[Critique] The Creator (Gareth Edwards)
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Tenu secret il y a encore six mois, The Creator permet a Gareth Edwards de renouer avec les méthodes créatives de Monsters, tout en développant des arcs thématiques qui avaient déjà réussis à Godzilla et Rogue One. En résulte un blockbuster de science fiction, dont le spectacle démesuré semble avoir coûté quatre fois son budget relativement modeste de 80 millions de dollars.
L’an 2050. Après une catastrophe nucléaire ayant transformé Los Angeles en un champ de ruines, le bloc occidental choisit de bannir l’intelligence artificielle. La Nouvelle Asie décidant au contraire de défendre l’existence et les droits des IA, le gouvernement des États-Unis finance la fabrication d’une arme orbitale révolutionnaire, le Nomad, capable de frapper chirurgicalement des centres de regroupement robotiques aux quatre coins du monde. Le déploiement de cette simili-Étoile noire une décennie plus tard marque le début d’une guerre d’un nouveau genre, dans laquelle s’engage une génération traumatisée par la destruction de LA. Parmi elle figure Joshua (John David Washington), envoyé en territoire ennemi pour localiser et abattre le créateur des intelligences artificielles ; une mission vite contrariée par deux rencontres inattendues, d’abord avec l’ingénieure « terroriste » Maya (Gemma Chan), puis avec la simulation d’enfant Alphie (Madeleine Yuna Voyles), cible principale de l’armée américaine…
Monstrueuse ascension
En conclusion d’Aux cœurs des ténèbres, le making of fiévreux d’Apocalypse Now, un Francis Ford Coppola au bout du rouleau prédisait que les avancées technologiques dans les domaines de l’image et du son permettraient aux générations futures de tourner des œuvres gigantesques avec des moyens réduits, en totale autonomie. « Des petits enregistreurs sortent tous les jours sur le marché » expliquait Coppola, « donc des gens qui ne font généralement pas de films vont commencer à en tourner. Un jour, une petite fille obèse de l’Ohio deviendra le nouveau Mozart et signera un film magnifique avec la caméra de son père. Et enfin, le soi-disant professionnalisme du cinéma sera détruit à jamais. » Né en 1975, Gareth Edwards aura illustré par son parcours le discours du fondateur d’American Zoetrope. Réalisateur amateur prolifique à l’adolescence, le jeune homme est vite reconnu comme un prodige des effets visuels grâce à son travail sur des docufictions produits par la BBC et Discovery Channel - notamment deux épisodes époustouflants de la série Perfect Disaster. En 2009, soit la même année que District 9 du Sud-Africain Neill Blomkamp, auquel il est souvent comparé, Edwards tente un saut de la foi avec Monsters, road movie science-fictionnel lorgnant du côté d’Ishirô Honda et de Steven Spielberg. Autoproduit, le film est tourné en trois semaines pour 15.000 dollars (hors frais de postproduction) au Mexique, au Guatemala, au Costa Rica et aux États-Unis, avec une équipe de seulement six personnes. Si les recettes en salles sont timides, la sortie vidéo est un carton mondial. Hollywood absorbe cette success story en confiant au cinéaste les rênes de Godzilla (avec un budget de 160 millions de dollars) et de Rogue One: A Star Wars Story (budget : entre 200 et 265 millions de dollars). Éreinté par la logistique et l’organisation très hiérarchisée de ces deux superproductions, Edwards disparaît des radars pendant quelques années pour mieux revenir avec un projet hybride, visant à réconcilier les deux pôles de sa filmographie.
Une illusion de vie
Répondant aux espoirs de Coppola (il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’Edwards ait glissé un clin d’œil à Apocalypse Now au détour d’un plan cadré à la surface de l’eau), The Creator est effectivement une fusion idéale entre le cinéma d’auteur et l’entreprise commerciale, entre la liberté de ton et le respect du cahier des charges populaire, et surtout entre l’intime et le gigantisme, comme en témoigne cette séquence fascinante où le personnage de John David Washington découvre l’enfant cybernétique trônant au centre d’un coffre-fort futuriste démesuré. Il y a toujours, dans The Creator, un jeu d’échelles puissant. Mais contrairement à Dune de Denis Villeneuve, qui réduisait ses structures et ses personnages à des formes indistinctes pour renforcer leur aspect métaphorique, Edwards multiplie les détails microscopiques sur chaque élément du cadre, enrichit constamment ses textures, pousse son spectateur à se perdre dans un univers dont la richesse donne le vertige. Il en ressort une sensation de vie fourmillante et parfois volontairement trompeuse, comme lorsque Joshua aperçoit dans un métro bondé le double de sa femme disparue -superbe clin d’œil, au passage, à Ghost in the Shell.
Optimisation focale
L’exploit conceptuel de Gareth Edwards ne s’est évidemment pas accompli en un jour : ayant pu étudier de l’intérieur les procédures des grands studios, le réalisateur aura passé plusieurs années à élaborer une méthodologie plus permissive et efficace, en collaboration étroite avec son directeur de la photographie Greig Fraser. Peut-être par provocation, les deux optent pour une série complète de six optiques Atlas Orion estimée à environ 60.000 dollars, qu’ils additionnent à une caméra Sony FX3 semi-professionnelle trouvable dans le commerce grand public à moins de 4000 dollars.
Le rendu relativement mou des focales se voit contrebalancé par le piqué excessif de la caméra, laquelle permet de tourner librement en basse lumière sans avoir besoin de multiplier les sources d’éclairage artificiel — quelques panneaux LED judicieusement placés suffisent. Pour couronner le tout, Edwards et son équipe décident d’accrocher à ces lampes plusieurs micros afin d’alléger les contraintes liées à la prise de son. Si le gain matériel reste très relatif (soyons clairs, aucun amateur ne pourra espérer accéder à des optiques aussi chères), Edwards et Fraser visent surtout à fluidifier le déroulement des prises de vues proprement dites.
Mission accomplie : sur The Creator, ce dispositif économise à la production entre une demi-heure et deux heures d’installation sur chaque nouveau set-up, avec une équipe deux à trois fois inférieure à celle d’un blockbuster traditionnel. Au-delà de l’anecdote « making of », cette efficacité accrue impacte significativement le rythme, l’énergie et la forme du long métrage, véritable expérience subjective plongeant le spectateur dans une Asie futuriste façon reportage de guerre. Si Rogue One devait souvent conditionner ses ambitions d’hyper-réalisme aux codes de la saga Star Wars, The Creator se voit débarrassé de toute figure contractuelle et peut concrétiser pleinement — et ce pour la première fois — tout le potentiel créatif esquissé depuis quinze ans par l’œuvre de Gareth Edwards.
– Gareth Edwards à demandé à ses comédiens (ici Ken Watanabe) de ne pas interpréter leurs rôles comme s’il s’agissait de robots.Gareth’s Ballet
Comme c’est le cas depuis Monsters, la signature de Gareth Edwards est reconnaissable en un coup d’œil et son approche visuelle, immersive et expressionniste, compte au moins autant que les enjeux de son script. Comme dans Godzilla (souvenez-vous de cette silhouette se dessinant subitement dans la brume) ou Rogue One (cf. l’apparition de l’AT-ACT à travers un brouillard épais), Edwards prend soin de simuler une atmosphère crédible et évolutive, sorte d’entité vivante qui l’aidera à mêler ses éléments de science-fiction au réel. C’est particulièrement évident au début du troisième acte, lorsque l’agitation d’une forêt annonce la percée d’un char titanesque. Tel Jack Arnold sur Tarantula, le cinéaste joue aussi en permanence sur la distance entre l’avant-plan et l’arrière plan -entre le point de vue proposé au public et la composante science-fictionnelle.
Faisant preuve d’un sens impressionnant de la chorégraphie, Edwards inverse également la trajectoire de l’action dès qu’il en a l’occasion : un événement peut se dérouler latéralement ou verticalement au fond du cadre, avant que des personnages au premier plan ne commencent à explorer l’axe Z sans la moindre coupe de montage. L’imprévisibilité et la complexité qui en découlent n’empêchent jamais la lisibilité globale, chaque plan s’imbriquant dans une progression logique et savamment dosée de la mise en scène.
Réalité alternative
La constante dualité de The Creator convient parfaitement à sa double caractérisation, qui oppose ou rassemble des psychés organiques et artificielles. Inversant la dynamique de Terminator 2, la relation entre Joshua et Alphie prolonge les réflexions de James Cameron, tout en offrant au spectateur un point d’ancrage solide au sein d’un fantasme futuriste faramineux. Filmé en Indonésie, au Japon, au Cambodge, au Népal, au sommet de l’Himalaya et en studio à Los Angeles, The Creator inspire en permanence des sentiments d’évasion, d’éblouissement et de stupéfaction, le travail du production designer James Clyne (A.I intelligence artificielle, Avatar, Alita: Battle Angel), des illustrateurs et accessoiristes de Weta Workshop et des infographistes d’Industrial Light & Magic ayant de quoi faire chavirer tout admirateur d’Isaac Asimov, de Ray Bradbury ou d’Arthur C. Clarke. Il y a même un peu de Jules Verne dans le prologue uchronique du film, monté à partir d’images 16 mm ouvertement contradictoires.
Nous avons droit ici à une vision alternative du futur, née d’un développement technologique différent du nôtre, comme en attestent ce module de traduction disproportionné ou ces écrans de contrôle noir et blanc mais tactiles, qui inspirent à Edwards une séquence d’exécution sous haute influence de Spielberg. Gareth Edwards connaît ses classiques et The Creator déploie une imagerie nourrie de plusieurs décennies de recherches graphiques, s’inscrivant dans l’héritage direct de 2001, l’odyssée de l’espace, Blade Runner, Terminator, Aliens, RoboCop, Akira, Ghost in the Shell et Minority Report. On peut aussi mentionner l’influence d’A.I., qu’il rejoint dans sa façon d’inscrire les créatures robotiques dans la marche de l’évolution darwinienne. Si le propos peut paraître naïf, Edwards et son coscénariste Chris Weitz constellent le script de pistes thématiques tout en nuances : la conscience du corps et de l’apparence chez les créatures artificielles devient un enjeu social, le bloc anti-IA est rongé de l’intérieur par des manifestations pacifistes, le bloc pro-IA transforme des dessins animés pour enfants en outils de propagande, et les robots héritent d’aspirations religieuses que les hommes s’étaient créées pour donner un sens à leur mort inéluctable.
– Gareth Edwards humanise d’emblée sa méchante, un personnage Cameronien superbement campé par Allison JanneyLe problème en face
Foisonnant, The Creator contribue au mythe asimovien en se concentrant avant tout sur la question du droit lié à l’intelligence artificielle ; c’est aussi ce qui le rend aussi contemporain et aussi nécessaire. Si, comme Spielberg et Oshii avant lui, il met à l’épreuve les convictions de ses protagonistes et les amène à remettre en question le bien-fondé de leur quête (l’échange entre Joshua et Alphie sur l’impossibilité pour eux d’accéder au paradis est un superbe moment, tout comme le monologue d’Allison Janney sur l’homme de Neandertal), Edwards pose la plupart du temps un constat indiscutable sur la place de la population synthétique dans une société qui n’a pas réfléchi à temps aux conséquences de sa création. Puisqu’’elles ont été enfantées, puisqu’elles sont là sans avoir rien demandé, puisqu’elles pensent, interagissent, participent et existent au sein d’un monde qui a été amené à se réorganiser, l’extinction des intelligences artificielles ne peut être considérée autrement que comme un génocide.
Dans l’intrigue, les débats autour de leur réalité arrivent bien trop tard ; ce qui nous renvoie bien sûr à nos atermoiements actuels, notamment dans les domaines de la culture, de l’art, de la force ouvrière ou de la reconnaissance faciale. Prédisant un échec des discussions qui nous agitent en ce moment même, le futur décrit par Edwards amplifie ce que nous pouvons déjà anticiper, notamment l’augmentation inévitable de la force militaire sur la base d’une crise juridique et sociale. L’auteur choisit malgré tout d’encourager à une résolution paisible et prône une ouverture d’esprit vis-à-vis de la controverse ; alors que certains pourraient y voir une simplification du problème de l’intelligence artificielle, cette volonté de le regarder en face peut être considérée comme une forme de subversion.
– Par Alexandre Poncet
– Mad Movies* N° 375 -
Je suis bien d’accord avec tout ce qui est dit, sauf que, pour ce qui est du montage final, les 10 longues et poussives dernières minutes gâchent, en partie, les 2 heures qui les précèdent. J’espère qu’il y aura une sorte de fin alternative possible dans sa sortie vidéo.