La dissolution de l’Assemblée a stoppé net les travaux de la commission parlementaire, dont les trente-cinq heures d’auditions et soixante-dix témoignages vont finir à la poubelle. La rapporteure Francesca Pasquini nous partage sa colère.
Judith Godrèche, témoignant devant la comission sur les violences sexuelles dans le cinéma, le 14 mars.
Les travaux parlementaires se ramassent à la pelle. Victimes collatérales de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, les commissions d’enquête du Parlement se sont arrêtées net dimanche. L’Aide sociale à l’enfance (ASE) et l’enfance maltraitée attendront que Jupiter joue son risque. Les personnes victimes de violences sexistes et sexuelles, aussi. Trente-cinq heures d’auditions sous serment, soixante-dix personnes interrogées… À l’heure où les députés remettent leur mandat en jeu ou décident de quitter la vie politique, tout le travail de la commission chargée d’enquêter sur les abus qui ternissent les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, part à la poubelle. En apprenant que les investigations en cours allaient s’arrêter, l’actrice Judith Godrèche a partagé son amertume sur son compte Instagram : « Oui, de nouveau, le silence comme fond sonore. Je pleure, tu pleures, elles/ils pleurent, mais certains se réjouissent. » Comme elle, d’autres personnalités et professionnels devaient être prochainement entendus. La rapporteure de la commission d’enquête transpartisane, Francesca Pasquini, nous partage sa colère.
Comment avez-vous réagi à l’annonce de la dissolution ?
J’ai ressenti une profonde colère. Ma première pensée a été pour mes collaborateurs parce qu’à partir de maintenant ils sont au chômage. Et puis, on pense à tous les travaux qui étaient en cours. En premier lieu, cette commission d’enquête, mais aussi la délégation aux droits des enfants [créée en 2022, elle était chargée d’informer la représentation nationale sur toute question relative aux droits des enfants et devait rendre ses conclusions le 2 juillet prochain, ndlr] dont je suis membre. Cette délégation non permanente de l’Assemblée nationale n’avait pas d’équivalent au Sénat. Autrement dit, quand la nouvelle législature va s’ouvrir, cette délégation n’existera plus, tout comme le secrétariat d’État à l’enfance. Quant à la commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, nous en étions à la deuxième semaine d’audition.
Cela correspond à trente-cinq heures d’auditions et soixante-dix personnes auditionnées sous serment…
Nous avions réalisé à peu près un tiers du travail. Il nous restait encore un mois d’auditions. On avait voulu commencer par les associations, les syndicats, on avait entendu une ou deux victimes, un directeur de casting ; on s’apprêtait à entrer dans le dur avec les producteurs, les réalisateurs. Nous devions rendre un rapport fin octobre, début novembre. Le pire est de réaliser que la dissolution enterre tout rapport. Et avec lui, toutes les propositions que nous aurions pu formuler pour résoudre les problèmes identifiés dans les secteurs de la culture et de la mode. Ces travaux sont perdus. De tous ces témoignages, il ne restera rien. L’attente des victimes était pourtant énorme. Je suis bien placée pour le savoir : Judith Godrèche, avec laquelle j’échange jour et nuit, est profondément écœurée de voir disparaître tout ce qui a déjà été fait. Si un député nouvellement élu souhaite proposer la création d’une commission d’enquête similaire, il pourra le faire dans le cadre du droit de tirage de son groupe ou bien la faire voter de façon transpartisane. Mais dans tous les cas, les travaux devront reprendre depuis le début. Et je doute que la nouvelle législature nous réserve le miraculeux alignement de planètes dont avait bénéficié notre commission, transpartisane et votée à l’unanimité.
Francesca Pasquini, députée du groupe écologiste, rapporteuse de la commission d’enquête. Photo Xose Bouzas/Hans Lucas
Au fil des auditions, quels problèmes majeurs aviez-vous identifiés et quelles préconisations commençaient à se dégager ?
Les lignes de force que je vais citer ne sont évidemment pas exhaustives. Mais en deux semaines, on s’est déjà fait une petite idée. Côté mineurs s’est imposée la nécessité d’un « responsable enfants » qui sera présent sur chaque tournage employant des mineurs. Cette obligation, effective dès cet été, fait depuis mai l’objet d’un avenant à la convention collective nationale de la production cinématographique. Mais hélas, c’est une annonce [faite par Rachida Dati, ndlr] un peu creuse puisqu’à ce jour il n’existe pas de formation qui définisse ce qu’est un « responsable enfants » – ça peut être quelqu’un qui a un peu d’expérience avec les enfants, qui est titulaire d’un Bafa, qui s’y connaît un peu dans le monde du cinéma…
C’est très flou. Sur un tournage où travaillent quinze enfants, qui est capable de dire aujourd’hui s’il y aura un « responsable enfants » pour chacun d’eux ou un seul pour les quinze ? Et quid du périmètre de sa présence ? Sera-t-il ou non présent au moment du casting ? Notre commission entendait cadrer cette profession. On a aussi découvert que, lorsque la Commission des enfants du spectacle [sous tutelle de la Direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités, ndlr] donne des autorisations de tournage pour les enfants, c’est uniquement sur la base du scénario. Les informations concernant le jour de travail de l’enfant, le lieu de tournage ou encore l’identité des personnes présentes avec lui sur le plateau ne sont pas fournies par la production. C’est très laxiste.
Et du côté des adultes ?
Nous souhaitions que les scènes de sexe soient supervisées par un ou une coordinatrice d’intimité ou, au moins, que la proposition d’y recourir soit faite aux cinéastes. Il y avait aussi l’idée d’interdire la nudité lors des castings, dans le cinéma comme dans la mode. Dans la mesure où tout s’arrête, aucune de ces propositions, à l’exception de l’obligation du « responsable enfants » à compter de juillet, ne sera mise en œuvre. Qu’il s’agisse des coachs enfants ou des coordinatrices d’intimité, ce sont des métiers que peu de gens exercent encore et pour lesquels on constate un défaut de formation en France.
Quelle audition vous a le plus marquée ?
Je crois qu’il s’agit du directeur de casting Stéphane Gaillard, qui reçoit depuis un certain temps déjà, nombre de témoignages de victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS). Son témoignage était particulièrement marquant. Comme Judith Godrèche, Stéphane Gaillard est devenu le « destinataire » d’abus que les victimes ont peur de révéler. La commission a notamment permis de montrer à quel point les victimes ont peur de parler, parce que le système, les enjeux sont plus gros qu’elles. Il faut pouvoir leur donner du courage et la possibilité de dénoncer ce qu’ils et elles ont subi sans crainte de représailles professionnelles. On a entendu des histoires affreuses, de violences à tous les niveaux. C’est ce monde pourri, et les moyens de l’assainir, que la commission aurait pu mettre en lumière à la fin de ses travaux.
L’omerta perdure, et certains, qui ne sont pas directement responsables, couvrent les copains.
Le cinéma, la mode, l’audiovisuel constituent-ils des terreaux particulièrement propices aux VSS ?
Il y a des #MeToo partout : à l’armée, dans le domaine de la santé ou dans le sport. Mais la précarité inhérente aux métiers du cinéma, la verticalité des rapports hiérarchiques et l’argent qui est en jeu en font un terrain particulièrement favorable aux prédateurs. Il faudrait même parler de la spécificité du cinéma français et de son héritage culturel – la fameuse politique des auteurs qui a transformé le réalisateur en demi-dieu et sacralisé le geste artistique. Cela dit, le monde du théâtre ou des orchestres n’a rien à envier au cinéma.
Avez-vous eu le sentiment que les récentes prises de parole d’actrices ont commencé à faire reculer l’omerta dans le cinéma ?
Je vous parle avec d’autant plus de transparence que cette commission d’enquête s’est arrêtée : il y a encore un réel déni au niveau des institutions et chez beaucoup de réalisateurs. En témoigne l’audition de Michel Hazanavicius, qui est venu les mains dans les poches nous expliquer que les victimes de VSS peuvent aujourd’hui parler sans crainte de perdre leur emploi ou d’être blacklistées. On a entendu des directeurs de casting, des agents, nous dire que tout cela était vrai il y a trente ans mais que désormais, grâce aux chartes sur les VSS, tout va pour le mieux. Tout le monde se retranche derrière sa charte, comme si cela suffisait à lutter contre un système abusif ! L’omerta perdure, et certains, qui ne sont pas directement responsables, couvrent les copains, quand d’autres continuent à envoyer en conscience de jeunes acteurs et actrices à des directeurs de casting, des producteurs ou des réalisateurs tout à fait problématiques.
Comment pensez-vous continuer malgré tout à servir cette cause ?
Je suis une ancienne enseignante, pour moi l’éducation est l’une des clés. C’est crucial d’apprendre aux enfants dès la maternelle où et quand est la limite ou ce que signifie être consentant. Mais il faut aussi donner aux victimes petites et grandes des lieux capables de recevoir leurs paroles. Il existe en France ce qu’on appelle des UAPED, des unités pédiatriques enfants en danger, où des équipes pluridisciplinaires savent recueillir la parole des enfants. Mais il y en a trop peu et les victimes adultes doivent aussi être mieux prises en charge. C’était de tout cela, et bien plus encore, que cette commission d’enquête voulait se saisir. Le président nous a coupés dans notre élan. C’est un énorme gâchis.
Source : telerama.fr