pour développer l’univers cinématographique autour des époux Warren. Il met le pied de ses collaborateurs réguliers à l’étrier de la mise en scène. John R. Leonetti, David F. Sandberg, Michael Chaves, Gary Dauberman et Corin Hardy signent leur premier long-métrage dans ce giron… et font invariablement n’importe quoi dès qu’ils s’en éloignent. Votre Honneur, merci de verser les pièces à conviction I Wish – faites un vœu (2017) et les deux Shazam (2019 et 2023) au dossier.

    Au même moment, la carrière de James Wan passe plusieurs vitesses d’un coup avec son installation aux commandes de la franchise Fast & Furious.

    Sous sa direction, le septième épisode va enfin sortir du placard et assumer le grand n’importe quoi dans lequel le cinquième épisode trempait timidement le gros orteil. Les braqueurs de lecteurs DVD du film original de Rob Cohen deviennent des espions kamikazes à la solde des services secrets américains, parachutés d’un avion militaire sur un convoi protégé par la fine fleur des artistes martiaux internationaux, sautant de tour en tour à Abu Dhabi au volant d’une Lykan HyperSport, voguant d’explosion en explosion pour finalement se balancer des bouts de parking sur la tronche afin de clore les débats.

    La volonté de sérieux papal imbécile du précédent volet laisse place au plaisir régressif recherché par les fans de la franchise, le box-office double quasiment pour atteindre le chiffre absurde de 1,5 milliard de dollars et l’exploit ne s’arrête même pas là. Lorsque la production est frappée par la mort de Paul Walker, face à la pression financière monumentale, James Wan parvient à trouver la meilleure façon possible de faire partir son personnage et réalise ce qui reste à ce jour le sommet émotionnel de la saga, toutes proportions gardées bien sûr.

    Le concept de famille, grommelé à travers cette difficulté articulatoire caractéristique du jeu de Vin Diesel, prend enfin corps, au point de réussir à émouvoir les non-détenteurs de permis les plus cyniques. Attention, plus que jamais, la marque Fast & Furious exalte des valeurs américaines faisandées et témoigne de la mort cérébrale irrémédiable et inflationniste du blockbuster contemporain, celle-là même que les grands cinéastes du Nouvel Hollywood prédisent depuis une bonne décennie. Mais au moins, ce grand huit dans les enfers artistiques a le mérite d’être distrayant dans sa démesure et sa connerie cosmique.


    – James Wan en mode prince de la ville sur le tournage de Fast & Furious 7.

    Univers sales !

    Il en va de même pour son Aquaman (2018), virée perdue d’avance dans un univers cinématographique DC Comics en crise et refonte permanente. Le film aligne une direction artistique chaotique à même de rendre des aveugles épileptiques, une gestion aseptisée et nonsensique de son univers sous-marin, des rajeunissements numériques parmi les plus odieux vus dans un film de super héros (ce qui n’est pas peu dire) et une reprise de la chanson Africa de Toto par Pitbull passible de procès devant la Cour pénale internationale.

    Malgré ces tonnes de plomb dans l’aile, par ce que les croyants appelleraient un miracle et les pragmatiques un minimum de recul et de travail, James Wan accouche d’un film DC à peu près regardable, où sa patte de réalisateur parvient à surnager dans des scènes d’action passables mais amusantes. Aquaman dépasse lui aussi le milliard de recettes mondiales, l’univers Conjuring explose ses seuils de rentabilité les uns après les autres.

    À ce stade de sa carrière, James Wan se trouve sur le toit du monde, il a probablement droit de vie et de mort sur certains sous-fifres, pour ce qu’on en sait. Contre toute attente industrielle, il s’en retourne à ses premières amours avec deux projets vendus sur des éléments de langage féministes – tout comme les inquisiteurs en prosélytisme religieux, les pourfendeurs du wokisme sont invités à se la coller sur l’oreille pour la fumer plus tard à la vue du résultat.

    Si M3gan de Gerard Johnstone y va plutôt mollo sur les effusions graphiques mais compense par un mauvais esprit savoureux, Malignant, le grand retour de James Wan à l’horreur, s’avère bien gratiné comme il faut. Il y a même de quoi se décrocher la mâchoire devant la révélation visuelle du pot aux roses et son sidérant climax, parmi les plus invraisemblables scènes d’action horrifiques de ce jeune millénaire.

    Le film n’a, hélas, pas rencontré le succès escompté. La suite d’Aquaman a souffert de multiples reports et aléas de production dus à la pandémie, et le film pâtit déjà de rumeurs infamantes sur sa qualité, liées en grande partie au retentissement du procès entre son actrice Amber Heard et son ex-époux Johnny Depp.

    Même si le score d’Aquaman et le royaume perdu, toujours programmé pour la fin décembre 2023, devrait définitivement enterrer les films DC pour les années à venir (en attendant les débuts de l’ère James Gunn), ce ne serait pas une lourde perte.

    En tant que producteur, James Wan à déjà dans son escarcelle une vingtaine de projets à divers stades d’avancement, avec pêle-mêle des suites pas vraiment attendues (Mortal Kombat 2), des reboots/remakes intrigants (Knight Rider, Dylan Dog, Salem, The Last Train to New York), du Stephen King (The Tommyknockers, The Monkey), des projets originaux (Cosmetic, Below), sans compter l’exploitation toujours vaillante de ses propres franchises (Saw X, The Conjuring: Last Rites…). Et même en cas d’incident industriel, rien, visiblement, ne saurait empêcher Wan de rebondir à nouveau dans une direction délicieusement saugrenue.

    Par François Cau
    Propos de James Wan recueillis par Alexandre Poncet
    Propos de Patrick Wilson recueillis par Cédric Delelée

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    À l’occasion de la sortie sur Prime Vidéo de la relecture sérielle du Faux-semblants de David Cronenberg, voyons double et penchons-nous sur la figure des jumeaux. Mais plutôt que de revenir sur les films présents dans n’importe quel best of de la gémellité horrifique (du Faux-semblants précité à Basket Case en passant par le récent Goodnight Mommy), il nous a semblé plus opportun de nous attarder sur des titres plus méconnus ou pas assez célébrés. Mais attention aux spoilers !

    Honneur aux anciens, entamons ce voyage dans la gémellité horrifique du côté de la Hammer. Ultime chapitre de la trilogie Karnstein initiée avec The Vampire Lovers et La Soif du vampire, Les Sévices de Dracula (1971) – titre auquel on préférera l’original, Twins of Evil, vu que Dracula n’apparaît pas dans le film – met en scène deux sœurs jumelles bien plus vicieuses que les demoiselles de Rochefort.

    Habituées à une existence oisive dans la cité des Doges, Maria et Frieda, devenues orphelines, sont recueillies par leur oncle Gustav (Peter Cushing), un fanatique religieux qui brûle des jeunes filles suspectées de sorcellerie dans une petite ville autrichienne. Pas du tout disposée à vivre sous le joug d’un tonton puritain, Frieda plonge tête baissée dans la gueule du loup, à savoir celle de l’aristocrate libertin Karnstein, comte de son état. Elle ignore que celui-ci a scellé un pacte avec son ancêtre Carmilla, qui a fait de lui un nosferatu. Bien entendu, Frieda ne tarde pas à subir le même sort.

    Nanti d’une direction artistique qui en met plein la vue et d’une réalisation dynamique signée John Hough (La Maison des damnés), Twins of Evil vaut principalement pour son érotisme gothique (Coppola se souviendra des nuisettes transparentes dans son Dracula), avec en premier lieu la plastique de ses héroïnes incarnées par Mary et Madeleine Collinson, deux vraies jumelles venues de l’île de Malte dont le plus grand fait d’armes est d’avoir posé dans Playboy (aujourd’hui, on a droit à Marlène Schiappa…).

    Maria et Frieda ont beau être parfaitement identiques (ce qui sert de ressort dramatique à plusieurs reprises), elles sont d’un caractère très différent : là où Maria est sage, réservée et romantique (voir sa relation avec le jeune professeur joué par David Warbeck dix ans avant L’Au-delà), Frieda est rebelle, mystérieuse et impulsive, ce qui ne l’empêche pas d’adorer sa sœur et d’être torturée à l’idée que ses pulsions la poussent à la mordre.


    – Martin Potter et Judy Geeson dans Goodbye Gemini.

    D’un point de vue thématique, il s’agit là d’une des productions les plus riches de la Hammer : en effet, difficile de voir dans l’oncle et ses sbires le camp du Bien face à un comte certes décadent mais victime d’une malédiction familiale. Quant à Frieda, elle trouve une vraie liberté en rejoignant les rangs des vampires, au risque de mettre en danger la vie de Maria. Tout l’intérêt du film réside dans cette ambiguïté et dans ces trois personnages, bien plus que dans ceux de Maria et du professeur dont elle s’entiche, plus modérés et donc moins complexes.

    Également réalisé par un habitué de la Hammer (Alan Gibson, à qui l’on doit Dracula 73 et Dracula vit toujours à Londres), Goodbye Gemini (1970) va beaucoup plus loin dans l’aspect sexuel. Étudiants issus d’une famille très aisée, les jumeaux Jackie (Judy Geeson, L’Étrangleur de la place Rillington) et Julian (Martin Potter, Fellini Satyricon) débarquent à Londres et s’installent dans la maison où ils sont censés séjourner. Ou plutôt en prennent possession, puisqu’ils ont tôt fait de se débarrasser de leur propriétaire pour être tranquilles.

    On comprend très vite que sous leurs airs innocents, ni le frère ni la sœur ne sont très équilibrés. Jackie se promène partout avec un ours en peluche qui lui sert de confident et sa relation avec Julian dégage un fort parfum d’inceste, celui-ci ne lui cachant pas être sexuellement attiré par elle.

    En jouant les noctambules dans les clubs de la ville, ils font la connaissance de Clive (Alexis Kanner, le numéro 48 de la série Le Prisonnier), un mac criblé de dettes qui cherche à soutirer de l’argent aux jumeaux. Après l’avoir drogué, il emmène Julian dans un bordel et le prend en photo en train de se faire violer par deux travestis afin de le faire chanter. Mais on ne s’en prend pas impunément à des jumeaux psychopathes…


    – Daphne Zuniga dans Vœux sanglants.

    Goodbye Gemini prend pour toile de fond le Swinging London de la fin des sixties pour raconter une histoire d’amour méchamment tordue prenant place dans un milieu underground queer rarement décrit à l’époque. Cette modernité thématique se reflète dans une mise en scène stylisée riche en angles de caméra audacieux mis en valeur par la photographie du grand Geoffrey Unsworth (2001, l’odyssée de l’espace).

    Film étrange, plus suggestif que démonstratif – ce qui ne l’empêche pas de laisser une forte impression –, Goodbye Gemini est certes un peu daté mais reste un modèle de romantisme déviant.

    MEURTRES EN CASCADE

    Terrain de jeu idéal des twists improbables, le slasher s’empare avec délices de la figure des jumeaux. Dans Vœux sanglants (The Initiation, 1984), Kelly (Daphne Zuniga, La Mouche 2), amnésique depuis qu’elle a été blessée à la tête lorsqu’elle avait neuf ans, vient d’entrer à l’université et souffre de cauchemars récurrents où elle voit un homme brûler vif dans la maison de son enfance.

    Contre l’avis de ses parents, elle décide de se livrer à une expérience menée par un séduisant professeur (James Read, le pote de Patrick Swayze dans Nord et sud), laquelle est censée lui permettre de comprendre la signification de ce rêve. Entre deux séances, elle se prépare à effectuer avec quelques camarades un rituel d’initiation dans le but d’intégrer la sororité de sa fac. Ledit rituel consiste à pénétrer par effraction dans une sorte de Galeries Lafayette texan dont son père est propriétaire et à voler l’uniforme du veilleur de nuit.

    Pendant ce temps, à plusieurs kilomètres de là, l’infirmière en chef d’un asile est assassinée et des patients s’échappent. Ce n’est que le premier d’une série de meurtres dont le père et les amis de Kelly sont à leur tour victimes. À la fin de l’histoire, l’héroïne se retrouve face à l’auteur du massacre qui n’est autre que Terry, une sœur jumelle maléfique qu’elle n’a jamais connue puisqu’elle était enfermée dans l’asile.


    – Deborah Foreman dans Week-end de terreur.

    Seule qualité du film : il est littéralement impossible de voir venir ce twist sorti de nulle part puisque les raisons qui poussent Terry à dessouder tout le monde à l’aide d’un arsenal allant de l’outil de jardinage au harpon en passant par un arc sont assez nébuleuses. La scène où les sœurs se rencontrent enfin donne par ailleurs l’occasion à Daphne Zuniga de jouer la folie avec une étonnante économie de moyens : elle gesticule en écarquillant les yeux et en faisant des grimaces tout en s’esclaffant très fort. Effet comique garanti.

    Dans Week-end de terreur (April Fool’s Day, 1986), des étudiants sont invités à venir passer le spring break dans le manoir des parents de leur amie Muffy (Deborah Foreman, Waxwork) sur leur île privée. Mais l’affaire s’engage plutôt mal : à peine sont-ils arrivés qu’un des marins qui les accompagne lors de la traversée est grièvement blessé dans un accident.

    Une fois installés, ils sont victimes de quelques poissons d’avril imaginés par Muffy. Rien de bien méchant, jusqu’à ce que les invités commencent à être massacrés les uns après les autres et qu’on retrouve la tête de Muffy dans la cave. Comme dans Vœux sanglants, on apprend alors que Muffy a une jumelle prénommée Buffy (!) : échappée d’un asile, elle a tué tout le monde en se faisant passer pour sa sœur après avoir décapitée cette dernière.

    C’est du moins ce qu’on essaie de nous faire croire, puisque le film nous révèle que tout cela n’est qu’une énorme farce et la répétition générale d’une pièce de théâtre grand-guignol dont les participants ont été mis dans la confidence au fur et à mesure de leur prétendu trépas.

    Tous les codes du slasher étant respectés – voire carrément parodiés sans qu’on s’en rende compte –, la manipulation du spectateur est totale et fonctionne du tonnerre, soutenue par des « meurtres » bien sentis (mention à la victime pendue par les pieds qui se balance au bout d’une corde et ne peut échapper aux morsures d’un serpent) et le talent du réalisateur Fred Walton (Terreur sur la ligne) pour créer une atmosphère de plus en plus stressante, épaulé par un score au diapason signé Charles Bernstein.


    – Mark Soper dans Blood Rage.

    Passé complètement inaperçu en raison d’une sortie repoussée quatre ans durant alors que le slasher était en train de tourner de l’œil, Blood Rage de John Grissmer (1987) possède un point de départ stimulant : gamin, Terry a assassiné un adolescent et a laissé accuser son frère jumeau Todd, qui n’a pas supporté la pression et a sombré dans un état catatonique. Enfermé dans un asile depuis dix ans (c’est fou ce qu’il peut y avoir comme jumeaux dans ce genre d’établissements), ce dernier réussit à s’évader.

    Devenu entre-temps le fils chéri de leur maman (Louise Lasser, Mort sur le gril), Terry (Mark Soper, Côte ouest) y voit l’occasion rêvée pour recommencer à tuer puisque tout portera à croire que Todd (Mark Soper, Côte ouest, suivez un peu) est le coupable.

    Et il ne fait pas les choses à moitié, puisque Blood Rage aligne un bodycount impressionnant tandis que la mère des jumeaux perd peu à peu la raison. Sa relation avec Terry constitue d’ailleurs l’aspect le plus réussi du film, le jeune homme souffrant de toute évidence d’un sacré complexe d’Œdipe puisque voir sa maman avec des hommes (elle n’est ni très farouche ni très pudique) déclenche immanquablement chez lui des envies de meurtre.

    Il était déjà question de pulsions incestueuses et de gémellité dans Scalpel (False Face, 1977), le film précédent du réalisateur, où un chirurgien esthétique veuf et psychopathe (Robert Lansing, L’Empire des fourmis géantes) refait le visage d’une strip-teaseuse défigurée par son mac pour qu’elle ressemble à sa propre fille (Judith Chapman, Les Feux de l’amour). Celle-ci a en effet fui sa maison après que son père l’a surprise en train de faire l’amour avec son petit ami et a tué ce dernier.


    – Judith Chapman dans Scalpel.

    S’il n’est pas question ici de vraies sœurs jumelles, il n’empêche que le docteur enseigne à sa protégée tout ce qu’il peut pour qu’elle devienne la copie conforme de son enfant, non seulement dans le but de toucher une part de l’héritage destiné à la jeune femme, mais aussi de la mettre dans son lit pour enfin vivre son fantasme pervers.

    Son plan se déroule comme prévu jusqu’à ce que sa vraie fille refasse surface… Si Blood Rage reste plaisant à suivre, mais arrive un peu après la bataille et ne s’anime vraiment que lors des meurtres, Scalpel n’a rien à envier aux giallos de machination les plus tordus du bis italien ; il est donc fort regrettable que la carrière de John Grissmer se soit résumée à ces deux films et qu’il se soit tourné vers l’enseignement.

    Quant à Bo et Vincent, les jumeaux de La Maison de cire (House of Wax, 2005), ce sont des siamois qui ont été séparés à la naissance, l’opération laissant Vincent affreusement défiguré. Pourtant, le plus sadique des deux est Bo, qui a gardé une apparence normale et manipule son frère pour l’aider à remplir le musée qu’ils ont hérité de leur mère avec des cadavres de touristes plongés dans la cire. Dans la dernière scène, on comprend que les jumeaux étaient en fait des triplés. Premier film de l’honorable artisan Jaume Collet-Serra, La Maison de cire est aussi son meilleur.

    TWISTED SISTERS

    American Mary (2012) a beau ne pas être centré sur la gémellité, ce récit de body horror – qui ressemble à ce qu’aurait pu donner un épisode de Nip/Tuck réalisé par Clive Barker – mérite amplement sa place dans cette liste. En effet, l’étudiante en médecine héroïne du film (Katharine Isabelle, Ginger Snaps) pratique des opérations de chirurgie plastique illégales pour arriver à payer son loyer.


    – Brian Van Holt dans La Maison de cire (2005).

    Elle opère par exemple l’amie d’une strip-teaseuse qui a modifié son apparence pour ressembler à Betty Boop (avec un résultat assez terrifiant) et souhaite qu’on lui retire les seins, ses organes génitaux et qu’on lui couse l’utérus pour ressembler à une poupée Barbie.

    Parmi ses patients, on trouve également deux jumelles gothiques qui se promènent avec des cavités creusées dans la chair et des dents limées. Venues de Berlin, elles souhaitent qu’on les ampute du bras gauche afin d’être collées l’une à l’autre. Un double rôle qui a ceci de particulier d’être interprété par les réalisatrices du film, les sœurs Jen et Sylvia Soska, à qui l’on doit le récent Rage, remake du film de David Cronenberg.

    De son côté, Ryan Murphy semble avoir un faible pour les jumeaux, comme en attestent plusieurs saisons de la série American Horror Story. Dans la première, Murder House, ce sont deux frères, Troy et Brian, qui s’introduisent dans la maison maudite : assassinés par Infantata, le bébé mort-vivant qui occupe les lieux, ils deviennent des fantômes condamnés à errer dans la demeure et à faire peur à ceux qui la visitent ou s’y installent – un peu comme des versions masculines des jumelles Grady de Shining.

    À la fin de la saison, Connie Britton donne naissance à des jumeaux mais seul l’un des deux survit (et deviendra l’Antéchrist). Dans la saison 4, Freakshow, Dot et Bette (Sarah Paulson) sont des siamoises avec deux têtes et un seul corps kidnappées par le psychopathe Dandy, ravi d’avoir sous la main deux filles pour le prix d’une…


    – Lisa et Louise Burns se préparent pour une prise durant le tournage de Shining.

    DEAD OR ALIVE

    Dans la famille des jumeaux imaginaires mais pas complètement, La Part des ténèbres (The Dark Half, 1993) mérite mieux que sa réputation peu flatteuse.

    Thad Beaumont est un romancier qui ne connaît le succès que lorsqu’il écrit des romans d’horreur sous le pseudonyme de George Stark. Prisonnier de cet auteur imaginaire qui lui pèse, il décide de faire croire à sa mort, mais Stark se manifeste sous une forme physique identique à celle de Thad et assassine plusieurs personnes de son entourage.

    Suspecté des meurtres suite aux relevés d’empreintes effectués par la police, Thad apprend que Stark n’est pas qu’une invention puisqu’il s’agit de son frère jumeau parasite, mort lorsque sa mère a accouché et ressuscité par ses romans. Mais l’état de Stark se dégrade et le seul moyen pour lui de ne pas retourner au néant est de forcer Thad à écrive un livre le décrivant comme un être réel.

    Après une lutte à mort entre les jumeaux, Stark sera emporté par une nuée d’oiseaux psychopompes, des créatures issues de la mythologie qui viennent chercher les âmes de ceux dont l’existence défie l’ordre naturel.

    Sans être un sommet de l’œuvre de George Romero – et loin de valoir le roman de Stephen King dont il est tiré –, le film bénéficie d’une ambiance parfois glaçante, de l’interprétation habitée de Timothy Hutton et d’une des musiques les plus incantatoires de Christopher Young.

    Un peu oublié dans la filmo de Brian De Palma car occulté par ses réussites ultérieures, Sœurs de sang (Sisters, 1972) reste pourtant difficile à surpasser dans le sous-genre qui nous occupe.


    – Timothy Hutton dans La Part des ténèbres.

    Jeune mannequin douce et séduisante, Danielle Breton (Margot Kidder) ramène chez elle un homme qu’elle poignarde après une nuit d’amour. Témoin de la scène depuis sa fenêtre, sa voisine journaliste avertit la police mais le corps reste introuvable.

    En menant son enquête, elle découvre que Danielle avait une sœur siamoise, Dominique, morte lors d’une opération de séparation qui a mal tourné. En faisant revivre sa jumelle, Danielle trouve le moyen de concentrer sa part d’ombre – sa défunte sœur, donc – et de l’exorciser en tuant, même si elle ne garde aucun souvenir du meurtre puisqu’elle ne pense pas l’avoir commis.

    Le récit ne dit jamais vraiment si l’héroïne souffre d’un trauma schizophrénique ou si Dominique est vraiment un être maléfique qui a infecté Danielle. C’est ce qui fait toute la force de ce thriller furieusement hitchcockien où le génie du cinéaste explose dans chaque scène impliquant Margot Kidder, la future Lois Lane livrant une performance inoubliable, à la fois émouvante et malsaine.

    La frénésie gothique de la musique de Bernard Herrmann achève de faire de Sœurs de sang une pièce maîtresse du genre, forte d’un twist qui peut paraître aujourd’hui très prévisible, mais qui produisit un effet tétanisant à l’époque.

    En 2006, Douglas Buck livrera avec Sisters une relecture finalement plus proche de la body horror chère à Cronenberg que du film de De Palma, pour un résultat moyennement convaincant en raison d’une mise en scène sans relief et d’un casting aux fraises.

    EVIL BRO

    Mais le film le plus mémorable ayant trait au côté obscur de la gémellité reste sans aucun doute L’Autre (The Other, 1972), sur lequel il convient de s’attarder quelque peu.

    Produit et adapté par l’auteur Tom Tryon de son propre roman et réalisé par Robert Mulligan (Du silence et des ombres), le film se passe dans l’Amérique rurale des années 1930 et s’intéresse à des frères jumeaux âgés de dix ans, Niles et Holland (Chris et Martin Udvarnoky), qui vivent dans une ferme du Connecticut.

    Depuis la mort de leur père dans un mystérieux accident, leur mère (Diana Muldaur, Star Trek : la nouvelle génération) a sombré dans la dépression et ne quitte plus sa chambre, tandis que leur grande sœur Torrie (Jenny Sullivan, V) est allée habiter un peu plus loin avec son mari (John Ritter).


    – Margot Kidder en double dans Sœurs de sang.

    Si leur oncle est venu prendre la direction de la ferme familiale, c’est de leur grand-mère Ada (Uta Hagen, Ces garçons qui venaient du Brésil) que les jumeaux sont les plus proches. En particulier Niles, à qui la vieille dame a enseigné un « jeu » qui, selon elle, est une tradition familiale. Celui-ci consiste à se concentrer pour faire un voyage astral dans le corps d’autres créatures vivantes.

    Interdits de séjour dans la cave où leur père a trouvé la mort, les jumeaux tentent pourtant d’aller y jouer, mais leur cousin Russell les surprend et menace de les dénoncer. Holland cache alors une fourche dans une botte de foin et Russell finit empalé sous les yeux horrifiés de Niles, qui n’ose pas trahir son frère. Mais Holland ne va pas s’arrêter en si bon chemin…

    Inondé par une atmosphère solaire de romantisme gothique que magnifie la photographie du grand Robert Surtees (qui retrouve ici le chatoiement pastoral de L’Arbre de vie), porté par un score à la fois bucolique et anxiogène de Jerry Goldsmith, L’Autre réussit l’exploit d’être à la fois un thriller psychologique asphyxiant et un film d’horreur pur et dur riche en symboles : l’animal dans lequel Niles projette son esprit est un corbeau et donc un charognard, le garçon se retrouve piégé parmi les freaks d’une fête foraine, le blason familial représente un oiseau de proie…

    Autant de signaux qui se doublent d’éléments issus du conte de fées : ainsi, il est question d’une bague maudite, Ada est montrée comme une bonne fée aveugle au Mal qu’elle a sous les yeux et la mère des jumeaux comme une princesse évanescente prisonnière d’un donjon.

    D’abord langoureux et rassurant, le rythme du film ne cesse de se resserrer et son découpage de s’assécher, jusqu’à créer une sensation d’urgence et de peur panique. Celle-ci culmine dans un twist que Mulligan révèle dans un mouvement de caméra presque sensuel, dont la volupté tranche avec le reste de la mise en scène, mais qui fait écho au seul autre moment du récit où le cinéaste joue sur l’élégance formelle, à savoir une séquence de vol astral dont le lyrisme donne le vertige.

    Au-delà de sa formidable réussite esthétique, L’Autre peut aussi se voir comme un film jumeau de Psychose et annonce à bien des égards La Malédiction. Productrice du film, la Fox confiera d’ailleurs la musique du chef-d’œuvre satanique de Richard Donner à Goldsmith. Mais le rapport entre l’enfance et le Mal reste beaucoup plus subtil dans L’Autre, grâce à une approche plus psychanalytique que purement fantastique.


    – Chris Udvarnoky, l’un des deux jumeaux du troublant L’Autre.

    Le film doit aussi forcément beaucoup à Tom Tryon. Ancien acteur, celui-ci n’a jamais caché son goût pour les marginaux et a fait son coming-out après un mariage raté, à une époque où la pratique n’était pas vue d’un très bon œil à Hollywood. Il continuera de signer des romans d’épouvante dont les thématiques en disent long sur la personnalité torturée du bonhomme.

    Il est d’ailleurs permis de voir dans le voyage astral effectué par Niles une métaphore du travail d’acteur effectué par Tryon avant qu’il ne s’oriente vers l’écriture, et de deviner les angoisses que ce refoulement provoquait chez lui.

    Professeur d’art dramatique de Tryon, Sanford Meisner lui enseigna d’ailleurs une méthode consistant à sortir de soi-même en utilisant son imagination. Exactement comme Niles qui, guidé par Ada, projette son énergie dans quelqu’un d’autre. Ce qui lui permet en réalité de plonger en lui-même et de trouver des choses enfouies qu’il ne peut atteindre lorsqu’il est « éveillé », et donc conscient de son propre corps.

    Le danger réside alors dans le fait de mélanger sa personnalité avec celle de son hôte, au risque de perdre son identité alors qu’elle est à peine forgée – l’absence du père n’aidant pas le jeune garçon à « devenir un homme ». À ce titre, L’Autre est autant un film sur le deuil que sur la gémellité ou la schizophrénie.

    On loue d’ailleurs plus souvent la sensibilité de Mulligan que ses qualités de metteur en scène, alors que c’était un cinéaste admirable. Il suffit de voir avec quelle aisance il parvient à ne jamais inclure Niles et Holland dans le même plan tout en donnant l’impression qu’ils sont toujours filmés ensemble – un véritable tour de magie opéré par la grâce d’un montage à la fluidité invisible mais bluffante.

    L’Autre est un cauchemar minéral obsédant qui éclipse la plupart des films d’épouvante et donne l’impression de voir du Stephen King adapté par le Vincente Minnelli de Celui par qui le scandale arrive, à ceci près que l’époque où se déroule le film (la Grande Dépression) ne semble avoir nulle prise sur les événements, comme si la ferme des jumeaux se situait dans une forme de dimension parallèle. Une impression tenace, qui rend L’Autre à la fois insaisissable et envoûtant, séducteur et maléfique. Voilà un film qui possède le charme du Diable.

    FAUX-SEMBLANTS LA SÉRIE

    Nouvelle adaptation du roman ayant inspiré le chef-d’œuvre de David Cronenberg, cette série produite par Prime Vidéo et chapeautée par Alice Birch (The Wonder) choisit le gender swap pour livrer un propos féministe axé sur la maternité, là où le film était basé sur l’autodestruction des jumeaux Elliot et Beverly Mantle et leur exploration du corps des femmes.

    Les frères deviennent donc des sœurs gynécologues qui cherchent à faire avancer la science dans le domaine de l’accouchement et de la ménopause, et qui concluent un pacte avec une milliardaire cupide pour ouvrir leur labo. L’une de leurs idées les plus intéressantes est de retirer des tissus de l’utérus de jeunes femmes pour ensuite leur regreffer à l’âge de 40 ans, afin qu’elles puissent enfanter sans problème et retrouver une libido de lolita. Malheureusement, cet aspect n’est jamais développé, pas plus que d’autres pistes narratives qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues.

    Le récit, où tous les hommes sont soit des lâches, soit des faibles, soit des porcs, préfère se concentrer sur la relation entre Beverly, introvertie, douce et studieuse, et Elliot, toxico, vulgaire, rebelle et un brin nympho. Comme chez Cronenberg, une actrice vient se mettre entre les jumelles et mettre en péril leur existence fusionnelle.

    Confiée à Sean The Nest Durkin (également producteur) ou encore Karyn Jennifer’s Body Kusama, la mise en scène ne décolle jamais et patauge dans des tunnels de dialogues censés choquer le bourgeois, tandis que Rachel Weisz surjoue Elliot et sous-joue Beverly avec une absence de nuances assez sidérante.

    Mieux vaut donc se replonger dans l’atmosphère funèbre et asphyxiante du Cronenberg et revoir la fabuleuse interprétation de Jeremy Irons plutôt que s’infliger cette nouvelle version mécanique et désincarnée, qui donne l’impression qu’Alex Garland et Yorgos Lanthimos ont accouché d’un prématuré conçu un soir de cuite.

    –Par Cédric Delelée.
    – Merci à Maeva Corbel.
    – Mad Movies #372

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    Plus que toute autre mégapole américaine, New York est une véritable ville-monde, un agrégat mouvant et insaisissable de multiples cultures et évolutions sociétales dont le cinéma de genre a su se faire le témoin privilégié. Pour bien préparer la délocalisation de la franchise Scream dans les rues de la ville qui ne dort jamais, rien de tel qu’une petite visite guidée dans ses œuvres miroirs les plus emblématiques, en compagnie de New-Yorkais de souche ou de cœur.

    Dans la deuxième moitié du roman La Promesse des ténèbres de Maxime Chattam, les personnages descendent à de multiples reprises dans les profondeurs souterraines de la ville de New York à la rencontre des « mole people », les habitants clandestins d’une authentique ville sous la ville – les amateurs de bisseries estampillées eighties peuvent se hasarder à jeter un œil au foutraque C.H.U.D. (acronyme de « Cannibalistic Humanoid. Underground Dwellers ») de Douglas Cheek.

    Fidèle à son modus operandi, Chattam a poussé l’investigation aussi loin que possible pour nourrir son récit. « Un fixeur m’a embarqué avec lui. Je ne suis pas descendu aussi loin que mon personnage, mais c’était hallucinant, ne serait-ce que d’avoir rencontré les mole people. » Si l’écrivain ne redoute pas de sonder les abysses de la ville, il trouve tout autant son bonheur et son inspiration à la surface.

    « La dernière fois que je suis retourné à New York, c’était à la frontière de Brooklyn et du Queens, dans un tout petit coin perdu qui donnait parfois l’impression d’être au fin fond de l’Amérique rurale. Il y avait un mec avec son cheval, un dépôt de bus où on dit que la mafia planque des corps – je m’en suis servi dans le roman Un(e)secte… New York c’est tout : les espaces verts, les décharges à ciel ouvert, les friches industrielles incroyables. C’est une ville qui se construit et se reconstruit à une vitesse folle ; c’est une multiplicité de villes en une. Rien que dans Manhattan, il y a une disparité hallucinante. »

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    – Harry Belafonte dans Le Monde, la chair et le Diable de Ranald MacDougall.

    « Quelques années plus tôt, en allant dans Alphabet City sur l’avenue D, il y avait encore des junkies et des dealers sur le boulevard. On remontait quelques rues et on se retrouvait dans un endroit où le moindre appartement se vendait plusieurs millions de dollars. Il y a des villes comme Paris qui pompent votre énergie et d’autres qui vous portent. New York est l’une des dernières villes américaines de ce genre, elle bouillonne, elle se nourrit des différentes cultures et immigrations qui la composent. Quand on vous donne une bonne adresse, si elle date d‘il y a trois ans, elle est presque certainement obsolète. Certains quartiers résistent encore, comme celui qu’on voit dans Little Odessa de James Gray, mais le New York de French Connection ou American Gangstern’existe plus. »

    De fait, peu de villes peuvent se targuer de nourrir autant d’imaginaires à la fois. La simple vision du pont de Brooklyn convoque à elle seule soixante ans d’Histoire du cinéma. Lorsque la caméra de Steven Spielberg fige le mouvement du plan final de Munich (2005) sur une vue des tours jumelles du World Trade Center, le choc de les redécouvrir sur grand écran quatre ans après leur destruction fait office d’épilogue et de complément éloquent au dialogue qui a précédé.

    Des films comme Le Monde, la chair et le Diable de Ranald MacDougall (1959) ou Je suis une légende de Francis Lawrence (2007) surmontent l’horreur de leur postulat en fantasmant une New York vidée de ses habitants, comme un parc d’attractions à ciel ouvert.

    LES PRINCES DE LA VILLE

    Quand il s’agit de désigner la voix la plus représentative de New York, les mêmes noms reviennent invariablement : Martin Scorsese, Spike Lee et Abel Ferrara. Des metteurs en scène profondément liés à la ville, qui en ont arpenté les pavés et filmé les rues tant en configuration commando que dans la légalité et le confort de tournages dans les règles de l’art.

    Ils ont de fait installé dans l’imaginaire collectif des images d’Épinal parmi les plus marquantes de la ville. La canicule de Brooklyn dans Do the Right Thing, les rues ravagées de Taxi Driver ou After Hours, la photographie chaude et bleutée de Bojan Bazelli pour China Girl ou King of New York font désormais partie de l’ADN de la cité, avec comme marqueur temporel commun l’excitation de la période.

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    – Melanie Griffith dans New York, 2 heures du matin d’Abel Ferrara.

    Entre la fin des années 1970 et celle des années 1980, ces trois cinéastes signent leurs films les plus emblématiques, ceux qui vont définir leur identité artistique et auxquels le public n’aura de cesse de les ramener. Scorsese tombera en désamour de sa ville lors des tournages cauchemardesques d’À tombeau ouvert et Gangs of New York.

    Ferrara filmera l’assainissement idéologique de la mégapole (New York, 2 heures du matin) avant d’en faire le théâtre de l’apocalypse (4h44 dernier jour sur Terre) et d’y déployer sa vision pour le moins controversée de la décadence des élites dans un titre à l’ironie cinglante (Welcome to New York), avant de s’exiler en Italie.

    Quant à Spike Lee, il signe son film new-yorkais définitif avec La 25e heure (2002, aussi connu sous le titre 24 heures avant la nuit) et son fameux monologue central d’Edward Norton, bouillonnant de colère, de racisme et de ressentiment face caméra. Une mise à jour cinglante du flux de pensée du Travis Bickle de Taxi Driver écrite par David Benioff (le futur cocréateur de Game of Thrones) en pleine gueule de bois post-11-septembre 2001.

    Moins spectaculaire que ces trois génies tapageurs, Sidney Lumet a filmé New York pendant plus d’un demi-siècle, de 12 hommes en colère (1957) au non moins fabuleux 7h58 ce samedi-là (2007). Dans les mineurs Les Feux du théâtre (1958) et Une espèce de garce (1959), il épouse le point de vue de ses jeunes personnages féminins et cède à une certaine fascination de carte postale, mais commence déjà à révéler les zones d’ombre derrière les folles promesses.

    Le pas tout à fait réussi Vu du pont (1962) s’aventure au-delà du strass et décrit le quotidien de dockers italiens à Brooklyn. Le mélange d’acteurs américains, français et italiens colle a priori parfaitement à l’ambition du projet, mais l’alchimie ne prend pas.

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    – Al Pacino dans Cruising de William Friedkin.

    C’est avec le phénoménal Le Prêteur sur gages (1964) que Sidney Lumet trouve le ton juste. Rod Steiger y campe un survivant de la Shoah émigré aux États-Unis où il exerce le métier qui donne son titre au film. Il voit défiler les clients dans le besoin, côtoie la misère avec un détachement émotionnel total, jusqu’à ce que des souvenirs des camps de concentration viennent le hanter de plus en plus régulièrement. Lumet capte un moment clé d’une ville en pleine débâcle industrielle, où les différentes communautés tendent à se replier sur elles-mêmes tout en continuant à coexister.

    La caméra s’attarde plus volontiers que dans ses précédentes productions sur les extérieurs, dans les rues de Harlem. La mise en scène et le montage sortent enfin de la réserve des films précédents, Lumet multiplie les cadres audacieux, l’intrusion des flashes-back violente la narration, la photographie joue superbement des contrastes.

    Dans la décennie suivante, le cinéaste enfonce le clou avec le visionnaire Un après-midi de chien (1975) et son immense diptyque sur la corruption des corps constitués, Serpico (1973) et Le Prince de New York (1981).
    Il y met en scène des personnages faillibles mais intègres, avalés tout cru par le pourrissement tentaculaire et endémique de leur environnement.

    LES RATS DE MANHATTAN

    À cette période cruciale, Sidney Lumet fait d’Al Pacino le visage de la ville, à la fois flic et voyou, taiseux et fort en gueule, italien et américain. William Friedkin s’empare de l’acteur et pousse les thématiques de la dualité et de la transformation dans des extrêmes rarement atteints avec Cruising (1980), l’immersion d’un policier undercover dans le milieu gay SM new-yorkais où sévit un tueur en série.

    Pacino relève le défi en prenant le parti de l’improvisation et s’abandonne dans une performance destinée à devenir iconique à rebours, une fois le parfum de scandale évaporé. Son personnage ne peut rester longtemps à l’écart sans attirer l’attention, il doit prendre part aux agapes en sous-sol, ne pas trop laisser traîner son regard, se mettre la tête à l’envers, danser comme un possédé. Comme tout flic undercover de cinéma, il se perd. Est-il hétéro, gay, flic, tueur ?

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    – Joe Spinell dans Maniac de William Lustig.

    Friedkin joue avec les pertes de repères comme un artificier fou avec des bocaux de nitroglycérine. Chaque coin de rue est un coupe-gorge, chaque clubber est un suspect, chaque flic est un ripou, en particulier cette incroyable trogne de Joe Spinell, le Maniac de William Lustig sorti la même année. Autre film de tueur en série, autre embardée dans les rues de New York, la nuit, où tout un chacun peut se faire trucider sans aucune raison.

    Dès la fin des années 1960, la ville souffre d’un processus de désindustrialisation massif. Le chômage explose, les quartiers se vident, les tensions sociales valsent avec les revendications des droits civiques. Au milieu des années 1970, New York frôle la banqueroute. Le président Gérald Ford en personne intervient pour injecter des liquidités et maintenir ne serait-ce qu’un semblant de service minimum. La ville accepte d’ouvrir ses portes à des investisseurs moyennement fiables pour gérer son parc immobilier, parmi lesquels un certain Donald Trump.

    Durant cette période de crise, la criminalité explose et le cinéma de genre s’en fait le témoin. Les films de Lustig vont même plus loin et accusent sans ambages, de Vigilante à la trilogie Maniac Cop, les autorités judiciaires et policières de laxisme et de corruption dans des films défouloirs.

    Le compère scénariste de Lustig sur la trilogie du flic défiguré, Larry Cohen, lâche d’abord sur la ville une épidémie d’assassinats de masse dans Meurtres sous contrôle (1976) puis un dieu serpent aztèque dans Épouvante sur New York (1982). Les films de Frank Henenlotter, Frère de sang, Elmer le remue-méninges et Frankenhooker évoquent quant à eux la came et la prostitution dans les mêmes décors urbains crades, poisseux, à la limite du décor post-apocalyptique.

    En 1982, Lucio Fulci vient tourner son fou furieux L’Éventreur de New York, avec son tueur à la voix de canard, ses femmes sexuellement actives toujours à deux doigts de se faire agresser, ses forces de police soucieuses de ne pas faire de vagues. John Carpenter fait de Manhattan la zone de non-droit ultime dans New York 1997 (1981).

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    – Patty Mullen dans Frankenhooker de Frank Henenlotter.

    Larry Fessenden, taulier du studio indépendant new-yorkais Glass Eye Pix, est un pur enfant de cette époque. Né en 1963 au New York Hospital, il traîne ses guêtres au club mythique CBGB, fréquente dès son plus jeune âge les cinémas de la 42e rue immortalisés par Taxi Driver. « Ils passaient surtout des pornos et des films d’horreur. Je me rappelle d’une séance d’Amityville à la fin des années 1970 : au beau milieu du film, quelqu’un s’est levé et a crié “Des rats !” Une petite colonie de rongeurs remontait l’allée, il fallait lever les jambes… »

    « À l’époque, c’était le lieu clé pour la prostitution et les peep-shows, en plein cœur de la ville. Puis Disney a commencé à racheter tout l’immobilier dans les années 1990, et maintenant il s’y joue des comédies musicales comme Le Roi Lion, il n’y a plus que des panneaux publicitaires géants, des touristes avec leur téléphone portable. J’ai assisté à la gentrification de New York. J’ai grandi près d’un parc où vivaient des sans-abris. En 1988, la police a débarqué et les a tous passés à tabac, il y a eu des manifestations, des émeutes. Et dix ans plus tard, au même endroit, je poussais mon fils sur une balançoire. »

    LES LOUPS DE WALL STREET

    Les débuts de Larry Fessenden derrière la caméra sont eux aussi étroitement liés à la ville. « J’étais caméraman et monteur. J’ai toujours voulu être cinéaste mais au début des années 1980, ce n’était pas évident de trouver la meilleure façon de percer. J’ai commencé à travailler avec des artistes et des performers, j’allais dans des clubs et je les filmais. Je garde beaucoup d’affection pour la culture artistique new-yorkaise. Bien avant que la sexualité ne soit un sujet de fétichisation, il y avait de la nudité, de la folie et de la vie dans le champ de la performance, avec des travestis, des drag queens. »

    « L’un de mes premiers films est consacré à une gogo danseuse qui voyait son métier comme une forme d’empouvoirement pour les femmes. Puis j’ai fini par réaliser Habit, une histoire de vampire dans les rues de New York dans un style réaliste à la Cassavetes. La ville est le territoire idéal pour ce genre de mise en scène, j’adore tourner dans les rues, les couleurs, les éclairages… Le seul souci, c’est qu’Abel Ferrara a sorti The Addiction à peu près au même moment. On a eu la même intuition, la même vision de New York comme ville idéale pour des vampires cherchant à passer inaperçus ! »

    En dehors de cette idée de départ, Habit ne partage en réalité que peu de points communs avec le film de Ferrara. Larry Fessenden y traîne son irrésistible dégaine d’artiste déphasé d’appartements insalubres en rues louches, de parcs municipaux inquiétants en soirées arrosées. Il s’en dégage une énergie addictive, atout caractéristique des metteurs en scène new-yorkais les plus inspirés.

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    – L’Éventreur de New York ou la décadence new-yorkaise selon Lucio Fulci.

    Pendant un peu moins de deux heures, le spectateur a l’impression d’être sur place, de faire partie des meubles, de saisir l’ambiance à peine arrivé dans un nouveau décor. Surtout, Habit capture la ville juste avant une mutation de taille. L’ère reaganienne et la vitalité boursière de Wall Street ont attiré une nouvelle population plus aisée faite de cadres branchés, de noctambules et de flambeurs, castes que les sociologues ont regroupées sous l’appellation « yuppies », contraction de « young urban professional ».

    Cet animal mutant des années 1980 n’a jamais été mieux représenté que dans Embrasse-moi, vampire de Robert Bierman (1989) sous les traits d’un Nicolas Cage en feu. L’acteur incarne Peter Loew, un agent littéraire infect, féru de clubs à la mode, de cocaïne et de coups d’un soir. C’est à la suite d’une telle soirée qu’il commence à entretenir l’obsession absurde d’avoir été mordu par une vampire. Il se prépare à son inévitable transformation sans que rien ne lui donne raison en dehors de sa propre lubie.

    À la fin de cette capsule temporelle que Bret Easton Ellis a sans doute vue plusieurs fois avant de commencer à écrire American Psycho, Nicolas Cage erre dans des rues couvertes de tags, hagard et taché de sang, parlant tout seul et souriant comme un dément. La scène a été filmée à distance, quasiment en caméra cachée ; les passants le dévisagent d’un air inquiet ou en riant…

    Après le temps des yuppies vint l’ère Rudy Giuliani, du nom de cet avocat arrivé à la mairie de New York en 1994. Son programme électoral reposait sur une seule image, claire et nette : le bon vieux coup de balai. Son administration mène l’offensive tambour battant contre les délits mineurs dans le but d’envoyer un message de tolérance zéro. Les résultats sont là, la criminalité est en baisse, Rudy boy est réélu, les beaux jours et la prospérité carnassière reviennent.

    En atteste la vulgarité remarquable de L’Associé du Diable de Taylor Hackford, où le Malin en personne, joué par Al fucking Pacino, se repaît tout autant du luxe des penthouses de Manhattan que de la crasse tenace des rues en contrebas. Deux ans plus tard, en 1999, le Diable revient à New York sous les traits de Gabriel Byrne dans La Fin des temps de Peter Hyams. La photographie, également signée Hyams, travaille essentiellement les nuances d’obscurité, comme si les ténèbres avaient décidé de tout avaler. Arrive alors le nouveau millénaire.

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    – Peter Loew (Nicolas Cage) en plein délire dans Embrasse-moi, vampire de Robert Bierman.

    LES ÉLITES CÔTIÈRES CONTRE LE PAYS PROFOND

    Larry Fessenden se souvient parfaitement du 11-Septembre. « J’étais dans la 4e rue avec ma femme, on entend parler de cette histoire d’avion dans le World Trade Center, on pensait qu’il s’agissait d’un planeur ou quelque chose comme ça. Mais tout de même, ça semblait bizarre. Elle est partie de son côté, elle m’a dit en rigolant : “À tout à l’heure j’espère !” Et là, des rumeurs commencent à circuler à propos d’un deuxième avion. J’ai entendu quelqu’un hurler, j’ai regardé en direction du World Trade Center, il n’y avait plus qu’une seule tour. Tu veux que je te cite un autre grand film sur New York ? Cloverfield. Ça ressemblait vraiment à ça, cette ambiance de fête interrompue : on emprunte tous les trajets qu’on peut, on passe par le centre-ville pour finir à Central Park ; on ressent vraiment la ville. »

    Hollywood est pris d’effroi. Les images des Twin Towers sont retirées du Spider-Man de Sam Raimi, de Zoolander, Les Aventures de Mister Deeds et même Stuart Little 2. La fin de Men in Black II est entièrement refilmée sur la Statue de la Liberté.

    Après une décennie particulièrement généreuse en films catastrophe, le 7e Art américain marche sur des œufs et les séries prennent le relai de la fiction rentre-dedans ou cathartique. Le temps que la situation se décante, New York devient un décor urbain interchangeable avec le tout venant des mégapoles américaines.

    Une poignée de films comme Inside Man de Spike Lee ou L’Attaque du métro 123 de Tony Scott rappellent encore, à l’occasion, les particularités sociales et géographiques de la cité, mais l’humeur n’y est plus. Larry Fessenden adore sa ville mais ne peut s’empêcher d’afficher une forme de défaitisme. « Toutes les crises, qu’il s’agisse du 11-Septembre, des attentats de 1993 ou plus récemment du Covid, ont participé à définir l’identité de la cité. Mais à chaque désastre, l’état d’esprit entrepreneurial entre en scène, nettoie ce qui dépasse et s’échine à rendre tout plus générique, plus attractif pour les touristes. »

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    – New York assiégée dans Cloverfield de Matt Reeves.

    Dans l’opinion publique américaine, New York acquiert peu à peu une image totalement opposée à celle des années 1970-1980 : celle de la quintessence de la gentrification, avec une population de bobos élitistes déconnectés du reste du pays.

    C’est justement sur cette vue de l’esprit que repose l’une des exceptions notables à cette sinistrose créative : Bushwick (2017) de Jonathan Milott et Cary Murnion. Dans des plans-séquences haletants, ce quartier de Brooklyn est pris d’assaut par des assaillants paramilitaires qui se révéleront être des Américains issus d’états souhaitant faire sécession. Leur but : prendre possession d’un bastion démocrate supposé « facile à envahir car multiculturel » et faire pression sur le gouvernement. Seulement voilà : New York ne compte pas se rendre sans combattre.

    « L’idée nous est venue quand Obama était président » explique Cary Murnion. « Beaucoup de voix racistes s’élevaient à travers le pays pour exprimer leur volonté de ne pas accepter Obama comme leur président et de fonder leur propre union. Nous voulions jouer sur les clichés liés au multiculturalisme, au fait d’avoir une législation plus stricte sur le port d’armes. Il nous semblait tout aussi important de montrer autre chose que la sempiternelle ligne d’horizon des immeubles de Manhattan. Si on sort des représentations traditionnelles, on peut arriver à surprendre. »

    NEW YORK SERA TOUJOURS NEW YORK

    Et le défi est relevé. Bushwick parvient à saisir par ses images de chaos urbain, à créer une tension de tous les instants, à susciter un semblant d’euphorie avant de rappeler, non sans cruauté, l’impasse du fantasme de guerre civile auquel tant d‘individualités consacrent leurs rêves humides. Les communications téléphoniques sont brouillées, le seul contact avec le monde extérieur se fait par des transistors.

    Des acteurs investis (Brittany Snow et Dave Bautista) sont traqués par un commando, traversent des rues délabrées dans une urgence absolue : l’esprit des années 1970 n’est pas mort, il respire toujours dans cette mise à jour glaçante. « On n’a pas utilisé un seul fond vert » poursuit Cary Murnion. « Tout a été tourné sur place, dans les vraies ruelles de Brooklyn, avec les habitants qui nous regardaient par leur fenêtre. On a tourné bloc par bloc. »

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    – Dave Bautista dans Bushwick de Jonathan Milott et Cary Murnion.

    Il a tout de même fallu recourir à la magie digitale en postproduction afin d’effacer des récalcitrants, comme l’explique Jonathan Milott. « Les New-Yorkais sont tellement habitués aux tournages qu’ils savent très bien que les équipes n’ont pas le droit de vous empêcher de passer. Elles peuvent vous demander de ne pas interrompre la prise, mais si vous êtes pressé, en retard pour le boulot, libre à vous de traverser et de ruiner le plan. La plupart du temps, les gens s’arrêtent, mais il peut arriver qu’en plein milieu d’une fusillade, un type en costard surgisse comme si de rien n’était. Et ça nous est arrivé sur le premier plan, dans le métro, une longue prise qui part du quai et remonte la station jusqu’aux marches extérieures. On arrive à la toute fin du plan, tout se passe à merveille et cette femme déboule et fout la prise en l’air. Voilà, c’est New York ! »

    Sorti un an après l’élection de Donald Trump, Bushwick (visible en France sur Netflix) a été accueilli comme une exagération dystopique. C’était avant la tentative d’invasion du Capitole le 6 janvier 2021, l’explosion des statistiques relatives au terrorisme domestique d’extrême droite et la déclaration de la politicienne trumpiste Marjorie Taylor Greene sur une éventuelle sécession. S’ils réalisaient le film aujourd’hui, les réalisateurs devraient sûrement « aller encore plus loin, et pourquoi pas, avoir une pluralité de points de vue comme dans À l’Ouest, rien de nouveau. »

    En ce qui concerne la ville en elle-même, Jonathan Milott partage le point de vue de Larry Fessenden. « Le processus de gentrification est arrivé à un point tel que les artistes ou les bas salaires ne peuvent plus vivre à New York. Et ça lui fait perdre de sa saveur. Toutes les villes américaines se ressemblent, aujourd’hui. On y trouve les mêmes restaurants, les mêmes cafés, les mêmes galeries d’art, les mêmes cinémas qui passent les mêmes films. »

    Il trouve néanmoins espoir dans les films des frères Safdie, Good Time et Uncut Gems. Cary Murnion abonde : « Ça va faire vingt ans qu’on se farcit des représentations élitistes de New York dans les films et les séries, alors que ce n’est pas un juste reflet de la réalité de la ville. J’attends le nouveau New York 1997 avec impatience. »

    – Par François Cau.
    – Propos recueillis par François Cau.
    – Merci à Evan Cavic, Maxime Chattam, Larry Fessenden, Clémence Gueudré, Jonathan Milott, Cary Murnion et Hannah Plotneck.*
    – Mad Movies #368

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    Et oui en effet, sans ses personnes bien connues des cinéphiles, le cinéma ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.

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    @Nick2

    Ce film culte que j’ai maté la première fois gamin sur la 5 de Berlusconi

    Sinon est ce qu’Usual Suspects et Reservoir Dogs est à mettre dans cette catégorie ?

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    @Violence a dit dans [Dossier] Starship Troopers : 25 ans de subversion. Voulez-vous en savoir plus ? :

    Le roman Starship Troopers (Étoiles, garde-à-vous ! en France pour sa première édition) paraît chez G. P. Putnam’s Sons en 1959. Son auteur, l’ancien officier de la Navy Robert A. Heinlein, ne cache pas sa volonté d’exposer des idées politiques radicales en réaction à des campagnes d’opinion contre le développement de l’armement nucléaire américain. « Le livre est une merde fasciste » nous glisse dans l’oreille Paul Verhoeven, un sourire narquois au coin des lèvres

    Pour mémoire, Heinlein n’est (heureusement ) pas que l’auteur de ce truc faschoïde …Il a surtout écrit en 1961 " Stranger in a Strange Land" (En Terre Etrangère), un magnifique livre - et sans aucun doute un grand classique de la SF des années 60 - prônant l’amour comme valeur universelle, la liberté sexuelle et le refus de la violence, à tel point que ce livre était devenu, dès sa sortie, l’un des bouquins préférés de la contre culture américaine …Comme quoi …

    Stranger in Strange Land était et reste un de mes livres préférés. A son propos, Jacques Sadoul déclarait d’ailleurs : “*Ainsi, le chef de file de l’école ultraclassique et ultraconservatrice de la S-F avait pris la tête de sa génération dans l’underground américain : En terre étrangère fut pendant deux ans ou trois la Bible de presque toutes les communautés hippies des États-Unis” (Merci Wikipedia :ahah: )

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    Tiens je rajouterais le génialissime The Witch de Eggers qui a rapporté la modique somme de 40 Millions de dollars pour un investissement de 3.5 millions 😉

    Super Size Me (2004) : 65 000 dollars - 28.5 millions Rocky: tourné en 28 jours, moins d’un million de dollars - 225 millions de dollars Halloween (1978) : 325 000 dollars), 70 millions de dollars Clerks (1994) : 27 000 dollars - 3.9 millions
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    @Ashura a dit dans [Dossier] Gore save the screen :

    ’en regarde depuis que je suis petit des films d’horreur,

    Moi aussi j’ai toujours aimé ça et encore aujourd’hui et je pense que ça restera toute ma vie.

    Les films de genre de manière générale et les films asiatiques sont ce que je regarde le plus.

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    Hâte de voir ce que donne le Hellraiser de Bruckner pour me faire un avis

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    Nous sommes en octobre 2022 et nous n’avons toujours aucune nouvelle de Richard Kelly , porté disparu dans le paysage du jeune cinéma indépendant américain. Celui dont on attend le retour depuis une éternité (Imdb vient de mettre à jour sa fiche avec son vieux projet Corpus Cristi en pré-production) avait bien commencé sa carrière en construisant des films comme des complots paranoïaques. S’il fallait le voir à répétition pour tout comprendre, Donnie Darko , son premier long métrage en 2001, révélait des combinaisons hallucinantes. Southland Tales en 2006 et The Box en 2009 (dans une moindre mesure), ses films suivants, épousaient la même démarche.

    –> Attention prenez vos aises pour la lecture car gros dossier en vue 😉

    Avant Donnie Darko, Richard Kelly n’était qu’un jeune diplômé en production cinéma de University of Southern California (USC), auteur de deux courts-métrages, The Goodbye place récompensé au Virginia Film Festival et Visceral matter, qui préfiguraient sa prédilection pour les atmosphères étranges.

    À 26 ans, il a réalisé Donnie Darko, ce premier long-métrage exceptionnel qui a connu un succès tardif — plus affirmé en DVD que dans les salles. Autre particularité, il est sorti aux États-Unis juste après les attentats du 11 Septembre: « Le film a été perçu différemment après le 11 septembre, d’une façon plus profane. Mais je crois que c’est le cas de tout film qui traite d’émotions profondes, de religion, de destin ou de fatalité.»

    Donnie Darko est né de cette idée d’un réacteur qui tombe de nulle part. De là, le conte sur le passage à l’âge adulte. En surface, le résultat évoque un mélange de la noirceur d’Alan Ball et de la séduction plastique de David Lynch. Mais ce ne sont que les apparences. Cette histoire de super-héros qui s’ignore (Jake Gyllenhaal, alors inconnu), persuadé que la fin du monde a lieu dans vingt-huit jours, devient une plongée dans le quotidien de personnages qui tentent de véhiculer une image rassurante alors qu’en réalité, ce sont des monstres. Le plus bel exemple, c’est le prédicateur Jim Cunningham (incarné par feu Patrick Swayze) qui donne l’image d’un moralisateur exemplaire alors qu’il possède dans sa cave des vidéos à caractère pédophile: «Patrick était une icône des années 80. Quand on lui a proposé le rôle (celui d’un prédicateur bidon), il n’a pas hésité une seconde à casser son image. Ça en dit long sur son sens de l’humour et sa volonté de prendre des risques.»

    Ce qui est impressionnant dans Donnie Darko, outre la capacité de Kelly à maîtriser la densité du script, c’est la maturité du propos : «J’ai écrit le script de Donnie Darko avant d’avoir vu Magnalia, mais je ne peux pas nier l’influence majeure qu’il a exercée sur moi. À mon avis, c’est un des films les plus importants des années 90. La dextérité avec laquelle Paul Thomas Anderson raconte une histoire aussi épique avec des moments aussi intimes est monumentale.» || y a aussi un mal-être, une ambiance morose, déprimante, parcourue par la bande-son magique de Michael Andrews. Il y a aussi une dimension fantastique discrète qui Iorgne vers la science-fiction, qui triture les codes des paradoxes spatiotemporels (le réacteur d’avion dans lequel sont la mère et la fille qui se retrouve, vingt huit jours plus tôt, dans la chambre du héros). Très proche de Ghost World, de Terry Zwigoff (le vieil homme énigmatique assis sur un banc attendant un bus qui ne vient pas ressemble au personnage de «Grand-mère-la-mort»), Donnie Darko est un film faussement doux et léger sur le sacrifice d’un adolescent trop intelligent qui n’arrive pas à trouver sa voie dans une société rongée par l’'uniformité. L’action se déroule à la fin des années 80 et à l’époque, Richard Kelly n’était qu’un Donnie Darko: les étudiants portaient les mêmes uniformes, les lapins géants venaient hanter les nuits, les enfants créaient des groupes de danse, les ados se déguisaient pendant les fêtes d’Halloween, les vieilles femmes attendaient du courrier dans leurs boîtes aux lettres vides, les prédicateurs tentaient d’inculquer des valeurs patraques, les Duran Duran et autres Tears for Fears cartonnaient au hit-parade, les cinémas proposaient en double-programme La dernière tentation du Christ et Evil Dead, et le spleen des doux rêveurs désabusés, ceux qui avaient peur de mourir le lendemain, se propageait comme un incendie.

    SOMETHING WICKED THIS WAY COMES

    La scène où Donnie Darko explose de rire est une référence à An occurrence at owl creek bridge, un épisode de La Quatrième Dimension basé sur la nouvelle de Ambrose Bierce où un homme sur le point de se suicider imagine la vie qu’il aurait s’il survivait. Il y a exactement le même élément dramatique dans La vie est belle, de Frank Capre et dans La rivière du Hibou, de Robert Enrico. Contrairement aux apparences, Herk Harvey, le réalisateur de Carnival of Souls, film culte ayant inspiré M. Night Shyamalan pour le coup de théâtre du Sixième Sens, n’avait pas lu la nouvelle de Bierce pendant l’écriture et le tournage au début des années 60. En revanche, elle a inspiré le scénariste Bruce Joel Rubin pour L’échelle de Jacob, qui est également l’une des références de Richard Kelly pour Dannie Darko. D’ailleurs, ce dernier voulait initialement confier le rôle du père de Donnie à Tim Robbins. De la même façon, le choix de Jake Gyilenhaal pour le rôle principal s’est imposé sur le tard. Vince Vaughn, Mark Wahlberg et Jason Schwartzman (déjà dans Rushmore, de Wes Anderson, autre influence de Kelly) ont passé les auditions, mais ils étaient trop âgés pour incarner un post-adolescent mélancolique. De la même façon, Kelly ne voulait pas de Maggie Gyllenhaal pour jouer la sœur de Donnie Darko. C’est seulement après l’avoir vu boire un verre de pisse dans Cecil B. Demented, de John Waters, qu’il a été séduit. Le prénom et le nom du personnage principal («Donnie Darko») ont des résonances de super-héros — d’ailleurs, c’est un film de super-héros qui cherche son identité et ses pouvoirs, à la manière de Incassable, de Shyamalan. A travers la figure en mutation de l’adolescent, il est aussi question de découverte de soi, d’acceptation de forces surnaturelles héritières des comics. À la base, Ça vient d’un film : Butterflies are free, avec Goldie Hawn, Eileen Heckart et Edward Albert, le fils de Eddie Albert. Le personnage principal est aveugle et vit à San Francisco dans les années 70. 5a mère s écrit une série de livres pour enfants dont le héros est un super-héros aveugle qui a la capacité de tout réaliser. Il s’appelle «Little Donnie Dark».

    LIVING ON VIDEO

    Dans Donnie Darko, Richard Kelly étaye une théorie complexe sur le voyage dans le temps, matérialisée par le vortex. C’est un motif qui reviendra dans tous ses longs-métrages et qui permet de voyader à différentes époques (les années 80 pour Donnie Darko, les années 2000 pour Southland Tales et les années 70 pour The Box). Au moment de l’écriture, trois cinéastes lui sont venus à l’esprit: Robert Zemeckis, Steven Spielberg et James Cameron. Zemeckis, c’est pour Retour vers le futur qui construit son histoire sur les paradoxes temporels. D’ailleurs, à un moment donné, Donnie Darko parle d’une DeLorean, choisie en son temps pour son design futuriste (portes-papillon, carrosserie en acier inoxydable). Les scénaristes voulaient une voiture donnant l’impression d’être plus «bricolée», à l’image de son créateur, plus proche de l’expérimentateur que du théoricien. Ce désir a été réalisé par l’ajout de nombreux fils électriques sur les côtés de la voiture et à l’arrière près du réacteur alimentant le convecteur temporel. Cameron, c’est pour Abyss. Le lapin Frank est lié à l’eau et le vortex est représenté par une traînée d’eau en image de synthèse. Spielberg, c’est pour E.T. l’extraterrestre qui pour Kelly représente la «science-fiction des années 80». L’actrice Drew Barrymore est une enfant du cinéma de Spielberg qui a connu différents déboires (alcoolisme, drogue) avant de remonter à la surface. Idem pour Patrick Swayze, également dans Donnie Darko, qui revenait après des années de traversée du désert. Ce qu’il incarne, ce sont les années 80 et un soir d’incendie, on retrouve dans sa cave des vidéos compromettantes. Les icônes d’hier sont aujourd’hui parties en fumée.

    LES ENFANTS DE STEPFORD

    C’est encore plus pervers dans le cas de Mary McDonnell qui joue la mère de Donnie Darko Cette actrice n’avait rien fait de mémorable depuis Danse avec les loups, de et avec Kevin Costner. Lors d’une réunion parents/professeurs, un livre de Graham Greene suscite lire de l’Amérique puritaine et conservatrice. Lorsque l’actrice prend la parole, elle demande «vous savez qui est Graham Greene”. C’est un jeu de mots portant sur la confusion entre l’écrivain et un acteur du même nom jouant dans Danse avec les loups. L’autre revival, c’est celui de Katharine Ross, actrice célèbre dans les années 70 (Butch Cassidy et le kid). Kelly l’a choisie pour un film: The Stepford Wives (1975) qui a eu droit à son remake vingt ans plus tard avec Nicole Kidman dans le rôle principal. A l’origine, c’est l’adaptation d’un roman terrifiant de ira Levin qui traite du même sujet que Donnie Darko : la manière dont le vernis social cherche à uniformiser ceux qui pensent différemment. A la fin, les femmes deviennent des poupées automatiques à qui l’on a enlevé la capacité de réfléchir. C’est exactement dans ce piège que Donnie ne veut pas tomber. Comme dans le film de Kelly, la science-fiction sert d’écrin à la chronique banlieusarde et aux inquiétudes de freaks.

    BUNNY BUG

    Le costume de lapin, justifié par le climax pendant Halloween, vient de Harvey (Henry Koster, 1950), une comédie fantastique tirée d’une pièce de Mary Chase, dans laquelle Eilwood P. Dowd (James Stewart) embarrasse son entourage en affirmant avoir comme ami un lapin imaginaire. Dans Donnie Darko, le lapin géant prédit une apocalypse allant foudroyer les Etats-Unis en 1988, peu de temps avant l’élection de George Bush Sr. Avant et après, le monde ne sera plus le même. Sous le costume, il y a l’acteur James Duval qui par sa simple présence accentue la mélancolie de la chronique adolescente en greffant tout le désespoir fun du cinéma de Gregg Araki (Nowhere et Doom Generation).

    Le lapin apparaît également à d’autres moments du récit mais de manière détournée comme dans cette scène où le frère et la sœur discutent (première photo). Ou encore sur un polaroid encadré à droite de l’écran (seconde photo) où ils posent ensemble. On peut voir Donnie déguisé en lapin (comme pour accentuer sa schizophrénie).

    Pour rester dans le domaine de la politique, on aperçoit lors d’une fête un adolescent qui fait du trampoline avec un masque, comme une vision hallucinée échouée d’un film de Oliver Stone (première photo). C’est une allusion à la photo de Hunter S. Thompson (Las Vegas Parano) où le journaliste/écrivain sautait lui aussi sur un trampoline avec un masque de Ronald Reagan. Et pour rester dans le domaine du déguisement, le costume de clown qui sort de la voiture au moment de l’accident renvoie au clown maléfique de Il est revenu de Stephen King (Tim Curry, l’acteur de The Rocky Horror Picture Show, dans la version télévisée).

    ENTRE EVIL DEAD ET LA DERNIERE TENTATION DU CHRIST

    Un cinéma de quartier propose un double programme : La dernière tentation du Christ et Evil Dead. Le choix du film de Scorsese n’est pas si inattendu : Donnie Darko est un superhéros christique (la notion de sacrifice pour le bien-être de ceux qui l’entourent). Evil Dead est plus un clin d’œil de cinéphile. Au départ, Richard Kelly voulait prendre C.H.U.D. (1984) mais ne possédant pas les droits, il s’est tourné vers Sam Raimi qui lui a gentiment donné la possibilité de créer son propre montage de Evil Dead, sans rien lui demander en retour.

    LYNCH MEETS KUBRICK

    L’univers de David Lynch gangrène Donnie Darko, ne serait-ce que dans le dispositif consistant à aller au-delà des apparences et à découvrir un second monde obscur, rongé par la morbidité (prendre l’exemple du prédicateur pédophile joué par Swayze). Lors du plan-séquence dans le lycée où l’on entend Head over Heels de Tears for Fears, on aperçoit les deux rebelles du bahut sniffant de la coke, comme Laura Palmer dans Twin Peaks. Le proviseur passe à côté d’eux mais ne dit rien. Richard Kelly montre ce que l’on cache, ne dit pas ou ne voit pas. L’une des clefs de Mulholland Drive se trouve dans Lolita, de Kubrick. Alors qu’un critique américain, Bill Krohn, s’entretenait avec Lynch au sujet du film de Kubrick, il lui fait part d’une incongruité étonnante qu’un universitaire a relevée : lors de l’entrée du protagoniste dans le prologue, la caméra passe devant un fauteuil recouvert par un drap, sur lequel se trouve une bouteille d’alcool en équilibre. Sous le drap, se trouve un autre personnage et lorsqu’il émerge, la bouteille tombe et se brise. A la fin du film, lorsqu’on revoit le même plan, la bouteille a disparu. En apprenant ce détail, Lynch aurait dit : «Bon Dieu mais ça veut dire que ça pourrait être un tout autre scénario !». Le visionnage de Lolita a également bouleversé Kelly qui se serait inspiré de cette structure scénaristique pour construire son récit. Comme un clin d’œil expiatoire, il a déguisé l’actrice Maggie Gyllenhaal en Vivian Darkbloom (Marianne Stone) pendant la fête d’Halloween. À noter également que le masque du lapin a été choisi pour la ressemblance avec les masques de l’orgie dans Eyes Wide Shut, de Kubrick.

    TOLKIEN MANIAC

    Lorsque la prof jouée par Drew Barrymore fait ses cartons le jour de son départ, on aperçoit le mot «cellardoor» (traduisible par «porte de cellier»), écrit au tableau. Quand Donnie Darko en demande la signification, elle répond que, selon un linguiste, de toutes les phrases que la langue possède, de toutes les associations infinies de mots que l’histoire a connues, «porte de cellier» serait la plus admirable. Dans le commentaire audio, Richard Kelly attribue cette phrase à Edgar Allan Poe. C’est une erreur répandue puisqu’elle est redevable à J.RR. Tolkien, lors de L’anglais et le gallois, sa conférence donnée à Oxford le 21 octobre 1955, dédiée à l’étude de l’élément breton et celtique dans la langue anglaise. C’est avec ce genre de références que Kelly construit des complots de cinéma. Pour donner un exemple, lorsque la mère de Donnie appelle chez elle avant de prendre l’avion, on entend une annonce pour l’embarquement du vol 2806 à la porte 42 à minuit (soit 12 AM). Il suffit de rassembler les chiffres (28:06:42:12) pour se rendre compte qu’il s’agit du compte-à-rebours que Frank a donné à Donnie. La logique dépasse la fiction puisque la version director’s cut de Donnie Darko contient 28 scènes. C’est encore plus fou que dans un épisode de Lost. Encore plus édifiant: l’action se déroule en 1988 et si on additionne les chiffres du compte-à-rebours (28+6+42+12), le total donne 88!

    Dans Southland Tales, son deuxième long métrage attendu comme le messie, tout commence par un bang: un champignon atomique filmé par deux enfants avec leur caméscope. La fin d’un monde, le 11 septembre version 2.0 : les petites filles avec leurs groupes de danse dans les années 80 sont devenues des stars du porno, les ados préfèrent se suicider plutôt que de faire la guerre, les croque-mitaines ont des visages humains. Ceux qui sont nés à l’époque de Donnie Darko sont devenus de féroces adultes qui ont perdu toutes leurs illusions; et, leur mélancolie se révèle incompatible avec le cynisme glam en vigueur.

    L’introduction de Southland Tales rend compte de l’état du monde trois ans après le «bang» qui a eu lieu non pas à New York mais au Texas. Suite à cette catastrophe, deux forces politiques se sont créées aux Etats-Unis: l’extrême gauche des néo-marxistes et l’extrême droite du groupe USIDent. Les deux se livrent une bataille sans merci pour remporter le vote des 55 grands électeurs californiens. Entre eux, le Baron, entouré d’une créature (Bai Ling) et de scientifiques bizarroïdes, est un industriel très puissant, un magnat de l’énergie, qui a orchestré la machination entre une starlette du X (Sarah Michelle Gellar) et un acteur de cinéma (The Rock), célèbre acteur marié à la fille du candidat républicain à la vice-présidence, Bobby Frost (Holmes Osbourne).

    Le but, c’est de faire exploser un scandale et de monter les deux camps politiques l’un contre l’autre. En parallèle, deux chefs néo-marxistes organisent un faux assassinat dans une vidéo rappelant le passage à tabac de Rodney King, mais rien ne se passe comme prévu. C’est ce choc des cultures qui va précipiter le monde vers l’apocalypse. Parallèlement, les autorités du pays ont mis en place une salle de contrôle démesurée qui se trouve chez USIDent. Là-bas, la femme de Bobby Frost, Nana Mae Frost (Miranda Richardson) propage ses informations et surveille la Californie du Sud. I! s’agit d’un Big Brother nourri au Patriot ACT en charge du maintien de la surveillance, un cousin de la société militaire privée BlackWater qui vient opérer au niveau des villes américaines afin de faire respecter l’ordre dans un contexte de crise énergétique majeure. La solution pour y répondre ? Le fluide karma, un concept inventé par Richard Kelly en référence à Kurt Vonnegut, qui avait créé le glace-neuf dans son roman Le berceau du chat. Le Baron a imaginé une gigantesque machine creusant sous la surface de l’océan jusqu’à la croûte terrestre pour mettre à jour une réserve de pure énergie liquide. Au contact de l’air, elle s’oxyde et se transforme en énergie exploitable. D’où l’invention d’appareils alimentés via ce champ énergétique (un peu comme le Wi-Fi).

    Progressivement, la ville plonge dans un brouillard marin. En fait, c’est la machine posée au milieu de l’océan qui génère cette mystérieuse nappe. L’azote liquide 5e répand sur le paysage californien. Dans cet univers putride, des personnages de rien se débattent comme des cos sans tête. À commencer par Boxer Santaros (The Rock). Il a été kidnappé par Taverner (Seann William Scott) après son retour d’Irak, mais une faille temporelle a fait exploser le véhicule. Comme dans Donnie Darko, l’énigme, c’est de savoir ce qu’il s’est passé à l’intérieur de cette faille. Elle a provoqué le dédoublement de deux personnages (The Rock et Seann William Scott donc) qui sont devenus du coup deux figures christiques.

    Dans Southland Tales, tout est placé sous le signe du double et de la dualité : certains ont des doubles physiques, d’autres des doubles personnalités. C’est le principe même des routes divergentes. Pour Richard Kelly, c’est une métaphore de la bipolarisation des États-Unis. Les deux personnages joués par Seann William Scott ne sont pas des jumeaux mais des doubles, des calques : l’un inconscient, l’autre amnésique. Boxer, celui interprété par The Rock, devient Jericho Cane, son double. Ces deux personnages ont traversé la quatrième dimension. Comme pour un atome, ils ont été coupés en deux. Le salut de l’humanité, c’est juste un homme qui se serre les deux mains. On le comprend avant eux : ces deux personnages sont les seuls à pouvoir sauver l’humanité. On saisit ainsi l’origine des tatouages de Boxer/Jericho Cane (chacun représentant une religion). Etudiant, Kelly vénérait Quentin Tarantino à cause du scénario de Pulp Fiction. Dans une scène, Ving Rhames porte un sparadrap sur la nuque, après avoir perdu son âme. Le A tatoué sur la nuque de The Rock reprend une idée l’ayant marquée selon laquelle «la nuque abriterait l’ame». À la fin de Southland Tales, le tatouage sur le cou de Boxer se mettra à saigner et Krysta (Sarah Michelle Gellar) y verra les stigmates du Christ.

    Le narrateur Pilot Abilene (Justin Timberlake), acteur enrôlé après les attaques nucléaires, envoyé en Irak, doit être vu comme le prophète de l’apocalypse, l’auteur et la voix de cette saga. Démiurge, il symbolise la manipulation des images afin de rendre la réalité plus glamour. Justin Timberlake renvoie, lui, à tous les vétérans qui ont tendance à sombrer dans la drogue, l’alcool ou n’importe quelle autre substance leur permettant de surmonter les traumatismes de la guerre (il en à hérité une cicatrice sur le visage). Les deux personnages (Boxer et Taverner) se remémorent l’Irak et leur pote Pilot (Timberlake) qui a reçu une grenade et le ressassent comme le souvenir obsessionnel d’une licorne (Blade Runner). De leur côté, les néo-marxistes ont volé des pouces pour pouvoir truquer le résultat des élections en flouant le système d’empreintes mis en place par USIDent, pour se rendre dans divers bureaux et voter de façon répétée. ils passent par le système pirate USIDeath, un site Internet qui sert de réseau de communication, suggérant que l’on a accès à toutes les informations que l’on désire par la télévision, par Internet ou par le téléphone portable. Krysta (Sarah Michelle Gellar), star du porno, chanteuse, animatrice télé, est en fait un agent double aux ordres du Baron parce que ce dernier lui a promis une représentation sur la scène du méga-zeppelin. Elle est armée d’un pouvoir télépathique, lui permettant de communiquer avec le Baron. Elle passe pour une nymphette ingénue, une de ses nanas qui ne connaît pas l’ennui à force de vivre entourée et qui, malgré le luxe, ne peut s’empêcher d’arborer une tristesse indicible dans le regard. On retrouve le leitmotiv de Kelly dans ce personnage : partir de l’archétype pour trouver de l’émotion ou de la profondeur. Cernée par la solitude de la star, consciente de n’être qu’un leurre, une piégeuse piégée, un pion sur l’échiquier, un bug informatique programmée pour disparaître, Sarah Michelle Gellar n’a jamais été comme ca. Les autres acteurs sont capables de beaucoup et le montrent, même Christophe Lambert qui trimballe sa vie dans une camionnette ou Seann William Scott qui n’a pas le temps de balancer une vanne. Mais au jeu des contre-emplois, c’est elle qui tire son épingle du jeu, trouvant un peu d’elle même dans l’énergie épuisée de Southland Tales.

    Petit à petit, les différentes intrigues finissent par se rejoindre. Certaines, bien que secondaires, demeurent essentielles. La force de Southland Tales, c’est de saisir ce qui nous attend demain — la solitude au seuil de la porte, les sucreries de plomb, la célébrité démocratique, la soif d’insurrection pour retrouver la colère et la liberté, les combats de ombre, l’exhibitionnisme Facebook, les flics partout, tout le temps. Des éléments réels (les images du président Bush en visite au comté d’Orange, des incendies, des plans aériens de la jetée de Santa Monica et des archives d’Arlington West, le mémorial avec les croix) ont été détournés pour les besoins de la fiction mais créent un parallèle flippant.

    Richard Kelly joue les prophètes et il a raison: le monde poubelle est à portée de main. L’écran de télé devient un pop-up interactif, la publicité bouffe tous les espaces, les cris d’émeutes sont noyés sous les feux d’artifice, les traumatismes remontent, les espoirs coulent, les faits sont têtus, jusqu’à l’écœurement. C’est fini, c’est le vrai bang, le raz de marée de la crise. L’immense cirque grotesque de ce Southland Tales, travaillé par Kafka (l’illogisme), Orwell (le communisme selon La ferme des animaux) et K. Dick (dimensions parallèles, flics Iouches, contre-culture souterraine, hallucinogènes) perd dans des détails et des anecdotes pour provoquer un chaos prophétique. Le seul moyen de s’en sortir en tant que spectateur, c’est de s’attacher aux personnages, citoyens malgré tout, qui accomplissent leur destin envers et contre tous, sans nécessairement savoir où ils sont ni où ils vont. Ils sont perdus, comme nous.

    TEMPTATION WAITS

    L’introduction de Southland Tales situe le récit dans le temps : il se déroule trois ans après une explosion au Texas. C’est aussi un résumé des trois premiers chapitres (Two Roads diverge, Fingerprints, et The Mechanicals) qui ne sont disponibles qu’en bande-dessinée. Le film ne démarre qu’à partir du quatrième chapitre sur les six. Chaque titre appelle une référence pop: Temptation waits est un morceau de Garbage, Memory Gospel de Moby et Wave of Mutilation, des Pixies. Les comics fonctionnent avec le site web de Southland tales; ce qui crée une alchimie interactive assez unique entre la bande dessinée, le cinéma et Internet. Pour le contenu, c’est aussi dense. Richard Kelly met au même niveau la religion, le sexe, la drogue et la télévision qui sont des addictions inhérentes à la culture pop américaine. || résume le résultat comme un mélange hybride d’Andy Warhol pour l’univers glam et de Philip K. Dick, avec lequel il partage la peur du solipsisme : « À l’origine du film, il existe Les Hommes creux, un poème de T.5. Eliot dont la chute est un phénomène de pessimisme (C’est ainsi que finit le monde ; C’est ainsi que finit le monde ; C’est ainsi que finit le monde ; Non par un boum, mais par un gémissement). En réalité, la chute de ce poème a été modifiée à des fins satiriques. Dans les mois qui ont suivi la première mouture du scénario, il y a eu le 11 septembre, puis le Patriot Act et la guerre en Irak. Je me suis mis à ajouter une à une des couches de sous-texte politique dans le script et à y mêler les influences de Phillip K. Dick, Kurt Vonnegut, Andy Warhol ou encore celle du film noir. En quatre ans, le film a évolué et s’est peu à peu transformé en quelque chose de plus substantiel et de plus profond. »

    SECRET STORY

    Le Baron, un des personnages du film, à imaginé une gigantesque machine creusant sous la surface de l’océan jusqu’à la croûte terrestre pour mettre à jour une réserve de pure énergie liquide. Au contact de l’air, elle s’oxyde et se transforme en énergie exploitable. Progressivement, ls ville est plongée dans un brouillard marin proche de The Fog de John Carpenter. En fait, c’est la machine posée au milieu de l’océan qui génère cette mystérieuse nappe. L’azote liquide se répand sur le paysage californien. C’est surtout le signe du cataclysme à venir.

    GENETIC OPERA

    Repo Man est peut-être le film qui se rapproche le plus de Southland Tales. Exploitant comme une obsession un climat apocalyptique de guerre nucléaire, Alex Cox a construit dans les années 80 un récit original et sombre où les personnages sont décrits comme les laissés-pour-compte de l’Amérique Reaganienne, perdus entre l’idéalisme et le cynisme, entre hier et demain. Doté d’une somptueuse BOF (Iggy Pop, Los Plugz, Circle Jerks, Fear, Suicidal Tendencies, Black Flag et Juicy Bananas), le film constitue une influence majeure chez les cinéastes spécialisés dans la captation des troubles adolescents. La voiture possédée par une entité à la fin est une image marquante que Kelly a reprise plus ou moins consciemment. Les interfaces ajoutées au début ont été inspirées de Starship Troopers, de Paul Verhoeven (photo 1) et Île nom du personnage incarné par The Rock (Jericho Cane) est également celui de Arnold Schwarzenegger dans La Fin des temps. La séquence musicale avec Justin Timberlake est très similaire à celle de The Big Lebowski (photo 2). Des affiches de film surgissent parfois (Lost in space, Donnie Darko, Doom). Le film noir de Robert Aidrich (Kiss me deadly), la musique de David Lynch (Rebekah Del Rio, déjà dans Mulholland Drive) et l’ombre tutélaire de Kubrick (Docteur Falamour) hantent.

    TEARS FOR FEARS

    Mais les références ne sont pas seulement cinématographiques. Elles sont aussi littéraires et peuvent provenir d’autres cultures. Par exemple, la citation latine qui décore les vêtements de flic («oderint dum metuant») est tirée d’une phrase célèbre de l’empereur Caligula: «Laissez-les me détester suffisamment longtemps pour qu’ils soient effrayés». Parfois, il arrive qu’un élément ait deux sens différents : Gorge Profonde à la fois pour le film pornographique et le scandale politique dans les années 70. On pense aussi à la bande dessinée Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore. Autrement, on retrouve TS. Eliot, Philip K. Dick et Robert Frost. Le policier qui dit «Flow my tears» (coulez mes larmes) s’appelle Bookman (alias Jon Lovitz) et dans la nouvelle de K. Dick, un des personnages principaux s’appelle General Buckman, de la même façon que celui qui est amnésique se prénomme Taverner, comme Seann William Scott dans Southiand tales.

    DISCO 2000

    Le secret espoir de Richard Kelly était d’inscrire Southland Tales dans la lignée de films comme Brazil ou Blade Runner. Southland Tales doit être vu comme une évocation comique de l’apocalypse, simplement parce qu’elle est sensée se passer à Los Angeles. Kelly nous avouait en interview: «Là-dessus, faites-moi confiance : si la fin du monde nous perd vraiment au nez (apparemment, c’est ce que croient 59% des Chrétiens fondamentalistes), alors elle se produira d’abord à Los Angeles (…] J’ai toujours été obsédé par l’Apocalypse. Rien que de chercher à déchiffrer le symbolisme crypté du livre des Révélations donnerait la migraine à n’importe qui. Un ami m’a d’ailleurs fait remarquer qu’un débat très sérieux agite les théologiens pour déterminer si le livre des Révélations a été écrit par Saint Jean sous l’influence de champignons hallucinogènes. Allez savoir. Un autre ami m’a envoyé un lien vers une histoire très dérangeante qui évoque un Hirashima américain. Apparemment, il s’agirait d’une des nombreuses attaques terroristes que prépare Al-Qaeda. Plus précisément, celle où ils parviennent à infiltrer des armes nucléaires (achetées par Oussama Ben Laden à la mafia russe) en passant {a frontière du Mexique vers le Texas avec l’assistance de guérilléros. Ensuite, les bombes frappent des villes de taille moyenne, là où la surveillance antiterroriste n’est pas très poussée. Si ça, ce n’est pas l’apocalypse… Mais où cela nous mènerait-il ? (…] Ce film est le triste récit de ce qui 5e passe ensuite. et comment tout finit par s’effondrer. Dans le futur parallèle de Southland Tales, la machine de guerre est à cours d’essence et il n’y a pas d’alternative. Pas d’énergie alternative, du moins. H y a de bonnes chances que le réchauffement de la planète soit le «gémissements annoncé par T.S. Eliot. Peut-être notre destin as t-il en effet de nous dissoudre lentement dans les limbes. Mais Southland Tales vous emmène sur un tout autre chemin. Celui qui se termine par un «boums. Et S’il y avait une voie pour en terminer avec toute forme de souffrance ? Et si, dissimulé quelque part, il existait un détonateur ? Un détonateur qui nous aiderait à en finir avec cette foutue planète une Bonne fois pour toutes. Vite et sans douleur. Enfin, je ne devrais pas dire «vite». Parce que d’après moi, faut deux heures trente et une minutes pour expliquer comment finit le monde. Je suis désolé que ce ne soit pas plus court, maïs il n’y avait pas d’autre solution. Il n’y a pas d’alternative. Pas d’énergie alternative, du moins. Jusqu’à ce qu’un jour, une mystérieuse corporation allemande débarque dans le sud avec une nouvelle invention d’enfer. Un traitement pour notre maladie… »

    Richard Kelly avait besoin de se racheter une conduite après Southland Tales, bulle pop qui prenait le pouls d’une époque paranoïaque entre politique bling-bling et porno chic, L’intrique était construite à la manière dont sont décryptés les grands complots - ce qui prend en général plusieurs années pour les résoudre - et fourmillait de détails, d’enjeux, de promesses et d’intuitions, à tel point qu’elle pouvait facilement devenir absconse et décourager ceux qui voulaient tenter l’expérience. Avec The Box, son troisième tong métrage, présenté comme un film de commande, plus simple et accessible en apparence, le cinéaste développe une nouvelle écrite par Richard Matheson. Une femme et son époux découvrent une mystérieuse boîte déposée un matin devant leur domicile par un homme énigmatique. Ce dernier révèle qu’en appuyant sur le bouton rouge de la boîte, ils recevront un million de dollars mais que cela entraînera la mort d’un inconnu. En réduisant la densité narrative, en évitant l’esbroufe et en se concentrant sur un cas de conscience, Richard Kelly revient vers un cinéma à l’ancienne.

    Dans Donnie Darko et Southland Tales qui s’intéressaient à une peur adolescente (la fin du monde), Richard Kelly auscultait les mystères de l’existence à travers des personnages qui avaient en eux une part mythologique sans nécessairement la soupçonner. Donnie Darko (Jake Gyllenhaal) était un super-héros et Jericho Cane (The Rock) arborait les stigmates du Christ. Ils avaient les moyens de modifier leur destin. Des accidents traumatiques étaient à l’origine de leur force et c’était précisément dans le malheur que l’action positive se réveillait. En dépit d’une tentative de science-fiction à la fois ésotérique et commerciale, The Box ne fait pas exception à la règle à travers un couple qui a la possibilité d’évoluer grâce à un événement extraordinaire. Une nouvelle fois, Kelly joue avec la perception du spectateur (s’agit-il du rêve, de la réalité ou du fantasme?) comme dans un long épisode de La quatrième dimension. Il suffit d’avoir vu ses deux précédents longs métrages pour comprendre que la «faille temporelle» constitue une composante essentielle de son cinéma: Donnie Darko se déroule dans les années 80, Southland Tales dans un futur à l’imparfait et The Box dans les années 70.

    Ses films sont développés en fonction des sentiments qu’il éprouvait à ces différentes époques : le doute pour le premier, le cynisme pour le second et l’innocence pour le dernier. Proche de Le patte de singe, de W. W. Jacobs, la nouvelle de Richard Matheson s’avère trop courte pour nourrir un film de deux heures, d’autant qu’elle s’intéressait plus aux implications psychologiques qu’à la situation fantastique. La série La Cinquième Dimension (The New Twilight Zone) s’en était déjà inspirée pour un épisode réalisé par Peter Medak, avec Brad Davis et Mare Winningham.

    Richard Kelly, qui s’est chargé de l’adaptation, l’utilise comme point de départ pour plonger le couple dans les limbes en réunissant deux accidentés de la vie: la femme souffre d’une malformation physique et l’homme, sous-payé à la NASA, déploie des efforts surhumains pour la réparer et lui donner une apparence normale. Avec plus d’argent, ils pensent pouvoir élever leur enfant dans de meilleures conditions, quitter la ville et commencer une nouvelle vie. La boîte contient un cadeau empoisonné. Faisant un lien avec ses propres parents (son père a travaillé à la NASA), Kelly trouve presque des circonstances atténuantes à cette cupidité, tout en donnant à réfléchir sur le sentiment de culpabilité et la conséquence des actes: appuyer sur le bouton revient à donner la mort à une personne que l’on ne connaît pas. Toute la philosophie de Richard Kelly est contenue dans cette approche: chaque événement, bon ou mauvais, est un signe du destin qu’il faut Savoir interpréter. La face claire correspond à l’amour et la face sombre, à la peur qui doit mettre à l’épreuve et donc tester tout ce qui est positif.

    Cet univers est nourri de références cinématographiques qui tiennent autant du fantastique des années 70/80 (La Malédiction, de Richard Donner; L’autre, de Robert Mulligan ; Shining, de Stanley Kubrick; L’invasion des profanateurs de sépultures, de Don Siegel) que du film noir des années 50 (Kiss me deadly, de Robert Aldrich). Les influences littéraires viennent de Huis-clos de Jean-Paul Sartre, du Veston ensorcelé de Dino Buzzati et de Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad où des anges guident chaque individu sur le seul chemin qui lui est destiné. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment, au même titre que la pop-culture, Richard Kelly se les approprie. Le travail sur les axes de caméra, le hors-champ, la musique et le son est ce qui tient lieu d’effets spéciaux. C’est là-dessus que Kelly compte en grande partie pour faire voyager le spectateur comme dans un vortex en distillant une atmosphère anxiogène de mort collective. Visuellement, il compose ses plans en cadrant au centre, de telle manière que la position du sujet par rapport à la caméra devient essentielle. Cette science ne donne plus lieu à des effets déjà vus dans Donnie Darko et Southland tales (le plan séquence où un personnage introduit un univers inconnu) mais à une vraie montée de l’angoisse dans certaines séquences (l’anniversaire, l’accident de voiture, le mariage, la conclusion).

    The Box date de 2009. Depuis, aucune nouvelle, ou presque, de Richard Kelly. On l’a bien entendu plancher sur Amicus, un thriller dans lequel Nicolas Cage jouait l’avocat Rodney Smolla, spécialiste influent du premier amendement (relatif à la liberté d’expression), choisi par les familles des victimes de James Perry, un tueur qui s’était inspiré, pour commettre ses actes, d’un ouvrage intitulé Hitman, sorte de «guide pratique du tueur à gages» paru en 1983. James Perry avait lui-même été engagé an 1993 par Lawrence Horn, musicien et producteur de la Motown, qui souhaitait éliminer sa femme, son fils paraplégique et l’infirmière à domicile, afin de toucher une assurance. Le tournage devait avoir lieu en janvier 2013. Richard Kelly devait ensuite réaliser Corpus Christi avec Edgar Ramirez. Projet envolé. On l’annonçait dernièrement aux commandes d’un biopic consacré à Rod Serling, le créateur de la série-télé La quatrième dimension, qu’il écrirait et réaliserait sous l’égide de Mandalay Pictures. Vu son appétence pour la SF, cela fait sens. Mais rien de concret, à ce jour.

    De la même façon que la lapin demandait au dormeur Donnie Darko de se réveiller, on a nous aussi envie de lui demander de se réveiller de ce trop long sommeil.

    SOURCE

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    @Violence a dit dans [Dossier] La fantasy à la télé: ma grosse épée dans ta petite lucarne ! :

    Bien plus captivante que les suites du film original, la série s’étalera sur une centaine d’épisodes au cours desquels MacLeod croisera bien sûr d’autres immortels, des sorcières, des démons mais aussi Franck Dubosc en chevalier du Moyen Âge, des rottweilers enragés, Tomer Sisley, Joan Jett en fille de joie et Marion Cotillard qui, pour sa première apparition à l’écran, donne dans le rape and revenge puisqu’elle se fait violer par son méchant fiancé avant de le tuer à la fin de l’épisode.

    Ah tiens je l’ai trouvée :mouhaha:

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    @Violence a dit dans [Dossier] Les coulisses du doublage :

    Mais il est vrai que je fatigue très vite des yeux

    Alors je comprends que tu t’épargnes. C’est normal.

    Vive le MULTI !

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    Freddy sort de la nuit… et entre dans le monde méta sous l’égide de son créateur Wes Craven

    Quiconque à découvert le premier Scream au cinéma dans son adolescence garde immanquablement en mémoire la jubilation suscitée par son ironie référentielle. Cette jouissance analytique participait du caractère transgressif de l’expérience, laquelle avançait masquée : comme tous les mouvements méta cinématographiques avant et après lui, Scream portait l’annonce d’une fin proche.

    Dans le sixième film de la saga initiée par Les Griffes de la nuit, Freddy Krueger finit une nouvelle fois éparpillé façon puzzle, en 3D d’époque rouge et bleue. Le croque mitaine bénéficie d’un congé sabbatique de trois ans, pour revenir en 1994 sous la plume et devant la caméra de son Geppetto originel, Wes Craven. Le réalisateur/scénariste a trouvé l’astuce pour justifier son retour : la fiction méta. Dans Freddy sort de la nuit, Heather Langenkamp, Robert Englund et Wes Craven incarnent des doubles fictionnels d’eux-mêmes, plus ou moins marqués par leur relation avec Freddy. Le monstre s’immisce dans le réel, rejoue quelques séquences clés du premier film, chatouille les porosités élastiques entre les niveaux de réalité. Le rêve est-il le prolongement métatextuel de la narration ?

    Prudent, Wes Craven se garde de répondre à cette question posée de façon étrangement similaire dans Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel, et s’en sort par une pirouette typique des adeptes du méta : la boucle. L’anneau de Mœbius auquel ont recours aussi bien le David Lynch de Lost Highway que le Quentin Dupieux de Réalité pour se sortir de situations dramatiques inextricables. Dans l’épilogue, le personnage de Craven propose à celui de Langenkamp un scénario qui n’est autre que celui du film en train de s’achever. Habile, certes, un peu téléphoné, aussi. L’exercice de style convainc en son temps les critiques en manque de propositions horrifiques stimulantes, faute de rameuter beaucoup de spectateurs en salles.

    Wes Craven s’embourbe par la suite dans le sinistre Un vampire à Brooklyn, greffe ratée entre l’horror noire, Le Loup-garou de Londres et la carrière cahotante d’Eddie Murphy. Le réalisateur n’en garde pas moins l’intuition que l’avenir du genre se joue sur ces jeux de miroir. Il s’acharne dans la voie méta avec le script d’un jeune scénariste propulsé star du jour au lendemain, Kevin Williamson, et l’époque lui donne raison. Scream fait illico oublier tous les ratés de la filmographie de Wes Craven, réinstitué pape de l’horreur. Les cinéphiles se régalent de ces immixtions entre premier et second degré, adorent ces rebonds sur les clichés, cette scène où Randy, l’exégète sautillant campé non sans panache par Jamie Kennedy, se retrouve à deux doigts de la mise en abyme homicide par écran de télévision interposé.

    Les meilleures scènes de la saga seront celles qui brouilleront les niveaux de réalité entre les différents médias, entre le divertissement et la shock value de la série B : le meurtre inaugural de Scream 2 dans un cinéma, la peur panique de Sidney pendant une répétition, la succession de fausses intros de Scream 4, les caméras de Gale Weathers disséminées dans le Stab-a-thon. Avec Scream se lance une nouvelle vague de slashers trop conscients d’eux mêmes, caustiques comme la soude, ironiques et inconséquents. La dissociation fragile entre la satire et la parodie répand l’innocuité artistique comme un poison.


    Scream et le brouillage de la réalité entre les médias.

    Métastase

    Scary Movie de Keenen Ivory Wayans (2000) est à ce titre un cas d’école. Dimension Films, filiale de Miramax dirigée par les redoutés et redoutables Bob et Harvey Weinstein, produit sa propre parodie de Scream, dont se boucle la même année la prime trilogie. D’une vulgarité thermonucléaire, Scary Movie poursuit en outre le travail de déconstruction entamé par les deux premiers volets de la franchise de Wes Craven et Kevin Williamson, dilué dans les dérives feuilletonnantes de Scream 3.

    Les personnages portent leur fonction en évidence comme un étendard, les ficelles sont toutes apparentes, le processus d’écriture se met à nu dans une mécanique humoristique tributaire des modes et gimmicks du moment, quitte à paraître daté en quelques mois à peine. Dans un geste vertigineux d’un point de vue théorique et sidérant à l’écran, Scary Movie se moque de la façon dont Scream se moque du genre. La fratrie Wayans n’a cessé de se rôder aux processus parodiques depuis l’m Gonna Git You Sucka (1988), mais cette démarche fait écho aux retournements situationnels des sketches de leur anthologie télévisuelle In Living Color où apparaissait Jim Carrey.

    Excités par ce nouveau champ des possibles, les Wayans jouent la carte de la surenchère dans Scary Movie 2. La parodie se déplace sur d’autres tropes scénaristiques, sur l’actualité récente - un gag revient sur la défaite houleuse d’AI Gore face à George Bush. Les Weinstein font les Weinstein et ruent dans le montage à la tronçonneuse : le film devient d’une agressivité aveugle, en renfort d’une mécanique dramatique absconse et désagréable.

    Les séquelles se succèdent, toutes plus aberrantes et vides de sens les unes que les autres. L’arrivée de David Zucker à la réalisation au troisième volet ne sauve strictement rien - sans ses deux compères de la formation ZAZ et coincé dans un délire réactionnaire aliénant depuis le 11 septembre, l’ancien fer de lance des sagas « Y a-t-il… » a tout perdu de sa force de frappe. Mais le pire est à venir.


    Scary Movie de Keenen Ivory Wayans, ou quand la parodie ironise sur le discours méta…

    Parmi les nombreux scénaristes du premier Scary Movie, deux débutants vont se distinguer et tuer quasi à mains nues le genre parodique et le méta en les poussant dans leurs ultimes retranchements. Les innommables Jason Friedberg et Aaron Seltzer lancent un coup de semonce avec l’immonde Sexy Movie (2006), prototype de leur anticinéma destiné à être découpé en clips de 2 minutes sur YouTube. Désespérant de fainéantise d’un point de vue comique, le film ressemble encore à peu près à quelque chose grâce à un casting au professionnalisme exemplaire en de telles circonstances. Suivent Big Movie (2007), Disaster Movie (2007) et l’infâme Spartatouille (2008), des productions à peine dignes de supporter le qualificatif de films. Les réalisateurs/ scénaristes opèrent un mix approximatif des dernières images arrivées dans le champ de vision de la pop culture (bandes-annonces, clips, émissions de télé, pubs), y rajoutent des gags éculés. Ils accouchent de chambres d’écho faisandées de l’air du temps, d’objets moches, troussés sans passion ni compétence, d’une tristesse cynique absolue.

    En 2005 sort enfin Cursed, retrouvailles entre Wes Craven et Kevin Williamson, à la production notoirement calamiteuse. Le script original disponible sur le Net prolonge l’angle méta de Scream au cœur même du mal, à Hollywood. L’antagoniste se révèle être le has been (le scénario le décrit complaisamment comme tel) Scott Baio, dans son propre rôle avant son gros virage conservateur. De reshoot en remontage, n’en reste qu’une pantalonnade grotesque, un squelette de proposition discursive. Entre autres saloperies imputables aux Weinstein, il ne faut surtout pas oublier l’épuisement psychologique de Wes Craven et la mise à mort du genre parodique - Friedberg et Seltzer n’ont fait que radicaliser leur approche purement pragmatique du genre jusqu’à la celui-ci transparent. De petit malin, le cinéma méta est passé en une dizaine d’années au stade de crétin trépané.

    Méta physique

    Le constat est d’autant plus cruel que les liens entre la fiction méta et l’humour ont enfanté avant cela de merveilleuses incartades surréalistes. Bien avant que la Nouvelle Vague française ne brusque les conventions cinématographiques d’une provocation directe au spectateur (À bout de souffle de Jean-Luc Godard) ou dans l’élaboration d’un étrange théâtre figé en boucles lancinantes (L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais), une singulière production américaine abat le quatrième mur dès 1941.

    Hellzapoppin’ de H.C. Potter intègre des interrogations sur son processus créatif à sa narration volontairement confuse, incessamment parasitée par toutes les aberrations méta imaginables. Les coutures craquent de partout, projectionniste, décorateur et scénariste abattu par l’impossibilité d’adapter le spectacle du duo comique Olsen & Johnson à l’écran se disputent des apparitions nonsensiques. Le film se partage entre la volonté de démontrer son absurdité existentielle et une frénésie créative tournée vers une réappropriation gaguesque des techniques cinématographiques. Tous les grands comiques américains passés au 7° Art ont usé et abusé des regards caméra, Hollywood a taquiné son envers du décor à de multiples reprises avant l’incroyable Boulevard du crépuscule de Billy Wilder, mais Hellzapoppin’ envoie tout valser dans une saisissante fuite en avant.

    Il faut attendre l’arrivée de Mel Brooks derrière la caméra pour retrouver un tel niveau de dézingue, et surtout une telle envie de balancer des bâtons de dynamite de cartoon dans les coulisses. Les Producteurs (1967) traverse les mêmes ponts branlants entre Hollywood et Broadway que le film de H.C. Potter, avec un zeste de provocation : l’intrigue tourne autour d’une comédie musicale écrite comme une déclaration d’amour à Hitler, montée pour susciter un bide couvert par les assurances, que l’incompétence générale transformera en satire ultra populaire. Le film connaîtra une magnifique adaptation scénique jouée des centaines de fois entre Broadway, le West End Londonien, et même récemment au Théâtre de Paris.

    La transposition multiplie les adresses malicieuses au public, et cette mise en abyme s’égare définitivement dans le remake de 2005 signé Susan Stroman : le méta au carré s’annule et ne donne à voir qu’un objet diaphane, à peine vivant. Mel Brooks persévère quant à lui dans la voie parodique, avec toujours plus de réussite artistique : en 1974, Le Shérif est en prison et Frankenstein junior rendent de vibrants hommages au western et au film d’horreur gothique, deux genres à l’époque portés disparus, en détournent astucieusement les codes pour les faire résonner avec le contemporain de façon touchante et inattendue. C’est avec La Folle Histoire de l’espace (1987), allumage en règle de la première trilogie Star Wars, que la méthode atteint son zénith, forte d’un budget conséquent à même de donner ce qu’il faut de sérieux à toutes les fantaisies les plus triviales. Dans son rythme frénétique et ses multiples débordements en coulisse, le film fait écho à Hellzapoppin’, dont il partage l’exigence artistique au service du grand n’importe quoi. Plus mineurs, à la traîne des blockbusters qu’ils sont censés émuler, Sacré Robin des Bois (1993) et Dracula mort et heureux de l’être (1995) n’en conservent pas moins de beaux restes.


    Hellzapoppin’ de H.C Potter

    Métaphore

    Sans personne pour lui rendre hommage, le cinéma bis emprunte sa propre piste méta à partir du milieu des années 1980, sans réel second degré, avec pour volonté majeure de créer des dispositifs en poupée gigogne pour accroître sa puissance d’évocation. Lamberto Bava ouvre le bal avec ce qui reste probablement son meilleur ouvrage, Démons. Les spectateurs d’un film d’horreur constatent que les événements à l’écran ont un écho dans la salle, et le scénario cosigné Dario Argento lance la mode sympathique des films dans le film forcément maudits, forcément déclencheurs de furies sanglantes.

    Le but est cristallin : bâtir un récit autour d’une œuvre dont la toute-puissance rejaillirait sur l’appréciation du film, et impliquer les spectateurs en leur dévoilant des personnages sacrificiels dans la même position qu’eux : au cinéma. Le procédé sera encore plus poussé dans Angoisse de Bigas Luna (1987) : le générique de fin est projeté sur un écran de cinéma, dont le public se retire au fur et à mesure, au diapason supposé des spectateurs en salles obscures. Dans sa dernière partie de carrière, john Carpenter met en scène deux œuvres dont là simple vision libère l’horreur jusqu’à transformer ses spectateurs en créatures mutantes assoiffées de sang : le film adapté du roman de Sutter Cane dans L’Antre de la folie (1994), devant lequel termine Sam Neill à la fin de son chemin de croix, et La Fin absolue du monde, l’œuvre au cœur de son épisode éponyme pour la première saison de l’anthologie Masters of Horror (2005).

    Dans les deux cas, le pouvoir hypnotique des récits maudits n’est pas expliqué, il tombe sous le sens au fil des enquêtes. Ils agissent comme des drogues ou des virus, affectent ceux qui s’en approchent avant d’asseoir leur emprise totale. L’épisode Drive In de anthologie American Horror Stories (2021) choisit l’approche opposée : Larry Bitterman, l’auteur du film Rabbit Rabbit, assume crânement avoir réuni toutes les techniques de suggestion subliminale possibles pour que son œuvre pousse au massacre général, dans un dialogue explicatif incroyablement forcé.

    Non content, le réalisateur Eduardo Sänchez (jamais revenu du succès du Projet Blair Witch) emprunte à La Fin absolue du monde ses tics de mise en scène pour figurer le film maudit : flashes, inserts sanglants, traces apparentes sur la pellicule, gros plans angoissants. Et contemporanéité oblige, le récit s’achève sur un pied de nez aux plateformes. Le geste évoque le ton semi-revanchard du Meurtres en VHS de jeff Lieberman (1988), sa vidéo K7 d’un nanar de science-fiction utilisée par des aliens pour asservir la population terrestre, et sa trouille pas franchement sous-jacente de voir le marché de la VHS ravager le paysage audiovisuel - et même les consciences. Dommage collatéral de cette vision, la représentation du bis en prend un sérieux coup.

    Les héros de Blow Out (1981) et Body Double (1984) de Brian De Palma semblent témoigner d’un mépris égal pour les productions crapoteuses auxquelles ils se trouvent mêlés, avant de s’y fondre totalement en fin de parcours. Les conspirateurs de La Cabane dans les bois (2011) n’ont aucune forme de respect pour les créatures et scénarios archétypaux auxquels sont soumis leurs tributs, et le climax les livre par conséquent à leur merci. Le salut vient d’un précurseur injustement méconnu de la saga Scream, Popcorn de Mark Herrier (1991). Le film confronte les organisateurs d’un marathon de projections à un boogeyman vengeur, exécutant ses victimes avec les artifices forains censés distraire le public, lequel n’y voit que du feu. Le soin apporté à la confection des séries Z projetées en arrière-plan témoigne du même respect pour ce matériau que le Panic sur Florida Beach de Joe Dante (1993), et empêche ce slasher tourné en Jamaïque de sombrer dans un quelconque cynisme. La saveur de Popcorn tient à sa bienveillance envers le matériau détourné.


    Démons de Lamberto Bava

    Métamorphoses

    Ce parti pris envoie Qui veut la peau de Roger Rabbit de Robert Zemeckis (1988) sur les bons rails à 430 kilomètres à l’heure. Les mouvements incessants et ahurissants de fluidité de la caméra servent la fusion entre le polar hard boiled et le cartoon ; le caractère méta de l’aventure plonge le spectateur dans une forme d’hypnose. La forme est tonitruante, le ton irrévérencieux, et leur doux mélange rend presque invisible la violence pourtant effroyable qui s’y joue. La puissance iconique qu’insuffle John McTiernan aux extraits des films de Jack Slater dans Last Action Hero (1993) donne instantanément envie de voir ces œuvres in extenso. Il en va de même pour toutes les fausses bandes-annonces du Grindhouse originel de Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, quand bien même ce dernier souillera l’acception bis du méta avec le diptyque Machete, chefs de file de ce courant profondément casses burnes et ovaires de la série Z consciente et connivente, du surcoté Kung Fury (2015) à la franchise lobotomisée des Sharknado (2013-2018).

    Tonnerre sous les tropiques de Ben Stiller (2008) marque un tournant vers une plus grande cruauté. Ses trailers inauguraux tirent à boulet rouge sur la vulgarité, la trivialité la bêtise et l’hypocrisie de son époque, et ses personnages principaux partagent tous d’énormes limites en tant qu’êtres humains, en même temps qu’une certaine forme de veulerie. Leurs mises à mort, accidentelles ou non, sont exécutées dans des effusions gore jouant sur les différents niveaux de réalité. Le film abat et rabat la carte du tous pourris, tous irrécupérables. Le S1mOne d’Andrew Niccol (2002) laisse le même sale arrière-goût. Sa charge parodique gagne chaque année en malaise, avec comme quintessence les images volées des films du Viktor Taransky (mélange coquin-taquin entre Tarantino et Tarkovski) : d’invraisemblables instantanés pseudo arty où la pauvre Rachel Roberts, censée incarner la plus grande actrice du monde, se donne en spectacle plus qu’autre chose.


    – Danger de la fiction avec Qui veut la peau de Roger Rabbit de Robert Zemeckis

    Pire que tout, il y a dans S1mOne de cette insupportable fragrance du portrait de l’artiste en loser auto-apitoyé, dont Adaptation. de Spike Jonze (2002) aurait dû être l’apothéose définitive en termes de geignardise mal placée. Grâce à l’impeccable double prestation de Nicolas Cage, cet exercice de psychanalyse de Charlie Kaufman à 19 millions de dollars évite de sombrer dans les tréfonds masturbatoires en dépit de nombreuses scènes d’onanisme - une façon comme une autre de tester les limites du méta. La fiction indépendante américaine souffre depuis The Player de Robert Altman (1992) d’une impuissance à refléter l’envers du décor hollywoodien de façon incisive, sans éviter de glisser vers une fascination désincarnée pour le sujet, par-delà toutes les trahisons et les vanités.

    Une petite sensation d’époque comme Swimming with Sharks de George Huang (1994), outre le casting rétrospectivement parfait de Kevin Spacey dans le rôle principal, serai aujourd’hui aussi inoffensive qu’un reportage du vendredi soir sur une chaîne obscure de la TNT. Et le passage du temps n’a rien arrangé. Le récent The Beta Test de Jim Cummings, troisième long-métrage d’un jeune prodige autoproclamé produit en ultra indépendance, dans une liberté de ton absolue, ne délivre rien d’autre qu’un énième ersatz mou et creux d’American Psycho. Tout n’est que froideur, cynisme, bas calcul. À l’image de la transformation de l’industrie cinématographique jusqu’au temps du COVID.


    – La puissance iconique de Last Action Hero de John Mc Tiernan

    Méta of honor

    Il s’en faut de l’adaptation d’un classique de science-fiction soviétique par un réalisateur israélien via un montage financier international kamoulox pour que le cinéma américain daigne enfin se regarder en face sans prendre de haut son propre outil de travail. Le Congrès d’Ari Folman (2013) transpose l’intrigue de base du roman de Stanislaw Lem dans le microcosme hollywoodien. Robin Wright joue une version has been d’elle-même, sollicitée par un double de Harvey Weinstein presque aussi odieux que son modèle, Le butor lui soumet l’idée d’être intégralement scannée de lui laisser son image et de tirer sa révérence. Flash-forward dans un futur où chacun vit dans une dimension chimique bigarrée, avec tous les avantages métamorphes de l’animation. Passées des incartades colorées surréalistes, le retour à la réalité montre la misère ambiante, son désespoir absolu masqué par les psychotropes.

    Ces visions à la Ready Player One ne sont pas l’aspect le plus réussi du film, pour ne pas parler de ratage majeur dans un tableau pourtant passionnant. Qui aborde frontalement l’abandon de soi, cette monétisation de l’identité préfigurant les méthodes de Disney telles qu’éventées par Donald Glover en marge du tournage de Solo: A Star Wars Story : les corps ne s’appartiennent plus, ils peuvent être clonées numériquement et faire ce que les modèles originaux s’interdisent — dans le cas de Robin Wright dans Le Congrès, de la science-fiction et de la pornographie. Ce seront bien évidemment les deux disciplines où son alter ego brillera le plus. Pour retrouver une telle violence psychologique envers la profession d’acteur, il faut voyager jusqu’à Hong Kong avec le diptyque des King of Comedy de Stephen Chow.

    Dans le premier volet en date de 1999, le gigantesque Stephen joue les petites mains sadisées de l’industrie hongkongaise et de ses tournages expéditifs, et cède le flambeau à la très émouvante Jingwen E. dans sa séquelle tardive de 2019. Les reconstitutions des tournages de films à la mode n’ont plus le côté sympathiquement référentiel du premier volet, une souffrance certaine s’y développe et offre là aussi un regard d’une profonde tristesse sur une industrie à la dérive. Cette pulsion morbide se retrouve peu ou prou chez tous les auteurs amenés à traverser le miroir, du Lynch numérique d’Inland Empire (2006) au Haneke docte et didactique de Benny’s Video (1992) et Funny Games (1997 et 2007), du Powell malsain du Voyeur (1960) au Noé à la dérive de Lux Æterna (2019).


    – Quand l’animation décuple les vetiges de la métafiction avec Millenium Actress de Satoshi Kon (R.I.P 😞 )

    De tous les thanatopracteurs, il faut saluer le travail de deux immenses concasseurs de formes. Peter Watkins, anarchiste de la fiction capable de mélanger grande Histoire, journalisme polémique et grammaire télévisuelle dans des objets au ton inédit et immédiatement engageant. Il balance ainsi des caméras et des reporters embarqués en plein cœur d’une bataille anglaise de 1746 dans son premier long-métrage, Culloden (1964) ou oppose, au beau milieu de La Commune (2000) les communiqués d’une télévision officielle versaillaise aux reportages de terrain d’une télé communarde. Dans son biopic Edvard Munch (1974), il teste les limites du regard caméra : son sujet scrute le spectateur en permanence, interroge son intrusivité comme jamais, prend à parti sans un geste.

    Punishment Park, enfin, s’empare de tous ses partis pris pour questionner l’impuissance et la résilience. Le vrai magicien du méta, l’illusionniste pour reprendre le qualificatif employé par le récent documentaire de Pascal-Alex Vincent qui lui est dédié, reste Satoshi Kon. La noirceur étouffante de Perfect Blue, avec son animation souvent rudimentaire mais déjà puissamment cinématographique, laisse place dès Millennium Actress (2001) à une véritable explosion. Réalité, rêve, films, époques, flashes-back, flashesforward, tout se mélange en une course folle éperdue. Une vie s’y raconte en vignettes cinématographiques interdépendantes, des plans merveilleux de complexité et totalement lisibles superposent les différents degrés de réalité, en prélude à la grande partouze sensorielle et métaphysique de Paprika (2006).

    La solution était là, devant nos yeux depuis le début : la clé est de tout mélanger dans un même élan, avec le même enthousiasme. C’était sans doute beaucoup demander au dernier Scream de ne serait-ce qu’égaler le plaisir « konien » suscité par Matrix Resurrections de Lana Wachowski.

    Par François CAU