Le marché de la «death tech» explose, avec une large palette de services autour de la mort numérique
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Doubles virtuels de personnes décédées, coffres-forts numériques où stocker ses données, mémoriaux en ligne… une vaste étude de TA-Swiss cartographie le marché de la mort numérique, en expansion, mais totalement instable.
La société HereAfter. AI permet par exemple de créer son propre avatar virtuel sur la base de ses données personnelles.Résumé
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Testament numérique, mémorial virtuel, avatar pour garder un lien avec un défunt… les services autour de la mort se multiplient
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Le marché de la mort numérique est en plein essor, mais aussi très instable avec des entreprises qui disparaissent très vite
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Faute de législation, il convient de planifier son héritage numérique pour éviter de mauvaises surprises
Ce sont des termes qui sonnent étrangement, et auxquels il faudra s’habituer. A cause, bien sûr, de l’explosion de l’intelligence artificielle. Il s’agit du secteur de la «death tech» («mort numérique»), de la «grief tech» («chagrin numérique»), car apparaît une «digital afterlife» («vie numérique après la mort»), alors que des «deadbots» («clones de défunts») se multiplient…
Autant d’expressions totalement absconses, qui mêlent un phénomène issu de la nuit des temps – la mort – avec des technologies de pointe. Pour explorer ces évolutions fulgurantes, TA-Swiss, alias la Fondation pour l’évaluation des choix technologiques, a publié mardi une longue étude de 282 pages à ce sujet, sobrement intitulée «La mort à l’ère numérique», où l’organisme explore «les chances et risques du digital afterlife». Issu d’une collaboration entre Ethix, laboratoire d’éthique de l’innovation, l’Université de Lausanne, le CHUV et la Haute Ecole d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD), le rapport offre une plongée profonde dans un marché qui croît rapidement.
Testament numérique
Ce secteur se segmente en deux catégories principales, selon les auteurs de l’étude. D’un côté, il y a des entreprises permettant à leurs clients de définir ce qu’il adviendra de leurs données personnelles après leur décès. Certaines sociétés se proposent de sécuriser la conservation des mots de passe de sorte que leurs ayants droit puissent facilement mettre des comptes en ligne en mode mémorial ou effacer complètement des données personnelles comme les e-mails. En parallèle, d’autres entreprises proposent une sorte de testament numérique, permettant de déposer sur leur plateforme des enregistrements audio ou vidéo qui seront diffusés aux proches à un moment déterminé, après le décès. C’est ce que les auteurs appellent la «death tech».
De l’autre côté, il y a la «grief tech». Les entreprises actives dans ce secteur offrent par exemple la possibilité de créer des mémoriaux virtuels sur internet, ou utilisent les données d’une personne après sa mort pour programmer un robot de discussion qui reflète sa personnalité – appelé par les auteurs de l’étude un «deadbot» –, ou un avatar qui donne l’illusion que le contact avec la personne disparue perdure. Pour cela, les doubles numériques que l’IA permet de réaliser sont de plus en plus «réalistes». Ils sont conçus à partir d’extraits sonores, de vidéos ou de textes enregistrés avant le décès de l’être cher.
Marché très instable
Dans son étude, TA-SWISS a répertorié pas moins de 60 applications et prestations de la «digital afterlife». Et c’est un marché très instable: selon une étude britannique citée dans le rapport, plus de la moitié des services sous revue avaient disparu en l’espace de six ans ou étaient restés inactifs pendant plus d’un an au cours de la période étudiée. «Le nombre d’offres qui apparaissent et disparaissent à une grande vitesse sur le marché rend difficile de prévoir si un essor économique de ces applications aura lieu à court ou moyen terme. Nous estimons que ces acteurs ont encore de la peine à trouver leur place sur le marché», estime Jean-Daniel Strub, cofondateur d’Ethix.
Pas de standards
Et il n’est pas facile, dans cette jungle de prestataires, de savoir avec qui travailler pour un sujet si sensible. Il n’y a actuellement pas de standards qui régissent le domaine. «Nous recommandons, dans notre étude, de développer un code de conduite pour l’industrie du «digital afterlife». Celui-ci permettrait par exemple de réduire les risques de ce qui est qualifié dans le domaine de «second loss», soit la perte de contenus numériques appartenant à la personne décédée lorsque le service ou l’application fait faillite ou cesse d’être maintenue», estime Francesca Bosisio, professeure à la HEIG-VD et responsable du groupe thématique de compétences en management et système de santé.
Le souci de l’accès aux données
Très peu d’internautes sont aussi prévoyants. Un nombre considérable de personnes qui surfent sur internet, communiquent par e-mail, ou utilisent un compte Facebook ou Instagram ne prennent aucune précaution pour planifier leur succession numérique, estiment les auteurs de l’étude. Et en face, il y a toutes celles et ceux qui doivent gérer un héritage numérique après le décès d’un être cher, mais à qui l’accès aux données de ce dernier est refusé. «Nous sommes convaincus qu’une planification anticipée de l’héritage numérique permettra de soulager à la fois les personnes qui prennent des dispositions en prévision de leur décès et leurs proches, affirme Jean-Daniel Strub. La diffusion de ces pratiques de prévoyance prolongerait selon nous le pouvoir d’agir de la personne décédée au-delà de son décès et permettrait de réduire les risques encourus par les proches qui pourraient être exposés de manière non désirée à des traces ou contenus numériques laissés par le défunt.»
Enfin, de plus en plus de sociétés proposent de créer, grâce à l’IA, une sorte de jumeau numérique de la personne décédée pour «dialoguer» (les guillemets sont de mise) avec elle. «En Suisse et à l’étranger, ces services paraissent encore très peu connus et utilisés puisqu’ils demandent beaucoup de compétences en termes de développement informatique, analyse Francesca Bosisio. Nous doutons que les applications et les services visant la «survie numérique» du défunt répondent à un besoin répandu au sein de la population. Mais quelques usages commencent à émerger en Chine, où des offres rencontrent actuellement une certaine popularité.»
Consultation des réseaux
Selon la spécialiste, pour l’heure, les «interactions» les plus fréquentes avec les personnes décédées se limitent à la consultation des réseaux sociaux des disparus ou à gérer les traces numériques laissées intentionnellement (ou pas) par ceux-ci. Francesca Bosisio conclut ainsi: «Puisque aucune loi ne protège les défunts, auteurs intentionnels ou non intentionnels de mémoires numériques, et leurs proches, les mesures devraient à notre sens concerner en priorité la manière de protéger le défunt et les héritiers de ses traces numériques.»
Un marché qui pourrait bien être pourri par celui des deepfakes de conjoints jaloux ou de légataires spoliés
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Entre ça et les notes à tout va pour n’importe quel service Black Mirror n’est plus de la fiction.