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    Disparu un temps dans l’anonymat des séries, Ti west, l’auteur de “X” nous explique comment son retour au grand écran se place sous le signe d’une célébration du cinéma indépendant et de son art de la débrouille.

    Quelle a été l’inspiration première de X ?

    Eh bien, je n’avais pas fait de long-métrage depuis un bon moment. Cela faisait même dix ans que je n’avais pas tourné de film d’horreur. Entre-temps, j’avais fait beaucoup de réalisation en télévision et j’y avais pris énormément de plaisir.

    Mais j’ai fini par me dire que je devrais peut-être revenir au long-métrage et en cherchant un sujet, je me suis rendu compte que ce que j’aime le plus dans le cinéma, c’est la fabrication concrète des films. En particulier, je suis assez charmé par le côté entrepreneurial de la confection d’une péloche indé à petit budget – une chose avec laquelle les spectateurs modernes ont perdu le contact, je crois.

    J’ai donc décidé d’avoir une histoire où les personnages seraient en train de tourner un film, en espérant que cela pousserait les gens à apprécier la somme de talent que les membres de l’équipe y mettent, que ce soit au niveau du jeu d’acteurs, de la direction de la caméra, du montage, de la musique ou des effets spéciaux de maquillage. Bref, je souhaitais inviter le public à aimer à nouveau le cinéma.

    Cependant, je ne voulais pas que les personnages soient en train de faire un film d’horreur, car cela aurait été trop méta et autoréflexif. Or, dans les années 1970, le porno et l’horreur ont toujours eu une sorte de relation de symbiose. En effet, c’étaient des genres marginaux qui vous permettaient de travailler dans une complète indépendance. Vous n’aviez pas besoin de Hollywood : vous pouviez tourner ces films tout seul et les distribuer tout seul.

    Avoir des personnages confectionnant un porno était donc un bon moyen de montrer au public à quoi ressemblait la fabrication d’une bande horrifique. En plus, il y a quelque chose d’absurde dans le contraste entre, d’une part, le côté érotique de ce que vous voyez et, d’autre part, le fait que l’ambiance sur le plateau n’était pas du tout érotique. Et cela me plaisait de lever un coin du voile sur cette réalité.

    En outre, vous tissez des liens entre les mécanismes de l’érotisme et ceux de l’horreur grâce à des montages parallèles parfois très expérimentaux, oscillant entre les scènes de tournage et la menace incarnée par les deux vieux. Ces effets étaient prévus dès l’écriture du scénario ?

    Oui. Dans le script, il y avait indiqué : « En 16 millimètres » pour toutes les images censées être issues du film dans le film. Et ces plans raccordent souvent avec des moments de la réalité où les personnages effectuent les mêmes gestes. Par exemple, Bobby-Lynne boit une limonade dans une scène du porno, puis on passe à Maxine et Pearl qui boivent aussi une limonade dans la cuisine.

    Comme vous le disiez, il y a quelque chose de similaire entre l’érotisme et l’horreur, dans la manière dont vous faites percevoir les choses. Mais de manière plus générale, je voulais montrer deux mondes qui entraient en collision de manière bizarre.

    Encore une fois, mon but était de rappeler au public les différents aspects de la fabrication d’un film, et mettre en parallèle ces deux histoires me permettait de le faire. Car de nos jours, les spectateurs ne pensent plus guère au montage et, d’une certaine manière, X les force à y penser. En particulier, le personnage du réalisateur, R.J., ne cesse de répéter qu’il va rendre le porno qu’il est en train de tourner plus avant-gardiste que la normale.


    Macabre découverte pour le shérif Dentler

    C’est amusant, car nous avons cette discussion deux jours après la mort de Jean-Luc Godard…

    À l’évidence, R.J. est très inspiré par la Nouvelle Vague et en particulier par Godard. Ce dernier est bien connu pour avoir joué avec la forme, pour avoir eu des choix stylistiques qui mettaient l’accent sur le cinéma plutôt que sur la simple narration. Et R.J. est bien sûr influencé par des choses comme les jump cut et les raccords avant-gardistes. Dans les scènes de tournage, j’ai aussi glissé des références à Easy Rider.

    Mais il faut savoir que dans les années 1970, les pornos avaient encore une durée de long-métrage et étaient dotés d’une histoire. En plus des scènes de sexe, vous deviez donc tourner le reste du film. Je ne sais pas si c’est toujours vrai aujourd’hui, mais pour faire Gorge profonde, Debbie Does Dallas ou Derrière la porte verte, vous aviez besoin d’exposer correctement la pellicule, d’avoir des éclairages, etc. Encore une fois, la fabrication d’un porno n’était pas très différente de celle d’un petit film d’horreur, ou de toute autre sorte de long-métrage.

    À propos de film d’horreur à petit budget, vous avez voulu que X ressemble d’abord à une banale resucée de Massacre à la tronçonneuse pour mieux surprendre ensuite les spectateurs avec une atmosphère particulière ?

    Ouais, je savais qu’en faisant un film sur des jeunes gens qui voyagent en camionnette jusqu’à une ferme du Texas dans les années 70, il n’y avait pas moyen d’empêcher les gens de penser à Massacre à la tronçonneuse. Car de nos jours, le public est très au courant des conventions du cinéma d’horreur, ce qui atténue l’effroi et le suspense. Je voulais donc faire en sorte que les spectateurs aient l’impression de deviner où allait l’histoire, et subvertir ensuite ces attentes.

    Dans les 20 premières minutes de X, ma priorité était ainsi d’installer divers types de menaces sans qu’on sache laquelle était vraiment sérieuse. À partir de là, je dévoile lentement la nature exacte du film, dont j’espère qu’elle est inattendue et qu’elle vous en donne quand même pour votre argent.

    Le mot « lentement » est important, car le véritable danger avance avec une lenteur inexorable. Cela trouve un écho dans le climat de la campagne texane, même si vous avez en fait tourné en Nouvelle-Zélande. C’était pour des raisons de production ?

    C’était vraiment pour des raisons de Covid. À l’époque, nous étions au pic de la pandémie et la Nouvelle-Zélande n’avait aucun cas. Une fois sortis de quarantaine, nous avons donc pu tourner X de manière traditionnelle, en toute sécurité. Car pour un film pareil, les mesures de distanciation sociale ne pouvaient pas fonctionner.

    Mais c’est vrai que nous avons trouvé en Nouvelle-Zélande une région qui ressemble beaucoup aux paysages du sud du Texas que j’avais en tête. Il s’agit d’une zone marécageuse qui, comme vous le dites, distille un tempo très lent. En effet, on la sensation que la chaleur et l’humidité ralentissent tout. Et cela se prêtait bien à la description des personnages, et aussi à ma volonté de faire en sorte que la véritable menace soit la plus inattendue.

    Pour construire cette atmosphère, je me suis bien sûr référé à Massacre à la tronçonneuse, mais aussi à des choses comme le génial Macadam à deux voies. Globalement, j’avais en tête des films des années 70 du genre « Americana », dépeignant les zones provinciales des États-Unis. Je ne pourrais pas vous dire lesquels, car ils sont gravés dans mon subconscient et j’en ai reproduit la tonalité.


    Pearl s’apprête à dissimuler les traces de ses méfaits.

    C’est pour avoir cette touche années 70 que vous avez utilisé des effets spéciaux « pratiques », réalisés concrètement sur le plateau ?

    Nous avons effectivement fait presque tout avec des effets pratiques, et pour l’essentiel, c’est parce que je pense qu’ils sont encore aujourd’hui les meilleurs. Les trucages numériques sont un très bon outil, qui peut donner des super résultats. Mais ils sont certainement suremployés, et quand il s’agit de sang, de meurtres dans un film d’horreur, ils ne sont pas aussi convaincants que les effets pratiques. Car vous avez besoin d’avoir quelque chose de palpable, d’organique, pour créer chez les spectateurs une réaction viscérale, au lieu qu’ils se disent que c’est juste un trucage.

    Cependant, la chose la plus frappante est la vision obscène des corps décatis des vieillards. Vous vouliez briser un tabou ?

    Pas nécessairement. Le truc, c’est que d’habitude, dans les films d’horreur, les vieux sont des puritains qui regardent de haut les jeunes gens, pensant qu’ils devraient être punis pour leur liberté, leur ouverture, leur insouciance. Mais dans le cas de Pearl, elle est en fait beaucoup plus envieuse et jalouse de ces choses, qu’elle ne peut plus avoir à cause de son âge. Il me semble n’avoir jamais vu ce thème dans un film d’horreur.

    En tout cas, j’ai instauré un contraste entre des jeunes corps sexualisés et les anatomies du couple de vieillards. Jusqu’au point où ces derniers finissent par faire l’amour ensemble. Cependant, je crois que nous n’avons pas traité cette séquence très différemment des autres scènes de sexe. C’est seulement la présence de corps âgés qui donne une énergie entièrement nouvelle à ce moment. Il y a bien sûr quelque chose de tabou là-dedans, mais les réactions des spectateurs sont très diverses et subjectives, dépendant de leur arrière-plan culturel.

    En fait, la vieille Pearl est interprétée par Mia Goth, qui incarne aussi la jeune héroïne Maxine. Pour vous, ce double rôle était nécessaire pour l’histoire, ou bien aviez-vous déjà en tête la préquelle intitulée Pearl ?

    Le but a toujours été que l’actrice interprétant Maxine joue également Pearl, car je sentais que, même si ce sont deux personnages différents, elles sont en quelque sorte la même personne. Cependant, je ne savais pas si je trouverais quelqu’un qui puisse le faire. Mais quand j’ai rencontré Mia, elle m’a convaincu qu’elle en était capable. De fait, même si nous avions une super équipe d’effets spéciaux prosthétiques, elle a dû subir des heures de maquillage, un exercice physiquement très éprouvant. Et elle a réussi à traverser cela car elle est vraiment une force de la nature.

    Pearl, qui a en fait été tourné secrètement en parallèle de X, a été projeté au Festival de Venise mais n’a pas encore été montré en France. Vous pouvez en dire un mot ?

    Dans X, nous n’en apprenons pas beaucoup sur le passé de Pearl. Nous la découvrons très tard dans sa vie, et faute de meilleur mot, elle est la méchante du film. À l’inverse, dans Pearl, elle est l’héroïne, et l’histoire raconte un basculement qui a eu lieu dans sa vie quand elle était jeune. C’est ainsi un tout autre genre de film : à vrai dire, cela ne ressemble pas du tout à X. Je pense néanmoins que les spectateurs trouveront que c’est un récit très riche, où une jeune fille qui a des rêves est prête à faire tout ce qu’il est nécessaire pour les accomplir.


    Du côté de Bobby-Lyne (Brittany Snow), l’angoisse commence à monter.

    Et qu’en est-il du dernier volet de la trilogie, MaXXXine ?

    Il parlera de Maxine, c’est tout ce que je peux vous dire. Écoutez, j’ai tenu Pearl secret pendant un an, puis j’ai tenu MaXXXine secret pendant six mois. Je vais donc continuer dans la discrétion. Car de nos jours, on a tendance à savoir tout sur tout et cela devient assez ennuyeux. Ainsi, cela m’a amusé de révéler l’existence de Pearl lors du générique de fin de X, et de la même manière, d’annoncer MaXXXine à la fin de Pearl. En effet, je crois que ce genre de surprises revivifie l’expérience d’aller au cinéma.

    Justement, après cette trilogie, vous allez rester dans le giron du cinéma ?

    J’étais parti à la télévision car je voulais faire une pause dans ma carrière. Chaque long-métrage que j’avais fait auparavant, je l’avais écrit, réalisé, monté et produit, et c’était pas mal de travail. De plus, jamais personne ne m’avait proposé un boulot. Mais après In a Valley of Violence, quelqu’un m’a proposé une série télé et cela m’a plu. Puis quelqu’un d’autre m’a aussi proposé une série, et avant d’avoir le temps d’y penser, j’avais tourné 17 épisodes en cinq ans.

    C’était cool d’être demandé, et en plus, je crois que cette expérience a fait de moi un meilleur réalisateur. Pour autant, je me suis dit que j’avais quitté le cinéma pendant un peu trop longtemps, et j’ai donc rédigé le scénario de X** **que j’ai seulement envoyé aux gens de A24. S’ils avaient dit non, je n’aurais probablement jamais fait le film, que j’avais écrit juste pour le fun. Mais ils ont sauté sur l’occasion et cela a été une super collaboration avec eux.

    Je pense donc que je vais rattraper le temps perdu en restant dans l’espace du cinéma pendant un moment. Vous verrez ainsi d’autres longs-métrages de moi, avant que je disparaisse à nouveau !

    Propos recueillis par Gilles Esposito.
    Merci à Jean-François Gaye.

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    À ceux qui se demandaient comment les Daniels allaient surenchérir dans l’absurdité après Swiss Army Man , les cinéastes opposent l’orgie mutante d’ Everything Everywhere All at Once et noient tous les doutes dans l’océan de leur imagination a priori sans limites. Ils reviennent pour nous sur leur processus de création.

    - Le script d’ Everything Everywhere All at Once offre une base dramatique solide sur laquelle vous ajoutez une profusion d’idées toutes plus folles les unes que les autres, mais aussi toujours organiquement liées à votre propos. Comment avez-vous réussi à structurer tout ça ?*

    Daniel Scheinert - Il y a eu beaucoup de tâtonnements. (rires) Nous avons écrit tout un tas de versions avant de réaliser qu’à nos yeux, cette base dramatique n’était pas assez forte. Après avoir passé autant de temps à développer toutes ces idées de science-fiction, c’est devenu un point crucial. Notre but n’était pas de livrer un film absolument personnel ou émouvant, mais cette épaisseur dramaturgique est devenue une nécessité pour donner une cohésion à l’ensemble.

    Daniel Kwan- Nous avons dessiné beaucoup de diagrammes. Je suis quelqu’un de très visuel, donc nous nous sommes mis à imaginer ces espèces de plans - du genre plan de métro - pour chaque univers.

    D.S - On a recouvert un mur de post-it !

    D.K - … et tous ces univers étaient disposés en cercles concentriques. On commence avec cette famille, puis on agrandit le canevas selon une forme de toile d’araignée… C’était une approche très chaotique, mais aussi assez scientifique. (rires)

    D.S - Ce qui nous a été le plus utile, c’est le fait de nous entrainer à pitcher le film à l’oral. Une fois, des amis nous ont servi de cobayes, et ça nous a pris 2h30 - plus longtemps que le film ! — juste pour faire ce pitch. Mais ça nous a permis de vérifier que l’aspect émotionnel fonctionnait.

    - Réussir à connecter en permanence tous ces éléments a dû être un véritable cauchemar…

    D.S - Parfois, oui, mais nous avions déjà pas mal expérimenté sur le montage sur des formats plus courts, et nous savions que ça pouvait marcher. Ce n’est pas la première fois que nous imaginons des gimmicks qui permettent de donner vie à des concepts qui peuvent paraître flous sur le papier.

    D.K - Durant l’écriture, on a souvent le sentiment de se noyer dans le flot de nos idées, d’en perdre le contrôle, mais c’est aussi là qu’on se dit qu’on tient quelque chose d’intéressant ! (rires)

    - D’une certaine manière, vous procédez dans le sens inverse de Swiss Army Man, qui était une idée tarée illustrée de façon sérieuse. Là, vous proposez une histoire sérieuse parasitée par un déluge d’idées tarées.

    D.S - Oui, nous voulions aller dans une autre direction, avec plus de deux personnages. et des personnages vivants. (rires) Mais il y a aussi pas mal de similitudes, car on aime juxtaposer des émotions et des idées différentes. Les deux films reposent sur des traitements inattendus.

    D.K - D’une certaine façon, Swiss Army Man a été plus compliqué à faire parce qu’il ne comportait qu’une seule histoire, assez simple qui plus est, et la marge d’erreur était donc bien plus restreinte. Dans Everything Everywhere All at Once, il se passe tellement de choses que même si vous n’aimez pas un univers en particulier, une blague ou un autre aspect, le mouvement est permanent. Je pense que c’est pour ça que le public reste ouvert et pardonne beaucoup au film.

    - Jusqu’à quel point avez-vous développé chaque univers ?

    D.S - Nous avons passé beaucoup de temps à essayer de les différencier. Nous savions que ce serait marrant à faire, que nous n’avions pas à nous cantonner à un seul style de mise en scène ou à une seule palette de couleurs. Nous avons donné la permission à chaque département de se lâcher, de jouer avec les possibilités de chaque univers. Nous avons également essayé de nous appuyer sur des esthétiques qui nous ont marqués, et le film est devenu une déclaration d’amour aux cinéastes et aux artistes que nous adorons. On y trouve des bouts de Wong Kar-Wai, des clips de Michel Gondry

    D.K - Ces références n’étaient pas le point de départ du projet, elles sont venues bien après, durant la production. Chaque univers devait avoir son importance narrative. Celui où le personnage de Michelle Yeoh est une star de cinéma, où elle rencontre son mari dans un autre contexte, vient du fait qu’il était difficile de s’impliquer dans leur relation de base, celle de l’univers de départ. Ils ont vécu ensemble si longtemps, ils se sont éloignés l’un de l’autre. Je me disais que j’aimerais pouvoir voyager dans le temps et assister à leur première rencontre, les voir tomber amoureux. Et je ne voulais pas recourir aux flashes-back, même s’il yen a quelques-uns dans le film. C’est là qu’est venue l’idée de les faire se croiser après qu’ils se sont perdus de vue : ça « débloque » l’aspect sentimental de leur relation. Même si on s’amuse avec tous ces genres, leur utilisation vient avant tout des besoins des personnages.

    - Votre film est une incroyable déclaration d’amour à vos comédiens principaux, Michelle Yeoh et Ke Huy Quan. À quel stade de la production ont-ils été impliqués ?

    D.S -On a écrit le script pour Michelle Yeoh, et on avait bien évidemment peur qu’elle refuse, ou de découvrir quelqu’un de désagréable en la rencontrant… Et ç’a été tout le contraire. Elle est arrivée à bord en 2018, et le film n’aurait jamais vu le jour si elle n’avait pas réagi avec autant d’enthousiasme. Pour le rôle de Waymond, nous avons fait passer des auditions, et Ke s’est présenté. J’ai d’abord cru qu’il s’était déguisé comme le personnage pour nous faire marrer, mais il est exactement pareil dans la vraie vie : simple, souriant, tellement adorable que tu as parfois envie de lui demander d’arrêter d’être trop gentil ! (rires) Il était parfait pour le rôle. 11 est arrivé cinq mois avant le début du tournage, et quand il a rencontré Michelle, les choses ont pris un tour encore plus exaltant car ils se sont parfaitement entendus, comme avec le reste de la famille d’ailleurs. C’était un miracle de pouvoir le faire jouer à nouveau, il est tellement talentueux. C’est terrible qu’il ait arrêté la comédie pendant vingt ans.

    - Quelle image aviez-vous de Michelle Yeoh en tant que cinéphiles ?

    D.K - Mon père vient de Hong Kong, il a émigré à New York quand il avait 5 ou 6 ans. Il y avait un cinéma à Chinatown qui ne jouait que des films de Hong Kong et il a grandi avec les productions de la Shaw Brothers. Quand a débarqué la génération des Jackie Chan, Jet Li ou Michelle Yeoh, avec tous ces films géniaux, il ne ramenait que ça à la maison, d’autant que ma mère ne voulait voir que des longs-métrages en chinois. Je crois que la première fois que j’ai vu Michelle Yeoh, c’était dans Police Story III. Quand j’ai dit à mon père qu’on tournait avec elle, il est devenu fou ! Je crois qu’il en sait plus sur sa vie qu’elle-même - d’ailleurs, ils se sont rencontrés, et elle est plutôt d’accord, (rires) Je pense n’avoir jamais vu mon père aussi heureux qu’à la fin de la projection du film. Maintenant, Michelle est une bonne amie, une tante exemplaire pour mes enfants. C’est une personne merveilleuse, on a vraiment de la chance.

    D.S - Je regardais beaucoup de films quand j’étais gamin, et c’est la découverte du cinéma de Hong Kong qui m’a donné envie de devenir réalisateur. Le premier truc que j’ai tourné, c’était un film de kung-fu dans le jardin de mes potes. (rires) Il y a un vraiment un enthousiasme contagieux dans ce cinéma.

    - Parmi vos influences, vous citez Satoshi Kon, et il est clair qu’on retrouve chez vous cette même lisibilité, cette fluidité dans le déferlement d’informations balancées aux spectateurs.

    D.K - Le travail de Satoshi Kon est absolument dingue, et ce qui ne trompe pas, c’est à quel point il a « inspiré » tant de réalisateurs. De notre côté, nous cherchions à retrouver la même énergie, à nous inspirer de son approche du surréalisme pour créer des images inédites. Nos cerveaux carburent à plein régime parce que nous faisons partie de la première génération à avoir grandi avec Internet. On traite les informations à une telle vitesse qu’il m’arrive de m’ennuyer devant des films, j’ai besoin d’être plus stimulé, pour le meilleur et pour le pire. Everything Everywhere All at Once reflète cette époque. D’une certaine façon, nous avons voulu voir ce qu’un public contemporain était capable d’encaisser, ce qu’il pouvait retenir d’une telle narration, c’est quasiment un stress-test ! C’est hallucinant de voir à quel point le public est capable de se prendre ce déluge d’images en pleine poire et d’apprécier l’expérience. Même si tout n’est pas assimilé, la réaction émotionnelle est la bonne. Aujourd’hui, trop de spectateurs intellectualisent ce qu’ils regardent, au lieu de simplement ressentir les émotions. On a voulu inverser ce rapport.

    - L’équipe du film compte beaucoup d’autodidactes, notamment dans les domaines des effets spéciaux et des cascades. Comment cela a-t-il influencé le projet d’un point de vue artistique ?

    D.S - Nous avons débuté en bricolant des courts-métrages que nous balancions sur YouTube et Vimeo. À l’époque, on a croisé beaucoup d’aspirants réalisateurs qui, comme nous, profitaient de ces nouvelles technologies, des tutoriaux qu’on trouvait sur le Net, etc. Les producteurs nous ont dit qu’il allait falloir énormément d’argent pour monter Everything Everywhere All at Once, et quand nous avons découvert le montant du budget dont nous allions disposer, nous nous sommes retrouvés face à deux choix : soit couper beaucoup de pages, soit bosser en mode système D, revenir aux méthodes que nous utilisions à l’époque de nos premiers courts. Nous avons embarqué tous nos amis sur le projet, bidouillé les effets spéciaux sur nos ordinateurs personnels… Les cascadeurs étaient à la fois professionnels et amateurs ; les chorégraphes, par exemple, viennent de YouTube, ils mettaient en scène des combats dans leur jardin ! Je suis persuadé qu’au-delà des économies budgétaires, ça donne au film un côté particulier, presque « fait à la maison ».

    D.K - Les contraintes sont un atout, en particulier dans un film aussi dingue que celui-ci. On ne pouvait pas avoir des effets spéciaux élaborés, réalistes. Nous nous sommes plutôt attachés à concevoir des choses marrantes, intéressantes, voire esthétiques, en nous inspirant du motion design, des films des années 1980 comme S.0.S. fantômes. Nous n’avons jamais essayé d’entrer en compétition avec les productions Marvel et leurs ressources illimitées. Pour les combats, on ne disposait pas de centaines de belligérants, avec des mouvements de caméra déments… Mais on pouvait se permettre d’avoir au moins deux excellents artistes martiaux. C’est ce qui nous a fait tomber amoureux des films de Hong Kong : leur simplicité, leur confiance absolue dans les interprètes. On voulait revenir à ça.

    - Cet aspect fait de bric et de broc est bien plus organique qu’un énième blockbuster doté de CGI parfaites…

    D.K - Il y a aujourd’hui une obsession similaire pour le photoréalisme dans le jeu vidéo. Pour beaucoup, cette qualité serait le seul marqueur technologique du medium. C’est oublier la beauté qu’il peut y avoir dans un style très spécifique, dans une texture qui n’essaie pas d’imiter quoi que ce soit, mais qui au contraire a son identité propre. J’ai l’impression qu’on trouve les mêmes problématiques dans les films aujourd’hui.

    - Si l’on en juge par certaines réactions très touchantes qu’on peut lire en ligne, Everything Everywhere All at Once est sorti à un moment décisif pour la communauté asiatique américaine, à une période où celle-ci est souvent prise pour cible.

    D.K - On ne pensait vraiment pas que ce serait le cas, non seulement pour la communauté asiatique américaine, mais aussi pour la diaspora asiatique en genéral. À travers le monde, des spectateurs asiatiques s’identifient au film d’une façon à laquelle on ne s’attendait pas. C’est bien sûr l’un de ses thèmes, mais nous ne voulions pas pour autant que cela prenne le dessus sur le reste. Et c’est Ça, je crois, qui motive cet engouement : Everything Everywhere All at Once n’est pas vendu comme un film sur la communauté asiatique, c’est un élément de l’intrigue comme un autre. Je pense que le récit conserve un côté universel et montre que des personnages asiatiques peuvent inspirer des sentiments qui entrent en résonnance avec tout le monde. Nous sommes ravis que le film sorte enfin en France, même si on se dit que ce qu’on est sans doute trop immatures pour vous !

    Propos recueillis par François CAU
    Merci à Tristan Du Laz, Gwendolyn Elliott et Jean-François Gaye

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    Début 2001 Le Pacte des loups rameutait plus de cing milions de Spectateurs dans les salles françaises. À Hollywood, on se serait empressé d’exploiter cette manne providentielle. Christophe Gans et ses producteurs seront au contraire snobés par le système hexagonal, et le cinéma de genre local se gardera bien de suivre la mesure. Deux décennies plus tard, le long-métrage à droit à une impressionnante restauration AK. Actuellement en préproduction d’un nouveau Silent Hill, Christophe Gans a accepté de revenir sur cette œuvre bien plus riche et jouissive qu’on a bien voulu le dire…

    Pour être honnête, je n’avais pas revu Le Pacte des loups depuis près de quinze ans avant de découvrir cette restauration.

    On a l’impression de le connaître car il est là depuis longtemps, mais même pour moi, Ç’a été une drôle d’expérience de le revoir. Les œuvres vieillissent, elles ont leur vie propre, et certains films qu’on a aimés sont devenus des vieux croulants. (rires) Ça n’empêche pas d’avoir de la tendresse pour eux. On m’a invité un matin à aller voir Le Pacte des loups au Grand Action en prévision de la restauration. Je ne l’avais pas revu depuis vingt ans. Bien sûr, j’avais regardé quelques extraits lors de diffusions télévisées, mais c’était la première fois que je le revoyais en entier. C’était aussi la première fois que j’ai pu le regarder sans me faire le making of dans ma tête. Quand on est réalisateur, on se souvient des coulisses de chaque scène : « Là je me suis engueulé avec lui », « Là j’ai du faire un compromis », « Là il y avait les producteurs qui râlaient »… La première chose qui m’a frappé, c’est que l’intrigue fonctionne, l’enquête en particulier, qui nous conduit jusqu’à la révélation finale.

    On pense beaucoup au Chien des Baskerville.

    Oui, c’était vraiment la base du projet : un hommage au Chien des Baskerville et à Terence Fisher. En 2001, le côté arts martiaux et l’influence HK affichée à l’écran semblaient être les éléments les plus attirants du film. La maturité aidant, cette ambiance Hammer est aujourd’hui bien plus envoûtante. C’est Le Chien des Baskerville filtré par Le Dernier des Mohicans de Michael Mann. C’étaient mes deux références évidentes. J’ai une passion pour Fisher que j’ai de nouveau pu mettre en exergue dans La Belle et la Bête. Et Le Dernier des Mohicans avait été un choc en 1992. D’ailleurs je l’ai revu récemment, et j’ai été complètement bluffé par sa somptuosité. J’ai eu tellement de plaisir à le revoir que je l’ai relancé après le générique de fin. Je me suis dit : « Voilà exactement ce qu’est un chef-d’œuvre. ». C’est un film extraordinaire. Enfin bref, l’intrigue du Pacte des loups fonctionne, et c’est dû au script formidable de Stéphane Cabel. C’était un très bon scénario. Je me suis permis de travailler ou gonfler trois personnages. L’'Indien évidemment, qui à l’origine n’était qu’un porteur de valises. Ensuite, le personnage de Monica, l’espionne du Pape, que j’ai inventée — c’était ma façon de proposer une sorte d’Angélique Marquise des Anges pour les années 2000, Et enfin, j’ai aussi inventé la muette qui a des crises d’épilepsie. À travers ces trois personnages, on trouve ma signature.

    Quand on revoit Le Pacte des loups, on est justement frappé par la complexité des personnages féminins. On est d’ailleurs dans une dichotomie assez forte entre un libertinage très marqué - et presque inconcevable aujourd’hui -et une mise en avant de la force des femmes.

    Il y a même un moment qui n’est pas woke du tout: on a le point de vue de Vincent Cassel, et la caméra descend vers le sexe d’une prostituée. C’est incroyable ! (rires)

    Honnêtement, Monica Bellucci n’a jamais été aussi bien filmée.

    Je l’ai filmée comme Daliah Lavi dans Le Corps et le fouet. D’ailleurs il y a un plan, quand elle est couchée, qui est une reproduction à l’identique d’un plan de Mario Bava.

    L’égorgement à l’éventail est très marquant aussi.

    Ça évoque les héroïnes du cinéma japonais, évidemment, Junko Fuji, Meiko Kaji et les autres. Je suis un peu comme Quentin Tarantino à ce niveau-là. On s’est beaucoup fréquentés à l’époque où Samuel Hadida produisait True Romance, et on ne parlait que de ça! C’est vrai que d’une certaine manière, tout ce fétichisme autour des héroïnes japonaises, ou des héroïnes des films de cape et d’épée italiens, a été constitutif de la sexualité des fans de cinéma. C’est comme ça qu’on imagine les femmes. Dans Le Pacte des loups, il y a un côté érotomaniaque.….

    … qui ressort notamment avec ce plan sublime sur la poitrine de Monica Bellucci qui se transforme en paysage.

    Certains me disaient à l’époque : « Il ne faut pas faire ça. ». Quand j’ai montré le film à des amis américains, ils m’ont dit que c’était dément. « Personne n’a jamais osé faire ça ! » Mais en France, plein de gens ont essayé de me faire douter à ce propos.

    C’est l’une des images les plus fortes du film.

    J’ai une passion pour la peinture et la photographie surréalistes, et j’ai trouvé que c’était très beau d’avoir un corps de femme qui devienne un paysage. C’est un peu comme ces très beaux dessins de Belinski ou Caza qu’on trouvait en couverture des recueils de la collection « Fiction ». On voyait des corps de femmes qui ressemblaient à des paysages, avec dessus des cathédrales. (rires) C’était mon trip total ! Je me souviens de la façon dont ce plan a été tourné. On a fait ça avec une caméra endoscopique, sur une table dans un hangar en briques où il faisait très froid. Monica est arrivée, elle s’est mise nue, elle s’est tournée vers les techniciens et leur a dit avec son accent italien : « Regardez bien parce que c’est la dernière fois que vous verrez ça. ». (rires) J’ai ensuite bougé la caméra endoscopique sur les vallons du corps de Monica. Il faut savoir que de par sa formation de mannequin, elle est capable de projeter un résultat. Elle arrive à imaginer ce que donnera le plan. Je lui ai expliqué mon idée et elle m’a dit : « Oui, il faut le faire, c’est vachement bien ! ». Pour revenir sur une autre chose qui m’a frappé en revoyant le film, c’est le nombre de personnes qui sont parties.

    Nous n’osions pas l’évoquer… Et encore récemment avec Gaspard Ulliel et Jacques Perrin.

    Jean-François Stévenin, Jean Yanne, Samuel Hadida… Huit acteurs sont partis, sans compter ceux qui sont derrière la caméra.

    Comme Benoît Lestang

    J’ai forcément revu le film avec une certaine mélancolie, une sentimentalité à laquelle je ne m’attendais pas. Le Pacte des loups a toujours été difficile à porter pour moi, car à l’époque, il a d’abord été reçu à travers l’événement qu’il représentait. Je sortais d’une expérience heureuse qui était Crying Freeman. C’est le premier film que je souhaite à tous les cinéastes. Tu arrives avec un long-métrage original que tout le monde trouve sympa, personne n’a rien à redire, il fait 900.000 entrées, joli petit succès, mais en même temps pas un triomphe qui peut jeter de l’ombre sur quiconque… Ça ne remet rien en question. Quand j’ai fait Crying Freeman, je me suis dit : « Oh putain, L’est sympa le cinéma ! ». Tout le monde était content, j’entendais : « C’est cool, il a fait son film avec des yakuzas dans les forêts du Canada, ça a fonctionné. ». Mais quand Le Pacte des loups est sorti, il y a des gens qui ne m’ont plus jamais adressé la parole. J’ai aussi su ce jour-là que ma tranquillité de cinéaste, c’était fini. J’étais le mec qui avait fait ce machin, et les gens le regardaient à travers le prisme de l’événement : c’était le film de tous les excès. Tout le monde avait un avis extrêmement tranché et parfois violent.

    Même Mad Movies à l’époque.

    Absolument. C’est donc un film que j’ai dû mettre de côté. Les seuls endroits où je pouvais en parler tranquillement, c’était à l’étranger. Là, les gens le prenaient pour ce qu’il était, c’est-à-dire un blockbuster français, qui s’amuse avec l’Histoire de France et plein de genres différents. Ici, j’ai entendu des trucs du style : « Ça a volé le succès à des films plus exigeants. ». C’est la vieille problématique française, du genre : « L’As des as a volé le succès d’'Une chambre en ville. ». Ça n’a aucun sens ! Je me suis toujours protégé en disant que Le Pacte des loups a été un coup de bol monstrueux. Six mois plus tôt ou plus tard, ça aurait pu ne pas du tout marcher.

    Étrangement, ce succès n’a pas débouché sur une nouvelle vague de Superproductions françaises.

    C’est dû à la manière dont le business fonctionne en France. Un film comme ça est difficile à faire, et ça se voit. Je ne veux pas faire de généralités, mais beaucoup de personnes que j’ai croisées dans ce business ne veulent pas se faire chier. On a souvent dit de manière très injuste que ce qui avait tué le cinéma de genre en France, c’était la Nouvelle Vague. C’est une aberration. Ce qui a tué le cinéma de genre en France, malgré l’amour que j’ai pour Louis de Funès, c’est Le Gendarme de Saint-Tropez. Pour les producteurs, tout devient clair : on peut tourner pour trois francs six sous sur une plage avec une bande de comiques et faire un carton monstrueux. À quoi bon se faire chier à aller faire des costumes, des décors, des cascades, des explosions, à employer plein de corps métiers différents ? C’est ça, le vrai tournant du cinéma français. À partir de ce jour-là, tout le monde a rêvé de refaire Le Gendarme de Saint-Tropez, c’est-à-dire un film que tu fais les doigts de pied en éventail, tranquille, pour un investissement mineur, et qui rapporte énormément. Nous sommes encore dans ce règne là, et je crois que nous n’en sortirons pas.

    Ce qui frappe en revoyant Le Pacte des loups, au-delà de tout ce que le film revendique dans son rapport au genre, c’est l’exigence de chacun de ses costumes et décors. La caractérisation des personnages passe à travers leur tenue, les accessoires, le production design, la lumière, leur place dans le cadre… C’est presque maladif.

    Oui, c’est même fétichiste. Je suis fétichiste dans mon rapport au cinéma. Pas seulement le mien, mais aussi celui des autres. Pour moi, tout fait sens. Sur Le Pacte des loups, je faisais en sorte que la crinière de chaque cheval soit en harmonie avec les cheveux de l’acteur qui le montait. Il y a des détails qui réapparaissent dans la version 4K et qui avaient disparu dans l’étalonnage numérique d’origine. Notamment le fait que Monica Bellucci change de couleur d’yeux à chaque scène.

    C’est pour moi un personnage changeant, multifacettes, et j’ai repris un truc que j’avais déjà utilisé sur Crying Freeman, où le héros change de couleur d’yeux quand il est en état d’hypnose. Monica a donc des yeux argent, des yeux sombres, même des yeux vaguement rouges dans certaines scènes, pour lui donner un aspect vampirique. Je me suis souvenu de ça en revoyant le film : j’avais commandé un jeu de six paires de lentilles de contact à l’époque. C’est un détail qui a son importance, et qui montre que pour moi, tout devait faire sens, même d’une manière totalement subliminale. Mes films sont très volontiers ce que j’appellerais « anti-psychologiques ».

    J’aime bien le cinéma psychologique, mais je préfère le cinéma pur, c’est à-dire le cinéma où tout est transmis par l’image. Les détails, les couleurs, les costumes véhiculent donc, comme tu l’as dit, l’état d’esprit du personnage. Donc si l’état d’esprit change, la couleur d’yeux change. Évidemment, le cinéma français est largement bâti sur la « psychologisation », et ce jusqu’à ia névrose et la Caricature.

    Grégoire de Fronsac est vraiment un homme de la Renaissance: il s’intéresse à la science, à l’art, à la littérature… Ce personnage est en totale adéquation avec le film. Le Pacte des loups serait d’ailleurs stylistiquement incohérent sans ce protagoniste, et sans cette bête protéiforme.

    Oui et l’une des scènes emblématiques est celle de la truite velue, De Fronsac y montre une fabrication. Il est déjà sur la piste, déjà dans la bonne direction. Effectivement, la bête est un assemblage hétéroclite d’éléments rapportés composant une espèce d’animal mythique qui n’existe que parce que les gens ont l’intention d’y croire. Mais en fait, ce n’est qu’un lion martyrisé enfermé dans une carapace. Ce qui a le plus de prix dans le film, et ce qui montre le plus où va ma sympathie, c’est le plan sur l’œil de la bête, et la langue qui vient lécher la main de Fronsac juste avant que celui-ci ne lui donne le coup de grâce.

    Ces deux plans, maïs aussi l’extraordinaire performance de Philippe Nahon, qui projette dans la scène quelque chose de sublime. On en a fait un ogre, maïs il était tout le contraire. Il y a toujours un truc qui fonctionne dans le cinéma de genre : tu prends un mec connu pour des rôles de salauds, et tu lui fais jouer un type sympa ; tu prends un mec qui joue toujours des héros, et tu en fais une ordure ! Ça marche à tous les coups ! (rires) J’aime vraiment cette scène parce qu’elle résume parfaitement le message que je voulais faire passer, c’est-à-dire que l’homme peut être ignoble, mais la nature et les animaux ne le sont jamais. Pendant le tournage, je parlais beaucoup de Dressé pour tuer de Samuel Fuller, qui est le film qui raconte parfaitement Ça ! On a pris une bête, on l’a martyrisée, on en a fait ce monstre.

    On a souvent dit de manière très injuste que ce qui avait tué le cinéma de genre en France, c’était la Nouvelle Vague. C’est une aberration. Ce qui a tué le cinéma de genre en France, malgré l’amour que j’ai pour Louis de Funès, c’est Le Gendarme de Saint-Tropez

    Le design de l’armure de la bête est intéressant, car même en voyant la créature en plan large, on ne comprend pas totalement sa physionomie. La carapace de la bête reflète la vulgarité de l’homme.

    Oui, c’est fait de bric et de broc ! C’est une chimère fabriquée dans un magasin de bizarreries. D’ailleurs, le héros lui-même est condamné à un moment à reproduire ça.

    ll crée une version romantique de la bête.

    Oui, une espèce de loup avec un masque rouge. La bête qui est exposée au roi est une fabrication d’un vrai taxidermiste, qui d’ailleurs était passionné par l’idée que la bête du Gévaudan ait été une fabrication humaine.

    On peut détecter là un commentaire extradiégétique sur le métier de creature designer…

    Oui, le héros dessine des monstres tout le temps ! Dans mes films, il y a toujours des peintures, des artistes… Même dans le film sur lequel je travaille actuellement, le héros est un peintre. (rires) C’est une façon de parler de mon travail, car tout est toujours dessiné à l’avance, tout est en 2D avant d’être transposé à l’écran. C’est la phase que je préfère dans la fabrication d’un film. Quelqu’un dessine quelque chose, puis quelqu’un ajoute un détail, quelqu’un enlève autre chose pour clarifier les lignes. Et au final, on obtient un design qui donne sa personnalité au long-métrage. Il doit y avoir des chocs picturaux à l’intérieur d’un film ; le cinéma est à la croisée de pas mal d’arts, mais l’art pictural est très important.

    Restauration 4K: Retour en Gévaudan !

    Vendu par Samuel Hadida sur les marchés internationaux comme le « Matrix en costumes », Le Pacte des loups appartient effectivement à la même famille cinéphitique que les essais des Wachowski ou de Quentin Tarantino. Mais cette anomalie majeure dans l’Histoire du cinéma français a toutefois une carte à faire valoir sur le plan narratif : la nature protéiforme et bricolée de sa bête tragique justifie pleinement sa pluralité stylistique et tonale, tout comme le fait que le héros (Samuel Le Bihan en successeur évident de Belmondo) est décrit comme un véritable homme de la Renaissance, passionné à la fois par la science, la littérature, l’art et les femmes.

    Affichant un érotisme rafraîchissant par les temps qui courent, des tableaux horrifiques puisant autant chez Spielberg, Bava et Fisher que chez les frères Grimm (cf la superbe séquence de la bergère), un sens de la chorégraphie hérité de The Blade de Tsui Hark et du 13ème guerrier de John McTiernan (références confirmées par Gans) et même quelques idées connectées aux cultures du manga et du jeu vidéo (le combat final, entre Kawajiri et Soulcalibur), Le Pacte des loups tient étonnamment bien la route deux décennies après sa sortie, à plus forte raison dans sa nouvelle copie 4K.

    En 2001, le long-métrage s’était prêté à un étalonnage numérique encore au stade expérimental. La seule copie HD disponible depuis lors n’était qu’un gonflage artificiel d’un intermédiaire basse définition, Gans ayant peur de se confronter au matériau d’origine. Metropolitan aura réussi à l’en convaincre, et on les remercie : facilité par la photographie somptueuse de Dan Laustsen (Crimson Peak, Silent Hill) le travail de restauration est exemplaire et guide le spectateur vers des détails jusqu’ici seulement effleurés, comme la couleur d’yeux changeante de Monica Bellucci, les dessins de Grégoire de Fronsac ou le soin apporté à chaque costume, chaque draperie et chaque accessoire. Le nouveau mixage Dolby Atmos est à la hauteur de ce spectacle visuellement foisonnant.

    Notons pour finir que la copie remasterisée correspond bien au directors cut, dont les huit minutes supplémentaires développent les personnages de Jean-François, Marianne et Sylvia, sans toutefois modifier le sens global ni gommer l’ambiguïté de l’épilogue.

    Propos recueillis par Alexandre PONCET
    Merci à Zvi David Fajol

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    Robert Eggers n’est pas seulement un cinéaste fascinant, c’est aussi un interlocuteur passionnant, dont le franc-parler tranche avec les conventions de la promotion hollywoodienne. Rencontre avec un auteur visiblement torturé et en constante remise en question, qu’on ne reverra probablement pas de sitôt à la tête d’un blockbuster…

    Dans The Northman, vous associez constamment vos personnages à des animaux. Il y a d’ailleurs une évolution dans leur animalité. Le héros enfant est décrit comme un dangereux louveteau, puis il devient un croisement entre un loup et un ours. C’est presque Cronenbergien, comme idée !

    C’est un élément qui fait partie intégrante de la mythologie et de la culture des Vikings et qui m’intéressait beaucoup. Il y a bien sûr des histoires de Vikings qui ne s’attardent pas sur cet aspect autant que je l’ai fait dans le film. Tout ce qui touche à l’âge chrétien, notamment, se détourne de ce thème. Mais oui, les guerriers loups et ours de mon film canalisent leurs instincts bestiaux pour commettre leurs atrocités. Au XXI° siècle, nous associons sans doute des valeurs bien plus positives aux animaux et à la nature.

    Comment avez-vous pitche ce film à Focus Features et Universal ?

    Je leur ai dit que j’allais réaliser un film de vengeance viking et la version la plus commerciale et divertissante d’un film de Robert Eggers. Je leur ai présenté le récit comme un mélange de Conan le Barbare et de Hamlet.

    Parlons de Conan le barbare. La structure de The Northman est très proche de celle du chef-d’œuvre de John Milius, en particulier dans le premier acte.

    Conan a été un vrai choc pour moi pendant mon adolescence. Pendant la préproduction, ou juste avant le tournage, je l’ai revu. Pas pour me préparer, mais j’avais besoin de me repencher dessus. Je dois avouer que j’ai glissé une citation directe, qui est très visible pour les fans.

    Quand il trouve son épée…

    Oui, le casque du squelette tombe. C’était un vrai hommage. Ce qui est intéressant, c’est que mon superviseur des effets spéciaux pratiques Sam Conway a mis au point le trucage pour cette scène où Amleth prend l’épée et provoque l’effondrement de la momie. Or c’est son père, Richard Conway, qui avait conçu cet effet pour Conan le barbare ! (rires)

    C’est un moment très marquant dans The Northman. On comprend immédiatement que vous êtes fan de Conan.

    C’est aussi un pur moment de mythologie viking, et Robert Howard s’est de toute façon énormément inspiré de tout ça.

    Il y a toutefois une énorme différence entre Conan et votre film: John Milius a demandé à Basil Poledouris une partition très opératique, portée avant tout sur l’émotion. Avec vos compositeurs Robin Carolan et Sebastian Gainsborough, vous vous êtes plutôt dirigé vers un score atmosphérique, abrasif et brutal. L’ambiance n’est pas du tout la même.

    Je pense que The Northman est très opératique. On peut même difficilement faire plus opératique, mais effectivement la musique a été un aspect très « difficile ». Quand on travaille sur un film pareil, avec très peu de coupes au montage, on a besoin de beaucoup de musique. Le score est donc beaucoup plus long que sur mes films précédents… et le film est beaucoup plus long lui aussi.
    La musique n’arrête presque jamais, et ce n’est pas quelque chose que j’apprécie généralement. Sur deux heures et quinze minutes de projection, il y a presque deux heures de musique.

    Je ne voulais pas d’un score de série télévisée, qui allait expliquer en permanence au spectateur ce qu’il devait comprendre ou ressentir. La musique nous guide un peu, mais elle crée surtout une pression et une énergie. Les nerds seront quand même contents d’entendre des instruments traditionnels nordiques, accompagnés par des chœurs et un orchestre hollywoodien. Tous les solistes se sont montrés respectueux du style hérité de l’ère viking, et les mélodies sont basées sur cette culture.

    The Northman est en effet très opératique, voire même par moments très théâtral. Lorsque le jeune Amleth quitte son pays en répétant « / will avenge you Father, | will Save you Mother, | will kill you Fjolnir », on se croirait presque sur les planches.

    Contrairement aux romances arthuriennes et aux récits liés à la quête du Graal, qui sont plus portés sur le mysticisme et peuvent être bizarres et difficiles à suivre, les sagas vikings ressemblent au cinéma d’action américain des années 1980. Il existe une histoire où le héros perce une mêlée sur la glace et finit par planter sa hache dans le crâne de son ennemi juré, en lançant l’équivalent nordique de « Voilà ce que j’appelle une migraine. ». On a essayé de trouver un certain équilibre au niveau du ton, mais l’histoire de The Northman devrait divertir pas mal de gens. Ce n’est pas du tout comme The Lighthouse. Pendant l’écriture de ce dernier, j’ai délibérément supprimé des scènes et des détails pour que les spectateurs aient un peu plus de mal à saisir l’intrigue.

    Avez-vous évoqué l’idée de tourner The Northman entièrement en langue viking, dans un esprit proche de ce que Mel Gibson avait pu faire sur Apocalypto ?

    Oui, bien sûr, mais je ne suis pas Mel Gibson et je ne peux pas autofinancer un projet comme celui-là. Les discussions ont donc tourné court. Mon choix de cœur aurait été de tourner tout le film dans une langue ancienne, mais j’ai dû me contenter d’utiliser l’old norse dans le contexte de certains rituels. J’aurais vraiment préféré aller jusqu’au bout, d’autant qu’écrire des dialogues anglais qui puissent évoquer un texte mythologique viking n’a pas été chose aisée.

    Au bout du compte, tous les acteurs parlent en anglais avec un accent nordique, et je n’aime pas particulièrement ce choix. Ça peut sonner un peu absurde, mais c’était la seule solution possible compte tenu des enjeux de la production. C’était soit ça, soit les faire parler avec leur vrai accent, et se retrouver avec des Vikings américains ou britanniques. Dans les années 1970, on se posait moins de questions : tous les acteurs parlaient comme ils le voulaient.

    Sur The Northman, cet accent commun était à mon avis le choix le moins problématique. Cela rappelle John McTiernan, qui a beaucoup joué avec les langues étrangères, notamment dans Le 13ème guerrier, qui est un autre sacré film de Vikings.

    J’ai choisi de ne pas revoir Le 13ème guerrier pendant ma préparation. J’ai tout de même revu Les Vikings de Richard Fleischer, car c’est une œuvre très iconique. Je pense que c’est un vrai bon film, même si voir Kirk Douglas sans barbe est un peu ridicule.

    Parlons un peu technique. Certains plans sont de véritables tours de magie, notamment le plan-séquence sur le volcan en éruption.

    Dans la plupart des plans les plus longs, il y a bien sûr des coupes savamment cachées, en particulier dans la scène du volcan. La fumée nous a beaucoup aidés à les couvrir. Nous avons tourné cette séquence dans une carrière à l’aide d’une énorme grue. Il y avait beaucoup de flammes et de fumée sur le plateau. Pour la lave, ils ont enterré des LED dans le sol, et ces LED bougeaient, nous offrant ainsi des effets de lumière crédibles. On a ensuite remplacé les LED par de la lave en synthèse. Le superviseur des effets visuels est parti observer une véritable éruption volcanique en Islande et a photographié de nombreuses références.

    Le raid sur le village est lui aussi très impressionnant. Amleth rattrape une lance au vol, la renvoie à l’expéditeur, l’armée fonce vers les parois, les escalades, et on suit le massacre sans coupure.

    Cette séquence est l’une des rares choses dans The Northman dont je sois vraiment fier. J’ai revu The Witch il y a peu, à l’occasion d’une ressortie en Blu-ray, et j’ai été profondément déçu par ce que j’ai redécouvert. C’était loin de ce que j’avais imaginé au départ. The Lighthouse, en revanche, correspond à mes attentes. J’ai rarement envie de revoir mes films, mais je peux me poser devant The Lighthouse sans honte.

    Après The Witch, c’était un projet qui proposait une échelle de production idéale. L’échelle de The Northman était à côté de la plaque pour moi. Je n’avais pas l’expérience nécessaire pour tourner un film de cette ampleur. Je suis donc fier de certains aspects, mais comme pour The Witch, je n’arrive pas à me montrer réellement satisfait. Mais oui, la séquence du raid est vraiment réussie.

    Vous paraissez très humble dans votre approche. Vous êtes en train de dire que vous êtes déçu du résultat global ?

    Il faut avoir certaines aspirations.

    Certes, mais on n’entend jamais ce type de discours dans le cadre d’une énorme promo.

    Je ne devrais peut-être pas vous dire tout ça, alors. (rires) Je ne dis pas que The Northman est mauvais, je dis qu’il n’est pas à la hauteur de mes espérances.

    Pourtant, ça ressemble vraiment à un film de Robert Eggers. Il y a même une pointe de sorcellerie dedans.

    Oui, il y a sept sorcières, je crois ! (rires)

    Vous avez pitché la version la plus « divertissante » d’un film de Robert Eggers, mais vous ne pouvez pas vous empêcher d’ajouter de la sorcellerie.

    En effet. Je dois vous avouer : le tournage a été difficile. Vraiment difficile ! Mais la postproduction a été pire. Je n’avais pas le final cut. Mon co-auteur Sjén m’a dit :

    «On est des créatifs intelligents, et si on est incapables d’interpréter les notes du studio de manière à rester un peu fiers du film, c’est qu’on ne travaille pas assez. ».

    Je dois donc le remercier, car il nous a permis d’atteindre la ligne d’arrivée… mais c’est ce que j’ai fait de plus difficile dans toute ma carrière. Je suis fier de The Northman, c’est effectivement un film de Robert Eggers, mais à bien des moments, j’ai cru que je n’allais pas y arriver.

    Vous n’aviez pas le final cut, mais vous avez tout de même réussi à vous écarter autant que possible d’un quelconque style hollywoodien. Le niveau de violence, par exemple, est inouï.

    Je ne suis même pas sûr que le studio ait compris au départ ce que j’allais faire. Sans le COVID, on ne m’aurait sans doute pas autorisé à tourner un film aussi énorme que celui-là avec une seule caméra. Mais ils ont accepté ! (rires) Des films d’action tournés avec une seule caméra, ça n’existe quasiment plus.

    Avez-vous story-boardé l’ensemble du film ?

    Oui, mais je ne crois pas qu’on ait fait de la prévisualisation 3D. Peut-être pour la scène de la tempête en mer, qui est entièrement réalisée en images de synthèse… D’ailleurs, je suis très satisfait du rendu. Je suis généralement allergique aux grands spectacles numériques, j’essaie de filmer le plus d’éléments réels pour ensuite les assembler à l’image. Je crois qu’on a créé des animations 2D assez primitives pour la séquence de la Valkyrie et pour le plan d’ouverture.

    Ce qui est intéressant dans The Northman, c’est que vous laissez planer le doute dans une certaine mesure sur les éléments fantastiques. On peut les voir comme des visions oniriques… mais vous égrenez des détails qui font pencher la balance du côté de la fantasy pure. Au début du dernier acte, un personnage secondaire ne parvient pas à retirer l’épée de son fourreau, donc le maléfice semble bel et bien réel.

    Je suppose que ce plan sur l’épée rompt l’ambiguïté. Oups ! (rires) Ce que je veux dire au spectateur, c’est : si vous y croyez, c’est que c’est vrai. Le héros y croit, de toute façon, donc pour lui c’est vrai. Même si c’est une hallucination qui se manifeste dans la psyché d’un personnage, est-ce que ça rend les choses moins réelles ?

    Le procédé installe en tout cas une atmosphère très étrange, qui culmine avec ce combat final. David Cronenberg avait déjà tourné un combat entre deux adversaires complètement nus dans Les Promesses de l’ombre. Quel est votre rapport à son cinéma ?

    Je ne suis pas forcément son plus grand fan, mais son regard d’auteur m’inspire beaucoup. Il a une voix très puissante. Je ne sais pas. Poussez-moi un peu plus. Allez-y, ne prenez pas de gants.

    Vos combattants sont nus, mais vous semblez vous autocensurer. Une nudité frontale était-elle interdite par le studio ?

    À cause de l’ampleur de la production, je n’avais pas le droit de tourner en nordique ancien, ni de montrer un pénis. Si vous montrez un pénis, vous ne pouvez pas vendre votre film à une compagnie aérienne. Or c’est un marché très important. Je n’étais pas très content quand on m’a annoncé ça, mais j’ai dû ravaler ma fierté. Je crois qu’au final, on ne perd pas grand-chose. Je n’aurais pas voulu que les spectateurs soient constamment tentés de regarder l’anatomie des acteurs. On ne va pas se mentir : on est tous comme ça, et on aurait regardé les pénis plutôt que le combat. Pour le raid avec les berserkers en revanche, j’aurais apprécié que certains agresseurs soient entièrement nus. Ça aurait été vraiment terrifiant.

    La violence dans The Northman n’est jamais glamorisée ou glorifiée. Quand les femmes ou les enfants sont pris pour cible, c’est très factuel, même si vous évitez de vous attarder sur leurs cadavres. C’est presque moral…

    C’est le genre de réactions que j’espérais. Je ne sais pas où se situe The Northman au niveau de la ligne morale. Je suis mal placé pour le dire. J’ai fait au mieux, mais Ç’a été très difficile. Par moment, la violence doit être divertissante ou excitante dans un film comme celui-là, mais on ne veut pas que le public ressorte avec l’envie de tuer son voisin. Avec le raid, mon intention était de créer un contraste avec l’attaque très excitante des berserkers et la séquence suivante, où on a presque honte d’avoir été diverti. Parce que cette violence n’a rien de cool.

    Ce qui nous amène à votre travail sur le point de vue. Cette scène n’est pas la seule à fonctionner à travers un prisme particulier. Il y a ce face à face entre Skarsgärd et Claes Bang entièrement tourné en regards caméra.

    La plupart du temps, on adopte le point de vue du personnage d’Alex, mais j’ai parfois essayé de me projeter dans d’autres protagonistes avant de revenir vers lui. Après tout, le 7° Art est une affaire de point de vue ! J’espère que The Northman sera bien reçu… et surtout que les gens iront le voir sur grand écran, dans un vrai cinéma.

    PROPOS RECUEILLIS PAR Alexandre PONCET.
    Merci à Cédric LANDEMANNE.

    SOURCE: MAd Movies papier

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    Frank Henenlotter, le réalisateur new Yorkais du trash urbain, des cultissimes Basket Case, Brain Damage et Frankenhooker, visibles sur la plateforme Shadowz, nous raconte sa vie, son œuvre dans une longue interview carrière fleuve.

    Enfant, vous regardiez quel genre de fims?

    J’ai commencé à regarder des films à le télévision. J’étais un mauvais garçon, j’avais pas d’amis, Même mes parents me détestaient (il rit). Je me demande encore pourquoi lis ne m’ont pas tué. Mais je regardais tout ce qui passait à la télévision, n’importe quel film. Parce que je trouvais ça trop bizarre, je me foutais de ce que je regardais mais j’étais fasciné par ce que je découvrais. Tout était inhabituel. Quand deux personnages marchaient dans un film, ils ne marchaient pas comme dans le vraie vie. J’étais fasciné aussi par la manière dont ils s’exprimaient, ou encore la manière dont ils se faisaient tirer dessus dans les westerns et tombaient de cheval.

    Évidemment, je ne comprenais rien des artifices. Je crois que le premier film que j’ai vu à la télévision était Le roi des zombies (Jean Yarbrough, 1941). Je n’aimais pas du tout à l’époque, je trouvais les zombies trop nazes. Aujourd’hui, J’adore le film, mais à l’époque, je détestais ça. J’ai grandi à Long Island. Là-bas, il y avait deux cinémas et l’un de deux était un immense cinémas, comme il n’en existe plus aujourd’hui. A l’époque, quand vous étiez enfant, Il était possible d’aller au cinéma tout seul le week-end, le temps de séances spéciales.

    Ah bon?

    Oui, Tous les enfants étaient parqués aux mêmes rangs et ne pouvaient pas s’en échapper, A l’époque, te cinéma en question encourageait les parents à laisser leurs enfants seuls et, pour je ne sais quelle raison, il passait des films d’épouvante. Ne me demandez pas pourquoi, ni comment, je ne sais pas du tout (il rit). N’empêche, c’était merveilleux.

    Alors j’ai pu découvrir d’autres films du même acabit qui ont su créer un impact fantastique comme Le cirque des horreurs (Sidney Hayers**, 1960**). Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais, je n’arrêtais pas de crier «Nom de Dieu». Je ne savais rien du sexe mais je savais que des choses étranges se tramaient dans ces films. A cet âge-là, on comprend rapidement les sous-entendus, les ellipses.

    Je reste très marqué par la vision des Maîtresses de Dracula (Terrence Fisher, 1960). À une époque où la télévision ne diffusait que les films avec Rock Hudson et Doris Day, ça détonnait. Le cinéma apportait un intense contraste avec le fait de grandir à Long Island. Par la suite, j’ai connu l’époque des drive-in. Dans les années 90, tous ces cinémas ont commencé à disparaître mais à l’époque, il ÿ en avait partout, absolument partout. Ainsi, je pouvais découvrir des films qui ne passaient pas à la télé. Vous pouvez imaginer l’excitation de découvrir un film comme En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955) sur grand écran?

    Avant de me rendre dans la salle, je me suis dit: «oui, c’est le film du mec qui a réalisé Qu’est-il arrivé à Baby Jane? Alors ça doit être pas mal.» Une fois dans la salle, wow, j’ai découvert le plus grand film noir jamais réalisé. En sortant, je tremblais presque. Rien vu de semblable. Et ensuite, jeune adulte, j’ai arpenté les cinémas de la 42e rue, un endroit merveilleux quand vous êtes cinéphile.

    Toutes les légendes que l’on raconte sur la 42e rue sont réelles, exagérées ou fausses?

    Il y a évidemment une bonne part de fantasme. On a beaucoup exagéré sur le côté malfamé, moi le premier. Croyez moi, il ne faut pas croire tout ça. Le seul problème que vous aviez lorsque vous alliez dans ces cinémas, c’était l’impossibilité de voir tous les films à l’affiche. Et donc la peur qu’ils disparaissent,

    Qui pouvaient prédire que des décennies plus tard ces films seraient retrouvés? À l’époque, ses films étaient en face de moi et j’avais peur de manquer un chef-d’œuvre. On pouvait voir tout ce qu’on voulait. Mais à l’époque, on était rapidement floués sur la marchandise. Souvent, le contenu ne ressemblait pas à ce qu’il y avait sur l’affiche. Je me souviens m’être rendu sur la 42e rue avec un pote et on avait été attiré par la magnifique affiche d’un film de Jess Franco. En sortant, mon pote s’est exclamé: «Putain, j’ai claqué 2 dollars 50 pour voir ça». Je voyais tous les films à l’affiche et je n’en avais jamais assez. Vous deviez être très attentif car parfois les films restaient à l’affiche un jour.

    Les deux films que j’ai vu pendant longtemps en salle pendant cette période d’euphorie, c’était La vallée des plaisirs (Russ Meyer, 1970) et Le Conformiste (Bernardo Bertolucci, 1970), deux films que j’adore mais qui sont très différents. On considère souvent Citizen Kane comme le meilleur film de l’histoire du cinéma et La Dolce Vita en second et Boulevard du crépuscule etc. Je suis fan de Otto Preminger comme je suis fan de Jess Franco, vous avez besoin de deux. Après tout, vous pouvez manger des légumes et de la viande.

    J’ai rencontré Jess Franco à de nombreuses reprises, il a tout fait, notamment des remakes. Mais jamais il ne copiait pas en faisant ses remakes, il faisait tout à sa sauce avec cette étincelle qui faisait la différence. Je pense aussi à un réalisateur comme Herschel!l Gordon Lewis. Ça n’a pas besoin d’être bon, il suffit qu’il y ait quelque chose de passionnant à prendre.

    Quelles ont été vos grandes découvertes au moment où vous avez créé la collection «Something weird video»?

    Tout ce qui tient de la sexploitation. Je n’ai pas grandi avec ses films et en fouillant dans les archives, j’ai découvert des choses hallucinantes. Pour commencer, ces films n’étaient pas réalisés par des cinéastes mais par des mecs qui louaient une caméra et qui se persuadaient que des filles seraient prêtes à montrer leurs seins. Ils ne faisaient pas ça pour l’art mais pour le vendre. Et puis, c’est rudimentaire.

    L’intrigue d’une sexploitation est simple, ça consiste à montrer des nichons à l’écran. Il y avait à chaque fois quelque chose qui me faisait halluciner et j’avais envie de demander aux gens autour de moi s’ils hallucinaient eux-aussi devant ces films.

    Je pense par exemple à un film homophobe de Floride qui disait du mal des homos mais qui, en même temps, s’avérait quelque peu attiré par le personnage masculin joué par un acteur efféminé. Dans une scène, il se faisait violer à l’arrière d’une voiture et perdu sur la route, il se trouvait près d’un culte démoniaque qui le rejetait parce qu’il avait été violé par des homos et que grosso modo ça pouvait les contaminer. Clairement, le mec qui a fait ce film avait un problème. Le personnage masculin s’échappait du culte comme une femme s’échappant dans les marchéages dans les films d’horreur. Sauf qu’ici, c’est un mec se roulant dans la boue dans un petit short blanc. Non seulement l’acteur l’a fait délibérément mais le cinéaste a pris plaisir à le filmer. Ce qui est très bizarre pour un film anti-gay. Et évidemment, dans le groupe satanique, figure une lesbienne repentie. Ce sont les joies de l’exploitation. le prie pour retrouver d’autres films comme ça.

    Aussi, les films rares ne le sont plus tellement, non?

    Aujourd’hui, n’importe qui peut les télécharger via un fichier torrent. Mais personnellement, je ne sais pas comment font les jeunes cinéphiles. Je ne conçois pas de regarder un film sur un ordinateur,

    D’autant que la frontière est beaucoup plus ténue en ce qui concerne l’exploitation. Lorsque Hollywood fait un film de super-héros, c’est de l’exploitation à gros budget. Quand je cherche un film, j’ai simplement besoin d’une année. C’est très important pour moi afin de savoir si c’est un film pré-code ou post-code. C’est là que l’on réaliste à quel point il est Impossible de faire des remakes de vieux films, tout simplement parce que les enjeux et le contexte social étaient très différents. Tout est lié à l’année où ça a été fait.

    Regardez Frankenhooker, un film sur le crack. À la fin des années 80, le crack était partout à Manhattan. Aujourd’hui, ce n’est plus trop le cas. je reste très curieux de savoir ce que les jeunes spectateurs pensent de l’addiction au crack par exemple, Pour être franc, je reste étonné que mes films soient encore montrés et cela me rend extrêmement humble. A l’époque, j’ai réalisé Basket Case, Elmer le remue-méninges, Frankenhooker pour une durée de vie extrêmement limitée, je pensais qu’ils ne resteraient que six mois à l’affiche d’un cinéma et que tout le monde oublierait ensuite.

    Au générique de Basket Case, on retrouve Jim Muro, le futur réalisateur de Street Trash, crédité comme assistant son.

    Oui, c’est sur Basket Case que nous avons commencé à travailler ensemble, mais nous nous connaissions depuis longtemps. Bien avant que je fasse des films. J’ai connu Jim Muro à l’âge de 14 ans et j’ai très bien connu sa mère. Nous étions tout le temps fourrés au cinéma. A l’époque de Basket Case, je l’ai laissé faire tout ce qu’il voudrait faire et surtout tout ce qu’il voulait apprendre. La force de Jim a toujours été la curiosité, la soif d’apprendre.

    Je me souviendrais toujours de la première fois où je l’ai vu se ramener sur le plateau de tournage avec une steadicam. Au lieu de me réjouir de sa découverte, je lui ai demandé pourquoi il avait dépensé tout son argent dedans. Ce genre d’anecdote prouve à quel point je n’étais pas malin et à quel point il l’était infiniment plus que moi. C’est sans doute pour cette raison qu’il a fait une bien meilleure carrière (il rit).

    Son autre qualité, c’est d’être visionnaire, il savait à quoi allait ressembler le futur du cinéma. Ce qui est drôle, c’est que Street Trash, son premier long métrage, a été réalisé exactement au même endroit où nous avions tourné Brain Damage: chez son père. Puis, au début des années 90, il est parti sur la côte ouest pour devenir steadicamer et il a eu raison, c’est le meilleur steadi-camer au monde.

    Vous vous rendez compte, il a bossé avec James Cameron sur des films comme Abyss, Titanic. Pourquoi voudriez vous qu’il revienne à la réalisation de films? Il n’a plus à se plaindre, il n’a aucun besoin de reconnaissance, il a d’ores et déjà une carrière que la plupart des artistes trouveraient enviable. Bref, je suis très fier de lui et de son parcours.

    Vous n’en avez pas marre d’être considéré comme le parangon du cinéma new-yorkais underground des années 80?

    Chaque journaliste qui m’interviewe me demande comment c’était le cinéma underground new-yorkais des années 80. C’est la question que l’on m’a plus souvent posée. Le mythe a bien été entretenu, j’imagine. Tout le monde souhaite que le New York des années 80 sait un lieu hautement culturel où tout le monde se connaissait et vivait des expériences intenses.

    Si je cherchais à vous embobiner, je vous donnerais la réponse la plus romantique qui soit, en vous assurant droit dans les yeux: «Oh oui, on sortait ensemble, c’était super les concerts du Velvet Underground avec Richard Kern etc.» Je vais donc être honnête avec vous: je ne connaissais personne, Les artistes d’alors étaient conscients qu’il y avait une effervescence, mais c’est tout. Par exemple, contrairement à ce que l’on peut lire à gauche et à droite, Abel Ferrara et moi ne nous connaissions pas dans le New York des années 80. Nous nous sommes rencontrés des années après. C’était cool mais furtif, à chaque fois. Essayez d’avoir une conversation avec Abel et vous comprendrez ce que je veux dire (il rit).

    Je me souviens juste qu’au moment de réaliser Basket Case, un ami m’a dit qu’un autre réalisateur tournait Driller Killer. C’était évidemment Abel Ferrara et je me souviens juste avoir été très très jaloux du titre de son film. Driller Killer, ça sonne si excitant. Maintenant, il se peut qu’une autre hypothèse soit possible : ils se connaissaient tous, eux, et je ne faisais pas partie du groupe ( il rit).

    En revanche, oui, nous faisons du pur underground au moment de tourner Basket Case. Nous n’avions pas de moyens, nous devions juste veiller à ne pas se faire voler le matos pour qu’on nous le revende ensuite. Sur le tournage, nous avions quelques éclairages, quelques chaises, une caméra 70mm… Que j’ai paumé d’ailleurs. En plein pendant le tournage, j’avais posé la caméra et oublié de la récupérer. Faut jamais me confier quoi que ce soit, je paume toujours des trucs.

    Quel est votre regard sur le cinéma Hollywoodien?

    Pessimiste, évidemment. J’ai le sentiment que ces grosses productions ne sont plus calibrées pour le public américain mais pour le public chinois, C’est fou, Il y a encore dix ans, Hollywood ne pensait qu’aux Américains; désormais, Hollywood drague la Chine. La première idée de l’industrie Hollywoodienne aujourd’hui, c’est de toucher un public à l’autre bout du monde pour vendre plus de billets. Cela fait maintenant des années qu’il n’y a plus rien de neuf. A part des films super-héros, il reste quoi? Est-ce qu’il y a eu un classique Hollywoodien récent? Est-ce que le cinéma américain actuel s’adresse à un public adulte? Combien proposent des idées?

    Savoir comment les super-héros vont nous sauver des super-méchants, je ne pense pas que ce soit franchement l’enjeu le plus excitant du moment. Prenez les films de monstre des années 50. Ce qui m’a toujours attiré avec ces films-là, c’est le surréalisme, l’incroyable surréalisme qui en émanait. Aujourd’hui, ce sont des produits. Hollywood exploite un genre jusqu’à l’épuisement: les slasher il y a dix ans, les films de zombies maintenant. Jusqu’à quand on va encore bouffer du zombie? Les films actuels m’ennuient. Les seuls qui me passionnent sont ceux en 3D. Chaque fois qu’un film sort en 3D, je me rends au cinéma. C’est pourquoi je tombe dans le panneau des films de super-héros. J’ai toujours aimé les films en 3D, précisément ceux qui ont été fait entre 1953 et 1954. Il n’y avait pas d’effets CGI donc pas de manipulation visuelle. J’adore Le crime était presque parfait, L’Homme au masque de cire et Kiss me Kate. Particulièrement le dernier.

    Ce n’est pas le film musical que vous imaginez, au prime abord. C’est drôle, audacieux et, des acteurs à l’équipe technique, ils se sont éclatés à faire ça. Après, il reste beaucoup de mauvais films en 3D. Je reste aussi très bluffé par la manière dont ils ont converti d’anciens films en 3D. Le Magicien d’Oz en 3D, c’est superbe. Jurassic Park, Titanic, aussi.

    C’est grâce au rappeur R.A. The Rugged Man Thorburn que vous avez pu réaliser votre dernier film, Bad Biology (2008)…

    Oui, c’est l’un de mes meilleurs amis. le l’ai connu au moment où je travaillais pour Something Weird Video, où j’avais laissé tomber la mise en scène. Quand j’ai connu R.A. The Rugged Man Thorburn, il n’était pas bien. Maintenant, il va super bien. je l’ai récemment revu avec sa fille qui avait alors six mois. Adorable. Elle n’arrête pas de crier.

    Nous venions d’univers très différents, je lui ai partagé mon amour du cinéma, je l’ai introduit au cinéma de Buster Keaton. Comme ceux qui découvrent Buster Keaton pour la première fois, il a adoré, il m’a demandé à en voir plus. Pareil pour Fellini, Je lui ai montré Satyricon. Lorsque je l’ai revu, des années après la découverte, il m’a confié: «Plus je revois Satyricon, plus j’adore».

    Ainsi, à l’époque où j’étais chez Something Weird Vidéo, il m’a accosté: «si j’ai un peu de pognon, ça t’intéresserait de refaire un film?» Je lui ai répondu «oui» sans y croire réellement. Et finalement, si. En fait, la vraie réflexion derrière Bad Biology, c’était de dire: «que pourrions nous proposer comme film unique?»

    Du genre un film que le spectateur ne puisse pas découvrir de meilleure version si un jour un remake a lieu. Dans ce cas, vous revenez au sexe parce qu’il faut de l’audace pour l’aborder frontalement. On voulait faire un film de sexploitation contemporain. A chaque fois que je racontais ce que l’on pouvait faire, R.A, The Rugged Man Thorburn n’arrêtait pas de rire et comme il connaissait mes goûts en cinéma, il voulait absolument voir ce que ces délires allaient donner sur grand écran. C’était assez excitant à faire.

    Ce qui a coûté le plus cher, c’est de louer la caméra. J’ai tourné avec une équipe réduite et je pense que c’est la meilleure façon de tourner, je ne vois pas l’intérêt de tourner avec une grande équipe. Quand j’ai fait Basket Case 2, nous étions 65 sur le plateau. Les questions quand on fait du cinéma restent toujours les mêmes: où est-ce que je pose la caméra et comment je compose mon plan? Sur Bad Biology, nous étions 11 sur le tournage, en incluant le casting.

    »* Selon vous, à quoi ressemblera le cinéma en 2050?]**

    Bonne question, je n’y ai jamais pensé. Je m’en fous un peu car, en 2050, je serai mort. Il y aura probablement moins de films et je ne sais pas si on continuera à réaliser les films restants avec des budgets aussi exorbitants. C’est dégueulasse hein cet argent que les équipes de films dépensent dans des superproductions, non?

    Interview par Thomas AGNELLI

    SOURCE: chaosreign.fr

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    Chasseur de nuit

    Avec l’ensorcelant Zeros and Ones (édité en Blu-ray par Metropolitan) le New Yorkais exilé à Rome poursut l’exploration de ses thèmes fétiches : goût pour là QUIL. métamorphoses de l’image, ambiances paranoïaque… || passe aux aveux sur son besoin irrépressible de tourner, même en plein confinement.

    Comment est né Zeros and Ones ?

    Cela faisait longtemps que je réfléchissais à une histoire parlant de contre-espionnage, avec des agents secrets et des soldats américains présents en Europe. Je pensais à quelque chose qui serait presque dans le genre de L’Armée des ombres de Melville : vous savez, un film sur les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale.

    Il y avait aussi l’idée d’un complot terroriste visant le Vatican, semblable à l’attaque contre le World Trade Center. Mais je n’arrivais pas à réunir ces éléments dans ma tête, jusqu’à ce que la pandémie survienne. Nous étions alors en train de tourner le documentaire Sportin’ Life, où il y a pas mal de plans nocturnes de Rome. En faisant des allers et retours à la salle de montage, je marchais moi-même dans ces rues la nuit, et c’est là que l’histoire de Zeros and Ones s’est mise en place.

    Quel est le sens du titre ?

    Les personnages sont dans une guerre, et il y a des gagnants et perdants, comme lors d’un match de football . De plus, les O et les 1 sont les constituants du numérique. Vous voyez donc une compétition au sein d’une image qui résulte d’une équation mathématique.

    Et justement, le numérique vous permet de montrer la nuit, que vous avez toujours filmée de manière incroyable…

    Écoutez, nous avons tourné dans le quartier de Rome où je vis depuis huit ans : je me rendais toujours à pied sur le plateau. Je connais donc très bien ces rues. Bien sûr, chaque nuit était différente, chaque endroit était différent. Mais avec le directeur photo Sean Price Williams, qui avait déjà éclairé Sportin’ Life, nous avons laissé l’atmosphère venir à nous. Nous nous sommes ouverts aux lieux et aux situations, pour pouvoir exprimer leur nature, ce que nous y trouvions de beau et de cinématographique.

    De toute façon, c’est l’Europe. À Rome comme à Paris, il y a eu de super architectes, qui se sont appliqués à ce que les immeubles aient un bel aspect dans la lumière de nocturne. C’est pareil pour la nourriture: ici, même avec la mauvaise volonté, vous ne pourrez jamais faire un mauvais repas. Que ce soit dans une gare ou un aéroport, la lumière de Rome est à nulle autre pareille. Bien sûr, tu l’utilises en y mettant ta propre vision. Mais, mec, tu as déjà beaucoup de matière avec quoi travailler.

    Vous avez voulu avoir un principe de mise en scène nouveau pour chaque nouvel endroit ? Par exemple, le club de boxe est filmé avec des grands-angulaires…

    Ah, vous parlez de la torture du waterboarding ? En fait, il y a deux caméras dans le film, la seconde étant celle tenue par le personnage principal. Il shoote aux deux sens du terme, car il a à la fois un flingue et une caméra. Avec cette dernière, il tourne des images de surveillance, qui ont par définition un champ très large, car il s’agit de rassembler le maximum d’informations. Nous n’avons pas eu peur d’inclure dans le montage ces images dénuées de stylisation.

    Je comprends qu’on abandonne beaucoup de choses quand on ne tourne plus en pellicule, mais l’avantage du numérique est la possibilité de manipuler les images. Ici, nous avons employé tous les outils disponibles, comme cette mini-caméra vidéo Bolex que Sean a choisie pour des raisons précises. En effet, il connaît son affaire pour rendre la nuit magique.

    Les plan généraux sur la ville font penser à ceux de votre film New Rose Hotel

    Vous savez, Sean a débuté dans l’équipe de Ken Kelsch, le directeur photo de New Rose Hotel. Ce dont vous parlez fait donc partie de son répertoire, de son histoire. Lorsque nous avons fait New Rose Hotel, c’étaient les débuts de la vidéo. Nous avons néanmoins tourné en pellicule, mais nous avons ajouté une sorte de conscience vidéo. En effet, les thèmes étaient la surveillance, l’espionnage comme façon d’outrepasser la loi. « Thèmes » n’est pas le bon mot, mais vous voyez ce que je veux dire.

    New Rose Hotel parle d’espionnage industriel, tandis que Zeros and Ones évoque le terrorisme et les fake news. Pour vous, cela résume l’évolution du monde pendant les 25 ans qui séparent les deux films ?

    New Rose Hotel racontait clairement une opération capitaliste, mais quand le personnage joué par Christopher Walken parle de l’« edge », c’est un truc politique qui va au-delà de l’argent. Il s’agit de pouvoir, de contrôle, de manipulation, tout comme dans Zeros and Ones. Nous vivons cela en ce moment même, avec la guerre en Ukraine. Quelle stratégie y a-t-il derrière le fait de tuer des femmes et des enfants ? Ce type est-il un mégalomane comme dans la nouvelle de William Gibson qui a inspiré New Rose Hotel ?

    En concevant Zeros and Ones , vous avez aussi pensé à votre film Body Snatchers, l’invasion continue ?

    À quel niveau ?

    Pour l’ambiance de paranoïa dans un contexte militaire…

    Ah oui, j’ai beaucoup pensé à ce que j’avais fait dans Body Snatchers pour recréer la vie dans l’armée. C’est marrant car Phil Neilson, qui joue le partenaire d’Ethan Hawke dans Zeros and Ones, est un ancien Marine. Il avait déjà été très impliqué dans Body Snatchers, car si vous voulez montrer le contexte militaire, c’est comme pour tout : vous devez le dépeindre correctement. Les uniformes et comment les soldats les portent, comment ils tiennent les armes, comment ils se comportent les uns envers les autres.

    Car Zeros and Ones ne montre pas une guerre entre espions, c’est du putain de meurtre au sens propre. Ces gens ne sont pas des gangsters, ce sont des mercenaires, ou même des soldats américains qui agissent sans couverture. Ils marchent dans la rue la tête haute, et font ce qu’ils veulent. Car la police n’est pas là, et personne ne va garder trace de leurs agissements. Ainsi, s’ils décident de tuer des nanas ou de passer un type au waterboarding, ils le font. Jusqu’à faire exploser le putain de Vatican ! Même chose dans le film que je fais en ce moment, Padre Pio, qui parle d’une autre guerre.

    De quoi s’agit-il ?

    Padre Pio est un saint italien, un prêtre qui a reçu des stigmates. Cela s’est passé au début du XXème siècle, juste après la Première Guerre mondiale, au même moment que l’émergence du régime fasciste. Le film est une combinaison de choses politiques et de choses religieuses. Shia LaBeouf joue le rôle de Padre Pio.

    C’est intéressant car dans Zeros and Ones, le frère jumeau terroriste peut apparaître comme un marxiste ou un anarchiste, mais il se réfère aussi à Dieu…

    Vous savez, c’est un révolutionnaire, un rebelle. Il est contre l’armée, il est un libre penseur, il prêche pour l’égalité, la liberté, la poursuite du bonheur. C’est comme ce qui arrive dans le monde en ce moment même. L’Ukraine voulait sa liberté, et l’autre type a immédiatement riposté. C’est aussi simple que cela : quand on tue des femmes et des enfants, que ce soit au nom de la droite ou de la gauche, c’est du fascisme. Je pense donc qu’à présent, tout le monde doit prendre position. Je ne vais pas prendre les armes et aller là-bas, même si c’est une option possible. Mais c’est LE moment de vérité. Ne vous inquiétez pas de la Troisième Guerre mondiale : elle est déjà là, il est trop tard pour l’empêcher.

    Ethan Hawke joue le double rôle du soldat US et du jumeau révolutionnaire, mais au début et à la fin du film, il donne aussi un témoignage personnel par webcam, disant notamment qu’il n’avait rien compris au scénario. À l’inverse, dans le livret du Blu-ray, l’actrice Dounia Sichov assure que le script était très précis.

    Dounia avait déjà été actrice dans plusieurs de mes films, et comme elle est aussi monteuse, elle m’avait servi de guide pour le montage. Elle est donc plus proche de ma démarche. Quant à Ethan, j’avais travaillé avec lui à la préparation de 4h44 dernier jour sur Terre, car il devait jouer dedans à l’origine.

    Ce que j’aime dans son discours, c’est qu’il a totalement adhéré à l’effort de groupe. Qu’importe ce qu’il a compris ou pas, du moment qu’il aime l’idée du film et les gens qui le font. Par un hasard fou, son propre frère est un militaire des forces spéciales, et cela lui a permis de saisir son double rôle. Nous avons parlé de cet aspect, mais au fond, je ne l’ai pas dirigé. En fait, même si je suis ce qu’on appelle en anglais un « director », je ne dirige jamais les acteurs. (rires) Mais Ethan a été très généreux et ouvert avec les autres comédiens, dont certains ne sont pas des professionnels.

    Par exemple, l’un des rôles est joué par la femme qui était chargée des repérages des extérieurs. Enfin, Ethan était d’accord avec moi pour dire que, comme nous allions être en confinement pendant un bon moment, il fallait commencer à tourner. Je crois que c’est ce qui a concrétisé le scénario. Je sais d’instinct quand il est temps d’arrêter d’écrire, pour sortir dans la rue et se mettre à tourner.

    Mais ces adresses de Hawke à la caméra étaient prévues dès le départ ?

    Pas de un tout. Ethan a enregistré le premier clip pour aider a réunir le budget du film. Or, cela collait bien avec la période de la pandémie, pendant laquelle beaucoup de choses se sont faites par vidéoconférence. J’ai donc réutilisé ces images, car je cherche toujours des biais. Dans chacune de mes œuvres, j’ai employé des tas de matériaux : des images sorties d’Internet, des bouts de prises situés après le mot « Coupez ! », des répétitions enregistrées par hasard…

    Tout ce qui peut apporter une putain de contribution au film ! Et plus tard, j’ai pensé que nous pouvions terminer Zeros and Ones avec Ethan qui donne sa vision de ce que nous venons de voir. En effet, il y a en quelque sorte trois personnages : le soldat, le frère rebelle, et Ethan lui-même. Le frère s’exprime, maïs pas le soldat, car il est justement entraîné à ne pas révéler d’informations, faute de quoi il se ferait tuer. J’avais ainsi envie de voir Ethan parler une dernière fois. Directement, sans foutaises.

    Il parle notamment de son rapport aux réalisateurs, lesquels ont perdu de l’influence dans le Hollywood actuel. Le temps paraît loin où un grand studio pouvait produire un film comme votre Body Snatchers…

    De toute façon, Hollywood a toujours été la capitale mondiale du divertissement. Ils ne pensent qu’à l’histoire racontée. Mais une histoire peut être trompeuse, se mettre en travers du chemin. C’est très bien d’être un narrateur, mais je m’intéresse moins à ce qui va arriver dans la séquence suivante qu’à ce qui arrive a l’instant présent. Tout comme la lumière de Rome, j’Europe est ainsi devenue un abri pour moi. Je n’ai pas envie de dépenser de l’énergie à me battre pour avoir le droit de faire des films, à expliquer à tout le monde ce qu’est le boulot de réalisateur.

    C’est aussi simple que cela : je veux vivre dans une culture où le cinéma est jugé important, où ce que je fais est soutenu. Je n’aurais pas cela à New York, où c’est chacun pour soi. Mon pays est jeune, il a 350 ans. La ville de Rome, elle, a 3000 ans. Elle est donc naturellement plus évoluée en termes de culture. Cela ressent dans l’air que tu respires, la nourriture que tu manges.

    Vous parliez tout à l’heure d’effort de groupe. Joe Delia est encore et toujours votre compositeur…

    Et Joey est présent du début à la fin de la création de chaque film. Non pas qu’il écrive à proprement parler, mais il est là au moment de la première idée, à l’étape du scénario… Il est aussi l’une des rares personnes qui regardent les rushes : nous les lui envoyons chez lui à New York.

    À partir de là, nous n’avons aucun plan préétabli. Joey joue en toute liberté, avec Tony Garnier, un bon ami à nous qui est le bassiste de Bob Dylan, et Danny Toan, un guitariste au style inimitable. Fondamentalement, la bande originale est l’œuvre de trois musiciens. Je n’utilise pas tous les morceaux qu’ils m’envoient, mais ils sont vraiment à la source du montage. Parfois, je décide du placement de la musique avant même de m’occuper des images.

    Delia était déjà là sur le film que vous avez réalisé avant votre premier long-métrage officiel : le porno 9 Lives of a Wet Pussy. Cela vous fait quel effet qu’il soit ressorti en Blu-ray aux États-Unis ?

    Déjà, c’est fou que des gens s’y intéressent encore. Ensuite, eh bien nous avons fait ce film, et il appartient à mon œuvre. Je dois assumer mon travail, frère, que puis-je te dire ? Le problème avec 9 Lives…, c’est que les deux meilleures scènes n’y sont plus. À l’époque, la copie d’un film porno passait de ville en ville. Celle de la côte Est jouait à New York, puis à Philadelphie, Washington, Charleston, Savannah, Miami… Et les projectionnistes coupaient souvent des scènes pour les mettre dans leur collection personnelle — ils se seraient fait choper s’ils l’avaient fait avec un film hollywoodien, mais là, ils pouvaient. Naturellement, ils coupaient les meilleurs moments, et c’est ainsi que deux scènes de 9 Lives… ont été perdues pour toujours.

    Je ne dirai pas ce qu’étaient ces séquences, sinon qu’il s’agissait d’extérieurs nuit. Le truc, c’est qu’une révolution s’est produite avec Barry Lyndon. Kubrick a inventé des objectifs à très grande ouverture permettant de tourner à la lumière des bougies, sans éclairage électrique. Et les laboratoires ont aussi créé une technique de développement de la pellicule à basse exposition.

    Avant cela, vous ne pouviez pas tourner de nuit dans les rues de New York Sans éclairage d’appoint. Mais après 1975, c’est devenu possible, grâce à ces objectifs et à ce traitement du négatif en laboratoire. Cela a alors été le début du Cinéma indépendant à New York, et ailleurs.

    Propos recueillis par Gilles Esposito
    Merci à Nicolas Rioult et Diana Phillips

    Source: Mad Movies (magazine papier)

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    Pour qui n’as pas vu Onoda - 10 000 nuits dans la jungle, je vous conseille chaudement de vous jeter dessus rapidement 😉
    En attendant, petite interview fort intéressante de son réalisateur: Arthur Harari

    Présenté en ouverture d’Un certain regard au Festival de Cannes, Onoda raconte l’histoire ahurissante d’un soldat japonais qui passe trente ans dans la jungle en se persuadant que la guerre n’est toujours pas finie. A travers les thèmes qui traversent son film: l’héroïsme, l’idiotie, la mort, le temps qui passe, la quête de sens, le réalisateur Arthur Harari évoque aussi ses influences et sa conception du cinéma.

    On savait qu’il existait plusieurs cas de soldats japonais qui n’ont pas arrêté de faire la guerre. Qu’est-ce qui vous a intéressé précisément dans le cas d’Onoda?

    C’est la pureté avec laquelle on peut raconter cette histoire, même en une phrase, qui me semblait parler à la fois à tout le monde et aussi à moi de manière très intime. Notamment sur la question de l’intégrité, même si je n’avais pas ce mot-là en tête. Ce qui me fascine, c’est la capacité du personnage à s’accrocher de manière presque absurde, au-delà de la raison. Tel que je l’ai imaginé, on peut se demander si Onoda n’est pas atteint d’une forme d’idiotie presque philosophique. Et dans cet acharnement, dont il est impossible de dire si c’est bien ou mal, il y a quelque chose qui met en arrêt. Je crois aussi que ça ramène à des choses un peu mythologiques, mais aussi à Becket, dans ce qui relève de l’absurde. Le film ne traite pas tellement l’histoire du point de vue de l’absurdité, mais c’est là quand même. Il y a quelque chose de l’épure de la condition humaine peut-être. Tout ça se mêlait pour aboutir à l’évidence que c’était une histoire pour le cinéma.

    Il est tentant de penser que vous avez trouvé de quoi réaliser votre version très personnelle d’Au coeur des ténèbres.

    Même si je n’y ai pas pensé en ces termes-là, le roman m’a énormément marqué, indépendamment de la version de Coppola qui est extraordinaire. Dans l’édition que j’ai lue, l’histoire était couplée avec un texte court de Conrad qui s’intitule Jeunesse. C’est un récit de marin qui raconte sa première traversée, c’est profondément nostalgique et mélancolique, mais avec une vigueur très forte. Et comme toujours chez Conrad, on ne sait jamais s’il est question d’illusion ou de désillusion. Il y a une phrase sublime qui exprime la prise de conscience que notre jeunesse ne reviendra plus et que c’était la plus belle des choses, même si elle reposait sur le pouvoir absolu de l’illusion sur nous.

    Mais il n’y a aucun regret à s’être illusionné. Il y a quelque chose de ça dans Onoda: le temps, ou l’expérience du temps produit cet effet-là. Onoda reste fidèle à une forme d’illusion, une fois pour toutes, et sans doute, quand il finit par partir, il ne sortira jamais du sentiment que c’était mieux de s’illusionner. Ça a à voir aussi avec l’expérience du cinéma: on suspend notre âge adulte, notre savoir, le temps d’un film. Je pense réellement qu’aller au cinéma, c’est suspendre sa maturité. On en fait toujours usage en tant qu’adulte, parce qu’on voit les films différemment, en faisant appel à son intelligence, à son esprit critique. Mais on fait plusieurs expériences, et la première d’entre elles, c’est de redevenir un enfant. Voir ce qui arrive en voulant être mystifié. Vouloir croire en quelque chose. Certains n’aiment pas ça, mais personnellement, je reviens toujours vers ce que j’aimais quand j’étais gamin. Et chez Onoda, il y a quelque chose de l’enfance.

    Il y a quelque chose d’intemporel dans le film. Sans trop dévoiler, il commence dans les années 70, et on se dit qu’il aurait très bien pu être tourné il y a 50 ans.

    Onoda et ses camarades sont les sujets d’une histoire de l’humanité qui dépasse à la fois le moment et le lieu où ils sont. Je n’ai pas du tout cherché à recréer quelque chose de vintage, mais au contraire de donner cette impression de ne plus savoir d’où vient le film, ni même qui l’a fait. Je voulais qu’il n’y ait pas de signe de contemporanéité affirmée. Mais quand on écoute la musique, il y a des sonorités qui n’auraient pas pu exister avant, parce qu’elles sont électroniques, même si discrètes. Ce qui peut paraître classique, c’est le recours à la mélodie, à des thèmes identifiables. D’ailleurs un des ces thèmes est médiéval et un autre est emprunté à Glück. De même, le traitement de l’image, qui est numérique, doit beaucoup aux outils d’aujourd’hui.

    Vous décrivez une réalité très japonaise tout en suggérant que l’histoire aurait pu se passer ailleurs.

    C’était délibéré. Je ne voulais pas expliquer cette histoire par le fait qu’ils sont japonais et qu’ils ont le sens de l’honneur et du sacrifice, et qu’il n’y a que des Japonais pour agir ainsi. Représenter cette histoire à travers un prisme japonisant est un piège qui aurait empêché d’ouvrir le film. Par ailleurs, je ne sais pas ce que c’est qu’un Japonais. Je suis allé au Japon pour les besoins du film, mais je ne connais toujours pas la société japonaise. Je ne me considère absolument pas légitime pour porter un discours sur ce sujet. Une des choses qui m’a excité, c’est que les valeurs, ou les motivations d’Onoda, sont transversales, transnationales et même transhistoriques: le courage, la valeur, la parole donnée, la croyance, l’illusion ne sont pas des inventions japonaises. Elles sont là. Je n’imaginais pas raconter l’histoire autrement.

    AU FOND, ONODA SE PIÈGE LUI-MÊME POUR TROUVER QUELQUE CHOSE DE BEAU, UNE AVENTURE ESTHÉTIQUE, PRESQUE TRANSCENDANTE, DANS LAQUELLE IL TROUVE UN NOUVEAU RAPPORT AVEC LE MONDE. PARCE QUE LA RÉALITÉ N’EST PAS SUFFISANTE, DU COUP IL FAUT L’AUGMENTER. JE ME SENS PROCHE DE LUI EN CE SENS. POUR MOI, LA RÉALITÉ N’EST JAMAIS SUFFISANTE. LES FILMS PERMETTENT DE TROUVER CE QUI MANQUE.

    Le film pose la question de l’héroïsme, mais d’une façon pas tout-à-fait classique. Contrairement aux héros de tragédie qui doivent passer par la mort pour entrer dans la légende, Onoda ne meurt pas, mais il accède quand même a cette dimension de façon oblique. Son rapport à la mort est très particulier, puisqu’il n’a pas le droit de mourir.

    Oui, c’est un rapport complètement tordu! Là, pour le coup, la tradition japonaise valorise le sacrifice par la mort dans un certain nombre de cas et en particulier quand l’honneur est perdu. Lui est héritier de cette tradition et en même temps, il découvre quelque chose de totalement nouveau et opposé, c’est-à-dire se sacrifier sans mourir. Donc survivre coûte que coûte, ce qui va non seulement faire de lui un vieux héros, parce qu’il ne peut que vieillir, mais aussi quelqu’un qui fait des choses pour des raisons qu’il est seul à connaître. Il envoie ses amis à la mort, il tue des gens qu’il ne devrait pas tuer. Il a subi une espèce d’envoûtement, dont il faut le délivrer à la fin. Donc il est forcé à une forme d’héroïsme absurde, qui l’empêche de prouver sa valeur autrement qu’en échappant à la mort, donc en la fuyant. Il n’est héroïque que parce qu’il est encore là trente ans après. C’est très discutable cette question de l’héroïsme. Et très gênant.

    C’est particulièrement gênant quand on sait que les nationalistes ont fait d’Onoda un héros à son retour au Japon.

    Oui, dans un contexte extrêmement complexe. C’est vrai qu’il s’est laissé récupérer, et qu’il a fini par être assez d’accord avec ça. Mais il a aussi impressionné beaucoup de gens au Japon et en dehors du Japon, qui n’étaient pas nécessairement nationalistes ou nostalgiques de la guerre. L’année dernière, bien après avoir fini Onoda, j’ai découvert Le Crabe Tambour de Pierre Schoendoerffer, et j’ai été stupéfait en découvrant que le film s’ouvre sur un écran de télé qui montre Onoda débarquant au Japon à l’aéroport. Le film est magnifique, il parle de la mélancolie désespérée de ce que c’est qu’être un militaire, et quand on voit Rochefort découvrant Onoda à la télé, on a l’impression qu’il assiste au retour d’Ulysse, ça va bien au-delà de l’idéologie. Mais il ne faut pas être naïf non plus, il y a vraiment une part d’idéologie chez Onoda.

    Pour revenir à la mort, est-ce que ça ne l’arrange pas, cette injonction de ne jamais mourir? Il a raté sa vocation de pilote, mais lorsqu’on lui donne l’occasion de se rattraper en tant que kamikaze, il refuse!

    Parce qu’il est humain! Personne, qu’il soit japonais ou autre, n’a envie de mourir. Donc oui, ça l’arrange. Avec l’aide de son mentor, qui a très bien compris à qui il a affaire, Onoda trouve un endroit où il peut essayer d’être un héros. Ce qu’il veut, c’est atteindre une certaine hauteur, voire la dépasser, mais si possible sans mourir. Et on lui donne cette possibilité, donc il fait preuve d’un mélange de courage et de lâcheté, même si ne pas vouloir mourir n’est pas vraiment une lâcheté, c’est naturel. Encore une fois, rien n’est pur.

    Le mentor est génial, parce qu’il repère les faiblesses du personnage et les exploite en lui donnant des injonctions paradoxales: «Tu dois obéir aveuglément, et en même temps tu ne dois obéir qu’à toi-même». Et Onoda dit oui, sans réfléchir, et il est parti pour 30 ans…

    Onoda intériorise complètement cette dualité, ce paradoxe, et le plus fou, c’est qu’il y arrive. Par exemple, la croyance que l’armée japonaise va revenir le chercher, parce qu’on le lui a dit, cette croyance finit par se concrétiser. Il y a donc une espèce de fable sur la croyance et la ténacité, et aussi l’idiotie, en tant que suspension de l’esprit critique et de l’intelligence. On ne peut pas exactement dire qu’il a eu tort. Il finit par tordre la réalité selon sa croyance. Ce qui m’avait intéressé c’est que le supérieur hiérarchique, quand il a été contacté par le jeune touriste, a dit: «Mais je ne crois pas lui avoir donné cet ordre!». C’est compliqué de juger de sa bonne ou de sa mauvaise foi, le contexte japonais étant très compliqué: il n’y avait plus d’autorité militaire, lui en plus avait été lié à une école secrète qui avait disparu, donc personne n’avait voulu assumer la responsabilité de ces dernières formations, N’empêche, Onoda est le seul de cette école qui est resté trente ans. Pourquoi? Il y avait peut–être effectivement quelque chose qui l’arrangeait. Il ne voulait peut-être pas être au Japon. Il voulait être le maître quelque part. Ce sont des pistes possibles. Je n’ai pas de réponse.

    Quand on revient le chercher une première fois avec son père et son frère, non seulement il n’y croit pas, mais il croit déceler un code secret pour lui donner de nouvelles directives. Cette façon de donner du sens ressemble beaucoup à de la paranoïa.

    C’est un rapport à la réalité qui est de l’ordre du refus, et en même temps ça le rend extrêmement inventif. Les choses n’étant pas ce qu’elles ont l’air d’être, il faut réinventer en permanence des manières de s’illusionner. Et comme il est autonome, puisqu’il est son propre officier, il donne les ordres et il les exécute. Et comme ils sont deux, il y a une sorte d’amplification de la folie. Il ne croirait pas autant s’il n’y avait pas quelqu’un pour l’accompagner. Quand il décortique le haïku, il trouve une forme de stimulation intellectuelle dans cette façon de créer du sens là où il n’y en a pas assez. Ça entretient leur vitalité.

    Et ce moment où ils réinventent la géopolitique, avant d’aller sur la plage, c’est un moment de plénitude. Ils ne se sont jamais sentis aussi bien. Au fond, Onoda se piège lui-même pour trouver quelque chose de beau, une aventure esthétique, presque transcendante, dans laquelle il trouve un nouveau rapport avec le monde. Parce que la réalité n’est pas suffisante, du coup il faut l’augmenter. Je me sens proche de lui en ce sens. Pour moi, la réalité n’est jamais suffisante. Les films permettent de trouver ce qui manque. Si j’ai voulu faire des films, c’est parce que les voir ne me suffit pas, j’ai besoin de faire partie du processus qui consiste à augmenter la réalité.

    Il y a chez vous un motif récurrent, c’est celui de la dualité, mais vous ne l’utilisez pas pour séparer artificiellement ce qui devrait être uni, mais pour rassembler ce qui est apparemment opposé.

    Je crois que c’est ce qu’on appelle la dialectique. Une chose n’est pas opposée à une autre, il n’y a que des combinaisons. Le fait de séparer les choses et de les opposer ne rend pas compte de la réalité. Il y a un principe de dualité dans chaque chose, mais les éléments ne sont pas opposés, ils sont en permanence en train de se redéfinir pour permettre de former un tout. Après avoir fait Diamant noir et Onoda, je pense que c’est de cette façon que le monde fonctionne.

    Ça se traduit à tous les niveaux de la fabrication du film, pas seulement au stade de l’écriture. Il s’est passé quelque chose de cet ordre-là avec les chansons dans le film. Au départ, il y avait seulement une chanson, celle que le major Taniguchi commente comme étant une métaphore de la guerre secrète, où il s’agit de réinventer en permanence les paroles. Et donc c’est la chanson matrice de la thématique. Mais il y a aussi cette autre chanson qui lance le film, que le jeune homme diffuse dans la jungle et qui va finir par faire revenir Onoda.

    Cette chanson n’avait pas ce rôle dans le scénario, mais au montage, on s’est rendu compte qu’on pouvait s’en servir de manière excitante entre les mains de ce jeune touriste qui est assez malin puisqu’il trouve un moyen de communiquer avec Onoda d’une façon sensible plutôt qu’intellectuelle. Cette trouvaille nous a permis aussi d’équilibrer comme il fallait la structure du film: Onoda et le jeune homme sont complémentaires. Le premier a besoin du second pour se libérer et le second a besoin du premier pour devenir lui-même une sorte de héros. Cette figure de la dualité ou du paradoxe est un outil assez excitant et riche.

    Parmi les films que vous citez comme influences, Feux dans la plaine (Kon Ichikawa, 1959) paraît essentiel. On peut se demander si vous ne l’avez pas délibérément cité pour certaines scènes.

    En fait, j’ai vu Feux dans la plaine après avoir écrit le scénario. Ce qui ne m’a pas empêché d’être frappé non seulement par le film, mais effectivement par des points de convergence, notamment une des scènes les plus dingues du film d’Ichikawa: le personnage arrive dans un village a priori déserté, il trouve du sel, et il tombe sur un couple et il tue la femme.

    Ça m’a stupéfait parce que j’avais écrit une scène similaire où Onoda tue une femme. Mais ce n’est pas une citation. Si quelque chose a pu infuser dans la mise en scène, c’est une proposition graphique comme on en voit trop peu. Dans Feux dans la plaine, il y a cette alliance presque gênante de beauté et d’horreur. Je n’ai jamais fait l’expérience de le violence, mais j’ai l’impression que lorsqu’elle surgit, c’est extrêmement rapide, incisif, bordélique, incontrôlable, et parfois c’est nous qui la commettons. On trouve ça aussi chez Samuel Fuller que j’adore, et dont l’influence est plus consciente. Avec mon frère qui est chef op du film, on a vu beaucoup de films de Fuller, parce qu’on se posait la question de savoir comment mettre en scène la guerre étant donné que nous ne l’avons pas vécue. Il y a donc quelque chose à prendre chez eux qui l’ont connue, même si c’est sublimé. Fuller a beau être très réaliste, c’est un grand esthète aussi.

    Fuller disait que si on voulait filmer la guerre de façon réaliste, ce serait anti cinématographique parce qu’à la guerre, on ne fait qu’attendre! Alors que dans Onoda , on a beau savoir que les décennies vont s’écouler, on ne s’ennuie pas.

    De ce point de vue, j’ai été très aidé par l’histoire réelle, parce qu’il se passait souvent des choses, et Onoda n’était pas tout seul. Mais c’est vrai que le défi du film a été d’incarner la durée ahurissante, tout en évitant la contemplation et l’ennui, et essayer de surprendre sans arrêt. Pour finir par arriver à rien, puisque Onoda reste tout seul à pouvoir provoquer les évènements. Seule l’arrivée de ce jeune homme finit par lancer la libération et la dernière partie, mais il y avait cette idée que l’histoire était remplie par la réinvention permanente des choses. Il fallait quand même figurer l’attente en tant qu’élément de l’histoire, mais pas en faire la matière du film.

    Pour revenir à Feux dans la plaine , avez-vous vu la version de Shinya Tsukamoto en 2014?

    Oui, je l’ai vu avant de tourner Onoda, après avoir écrit le scénario. J’avais été alerté par un site internet et c’était le premier film de lui que je voyais alors qu’il en a fait des assez dingues. Passer après le film de Kon Ichikawa est très courageux de sa part, surtout quand on connaît les conditions de tournage. J’ai rencontré à Paris un Japonais qui avait bossé sur la version de Tsukamoto. Et le film a pu se faire grâce à une armée de jeunes bénévoles qui bossaient comme des dingues et n’avaient jamais pour la plupart mis les pieds sur un plateau de cinéma. Ils faisaient les prothèses de bras qui sautent, ils maquillaient, c’était une entreprise participative un peu libertaire.

    Et les conditions étaient vraiment dures: Tsukamoto a tourné sur une île équatoriale, c’est-à-dire sous un climat vraiment pénible, étouffant, moite, rempli d’insectes. D’ailleurs sa jungle est vraiment impressionnante, et correspond beaucoup plus aux Philippines et aux îles de l’Asie du Sud Est. Nous, on a tourné au Cambodge, sous un climat tropical beaucoup plus clément. Le paysage n’est pas exactement conforme à l’endroit où s’est passée l’histoire. Mais de même que j’ai essayé de m’approprier l’histoire du personnage, on a réinventé un paysage, une île, parce que le cinéma, c’est toujours faire avec ce qu’on choisit.

    Il y a dans Onoda quelque chose d’impressionnant qui rappelle Eastwood , quand il a filmé la partie japonaise de Iwo Jima , les acteurs sont justes alors qu’Eastwood ne parle pas japonais. De votre côté, comment avez-vous fait pour diriger des acteurs japonais?

    Je suis d’accord sur Eastwood et ce film en particulier, il dirige bien ses acteurs. De mon côté, je ne parle pas du tout japonais, et j’étais un peu terrorisé à l’idée de diriger des acteurs sans savoir s’ils jouaient faux ou non. Donc on a pris beaucoup de temps pour travailler, déjà sur le scénario, et sur la traduction.

    Ensuite on a beaucoup répété avec les acteurs. Je les avais choisis pour qu’ils ne jouent pas de manière codée, pour leur capacité à ramener les personnages à eux. Je leur disais tout le temps de jouer avec leur propre voix, et ils ont très bien saisi ça. Je leur avais montré quelques films, notamment les westerns de Monte Hellman. Il y a un dépouillement qui donne l’impression de voir des gens et non pas des personnages. C’était un modèle.

    Dans un registre complètement différent, un film me vient à l’esprit, Sous les drapeaux, l’enfer de Kinji Fukasaku. Il date de 1974, l’année où termine Onoda, et il est construit sur deux temporalités, 45 et 74, donc c’est très troublant par rapport à mon récit. C’est l’histoire d’une femme, veuve d’un homme qui n’est jamais rentré de la guerre, et qui ne comprend pas pourquoi elle ne bénéficie pas de la pension à laquelle elle a droit. Donc elle fait son enquête, et finit par aller interroger tous les survivants du bataillon de son mari pour découvrir qu’il était un déserteur.

    A travers une construction hyper moderne et une mise en scène ahurissante, Fukasaku arrive à représenter à la fois la guerre dans des flash-backs incroyables, et la société japonaise des années 70, avec la misère, la saleté le mal-être, et cette femme qui fait le lien entre tout. Le film est génial, mais tellement excessif que je ne pouvais rien y puiser. En terme de ton, je suis plus proche de Mizoguchi, pour l’équilibre, la sobriété, et le lent mouvement vers les bouleversements. Il était un modèle pour moi, mais je n’ai pas demandé aux acteurs de jouer comme ça, je leur ai demandé plutôt de jouer comme des occidentaux. C’était aussi une manière pour moi de jeter un pont avec eux pour les amener vers ce qui me tenait à cœur.

    Interview par Gérard DELORME

    Présenté en ouverture de la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2021

    SOURCE: chaos.fr

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    Un film en train de se faire : c’est ainsi que Climax est décrit par son auteur, qui insiste sur la part croissante d’improvisation et de travail collectif qui entre dans sa méthode.

    Quelle a été la genèse de Climax , que la rumeur a d’abord annoncé comme un documentaire sur la danse ?

    Au départ, je pensais que ce serait davantage un docu-fiction, un film peut-être plus godardien, plus libre, avec des changements de style permanents. Car nous avions très peu de temps de tournage, et en outre, je savais que nous allions énormément improviser. Mais finalement, je me suis laissé prendre par la narration elle-même.

    Pourtant, même si j’adore voir les gens danser en boîte de nuit – quand ils dansent bien –, je ne suis pas du tout porté sur la comédie musicale. Bon, quand je vais dans un restaurant indien du 10e arrondissement, je reste souvent scotché sur les extraits de film qui passent toujours sur les écrans, tellement les mouvements sont inhabituels pour un Occidental. Mais par exemple, je trouve que la danse contemporaine est très conceptuelle, ce qui peut devenir assez chiant. Les danses de rue me parlent beaucoup plus.

    Tu connaissais déjà les styles pratiqués par tes danseurs ?

    Mal. Je connaissais un peu le krump, car on en voit dans le film Rize de David LaChapelle. Mais j’ai surtout découvert le voguing en allant dans un ballroom à Ivry. En voyant tous ces gens qui étaient en grande majorité noirs, presque tous homos ou lesbiennes, et qui hurlaient de joie et se déguisaient, je me suis dit : « Putain, cela faisait des années que je n’avais pas été dans une fête aussi joyeuse et aussi drôle que celle-là. ».

    C’était à la fois bon enfant et très transgressif. Or, je crois que pour réussir un film, il faut que tu t’amuses avec les membres de ton équipe, et aussi que tu aimes les gens que tu as devant ta caméra. J’ai donc eu envie de prendre ces artistes, et de les mélanger à des représentants d’autres écoles, comme le waacking, l’electro, le hip-hop ou la danse acrobatique. Pendant les répétitions, ils se sont observés mutuellement, et une émulation s’est ainsi créée. De fait, je n’ai jamais eu aussi peu de conflits professionnels sur un tournage.

    En plus de cette diversité de styles de danse, il y a un mélange d’orientations sexuelles qui, pour une fois, n’est pas m’as-tu-vu. Au contraire, c’est donné comme une évidence…

    Je trouve qu’en termes de liberté d’expression, la société n’a pas fait seulement qu’avancer. Par exemple, des magazines comme Hara-Kiri ne pourraient plus exister aujourd’hui. En revanche, oui, la société a avancé du côté de l’homosexualité, la bisexualité, la pansexualité, etc. Mais si Climax reflète cela, c’est parce que les acteurs ont eux-mêmes créé leur personnage. Ils ont décidé des vêtements qu’ils porteraient à l’écran, et aussi de leur nom – à l’exception d’une dont je voulais qu’elle s’appelle Psyché.

    Ainsi, quand j’ai tourné les propos face caméra qui ouvrent le film, je leur ai dit que ce n’était pas une interview d’eux, mais une interview de leur personnage. Ma seule indication, c’était que l’action se passait en 1995, et qu’ils ne pouvaient donc faire référence à un morceau de musique ou à un film sorti après. Bref, quand ils parlent de leur rapport à la danse, ils le font à la première personne. Mais pour le reste, ils ont inventé tous les détails.

    Par exemple, alors que la plupart étaient en couple dans la vie, certains ont décidé que leur personnage ne le serait pas. J’ai ainsi tourné 10 ou 15 minutes d’interview avec chacun, puis, au montage, j’ai sélectionné les phrases les plus drôles ou les plus touchantes, et celles qui correspondaient le mieux à l’histoire globale. Même chose pour les scènes d’aparté entre deux ou trois acteurs. Je leur disais : « Vous allez discuter des autres danseurs du groupe – comment vous les voyez, à qui vous voulez fracasser la tête, qui vous voulez baiser… ».

    Par exemple, quand Kiddy Smile parle de cul au jeune puceau, c’est lui qui a inventé le texte. D’ailleurs, jusqu’au milieu du tournage, je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire faire à Kiddy à la fin. Mais il s’entendait tellement bien avec l’autre que je lui ai dit : « Lui, c’est le petit, et toi le Daddy. Tu vas le protéger et le ramener dans la chambre. ».

    Voilà, Climax comporte des tas de choses qui se sont imposées naturellement pendant le tournage. Et souvent, j’ai juste demandé aux acteurs ce qu’ils voulaient faire. Notamment, je savais qu’à un moment, un danseur allait être tellement lourd que Sofia Boutella allait devenir odieuse avec lui et partir avec d’autres. Initialement, je pensais qu’elle partirait avec un ou deux potes à lui.

    Mais bien qu’elle soit très portée sur les hommes, Sofia m’a dit : « Hum, non, ce ne serait pas plus drôle si je m’enfermais avec une fille ? ». Je lui ai demandé laquelle elle voulait, elle m’en a désigné une, et nous sommes allés la voir pour lui demander : « Ça te dit de finir au lit avec Sofia ? ». Comme elle est très, très lesbienne, elle s’est écriée : « Ouais, ouais ! ». Elle avait gagné le gros lot. (rires) Initialement, je n’avais pas du tout prévu cette conclusion.

    Pourquoi avoir mis, au milieu d’une troupe d’anonymes, une actrice assez connue comme Sofia Boutella ?

    À vrai dire, je n’avais jamais vu aucun de ses films au moment où nous avons commencé le tournage. Je savais juste qu’elle me fascinait en tant que personne, car je l’avais rencontrée à l’époque où elle était danseuse, et elle était super sympathique. Je ne pouvais donc pas préjuger de ses talents d’actrice. Mais franchement, elle m’a ébloui, notamment pour l’état dans lequel elle se met quand l’autre fille lui annonce qu’elle est enceinte.

    Nous avons tourné 16 prises, et Sofia a été géniale de la première à la dernière. Pourtant, au départ, elle ne comprenait pas ce que je voulais lui faire jouer, puisqu’elle est habituée à avoir un scénario, à apprendre des dialogues… Mais il faut accepter cela si tu veux tourner avec moi, car je crois que plus jamais de ma vie, je n’aurai des dialogues à faire respecter à la lettre. Si j’en écris, c’est uniquement pour trouver des financements. Finalement, Sofia a sauté dans l’avion pour venir sur le plateau, et Dieu merci.

    **Comment doit-on prendre la mention « Un film français et fier de l’être » au générique ?

    Au premier degré. Cela souligne que Climax n’aurait pas pu être fait ailleurs, de même que Hara-Kiri n’aurait pas pu exister dans un autre pays. Car en France, on a quand même un espace de liberté un peu plus grand qu’ailleurs, pour faire des films… avec un peu d’humour noir. Ce n’est donc pas le réalisateur qui se dit « français et fier de l’être » – en outre, je ne suis pas français.
    En revanche, le film l’est, et à trois exceptions près, les gens à l’image le sont aussi.

    Toutefois, ces derniers sont avant tout des électrons libres qui s’amusent, et Climax ne recèle ainsi aucun discours sur la race, l’immigration, etc. Si des personnages sont identifiés comme musulmans, c’est seulement parce que l’histoire nécessitait que certains protagonistes ne boivent pas d’alcool.

    Bon, effectivement, le film pose d’une certaine manière la question : « C’est quoi, la maison France ? Ou la maison Europe ? ». Mais on peut aussi le lire comme l’histoire de gens qui ont peur de sortir de l’utérus de leur mère. En fait, toute la partie symbolique de Climax s’est mise en place de manière un peu inconsciente, pendant le tournage.

    Par exemple, ce n’était pas du tout prévu qu’y ait de la neige dehors. Au départ, ce devait être un orage, et nous avions commandé des machines à pluie et à vent. Or, il a neigé au troisième jour du tournage, et j’ai donc vite demandé à l’interprète de la fille enceinte si elle était d’accord pour ramper dans la poudreuse. Comme elle a accepté, nous avons récupéré un drone à la dernière seconde, et improvisé ce plan qui est encore plus joli que prévu. Car visuellement, la neige, c’est super.

    Ce plan inaugural dans la neige annonce que tout finira mal. Quel est exactement ce fait divers dont tu dis t’être inspiré ?

    J’ai choisi de ne pas rentrer dans les détails, car cette affaire n’a pas été jugée et personne ne sait qui était le responsable du dérapage collectif. Cela aurait donc été difficile de la traiter directement, car nous aurions alors joué avec la vie des gens ayant subi les conséquences néfastes de ces événements.

    Disons que je me suis librement inspiré de l’affaire, pour en tirer un de ces films situés dans un lieu clos idyllique qui part en couille et devient l’enfer sur Terre, comme Airport ou La Tour infernale. Ouais, Climax est comme un film de danse qui serait aussi un film-catastrophe, ou encore un suspense ultra réaliste à la Cristian Mungiu ou à la Farhadi.

    Car dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, Baccalauréat, Une séparation ou Le Client, les personnages prennent à chaque fois la mauvaise décision malgré leurs bonnes intentions, si bien que toutes les cinq minutes, la situation devient dix fois pire !

    Ici, les deux ambiances sont départagées en deux parties distinctes, séparées par un morceau de générique…

    Comme j’avais besoin de marquer une ellipse le temps que la substance produise son effet, j’ai mis le générique au milieu du film. D’autant qu’au départ, je comptais traiter chacune des deux parties en un seul plan-séquence. J’avais en effet l’idée de deux blocs assez similaires au niveau cinématographique, mais très différents dans le contenu.

    Le second est une histoire de destruction collective, inspiré de films d’horreur des années 70-80 comme Zombie de Romero ou Frissons de Cronenberg, où tout le monde devient fou et se met à attaquer les autres par paranoïa ou par désir de domination.

    Comment es-tu passé de l’idée des deux plans-séquences à la forme définitive ?

    Tant qu’on n’est pas obligé de marquer une ellipse, c’est mieux de faire des longs plans, car il y a un grand plaisir à avoir une continuité temporelle. Mais à un moment, je me suis dit que si je voulais choper les danses libres et les improvisations dialoguées des acteurs, pour en garder ensuite les meilleurs moments, il allait falloir que je fasse du montage.

    Bref, ce que je voyais à l’image est passé avant le parti pris conceptuel, car quand la réalité émotionnelle ressurgit pendant le montage, tu dois te rendre à l’évidence. À l’arrivée, le film a ainsi l’air très construit, alors que l’idée de départ tenait beaucoup plus du foutoir godardien. Par ailleurs, aujourd’hui, plus personne n’est impressionné par les longs plans-séquences comme à l’époque où Hitchcock a fait La Corde.

    En revanche, beaucoup de gens me félicitent pour la première chorégraphie, où les danseurs sont super synchronisés. Mais je leur réponds que cette prouesse est due à la chorégraphe Nina McNeely, pas à moi. Là, j’étais juste un technicien de grue.

    Euh… c’est quand même excellent filmé. Concrètement, comment étaient tournées les séquences de danse ?

    C’était moi qui tenais la caméra, tandis que Benoît Debie faisait la lumière. Ensuite, nous analysions le plan ensemble, avec aussi mon assistant, la chorégraphe, et enfin les danseurs eux-mêmes qui étaient tous collés au moniteur après chaque prise. Chacun faisait des suggestions pour améliorer les choses : « Là, il faut aller plus vite », « Là, il vaudrait mieux que tel danseur ou danseuse passe plus près de la caméra », « Là, tu n’as pas assez l’air défoncé », etc.

    Nous avons ainsi tourné jusqu’à 16 prises d’un plan. Au bout d’un certain nombre, les choses étaient en place, mais bizarrement, c’était là que le temps commençait à être indispensable, car tu peux alors pousser les gens jusqu’à l’épuisement. En effet, c’était souvent quand les gens étaient fatigués, par le manque de sommeil, par l’heure qu’il était ou par l’effort de la danse, qu’ils devenaient vraiment bons pour jouer quelqu’un de complètement déboîté.

    Quand un acteur fait une fausse crise de crack ou de LSD à 19h, ce n’est pas crédible. Filme la même personne plus tard et cela marchera, car les comportements illogiques semblent beaucoup plus naturels à une ou deux heures du matin.

    Parlons de la drogue…

    D’abord, je reste assez abstrait quant à ce qu’il y a réellement dans la sangria. On suppose que c’est du LSD, mais on ne le sait pas au juste. De la même manière, on ne sait pas dans quelle mesure les gens ont bu ou pas. Car dans les cas de transe collective, tu as souvent des gens qui n’ont rien pris et qui se mettent dans le même état de psychose que ceux qui ont absorbé la substance. C’est un grand classique : au niveau comportemental, la folie est contagieuse.

    Tu as effectué des recherches sur ces états de transe ?

    Oui, et ce que j’ai filmé peut effectivement ressembler à des transes collectives du genre champignons hallucinogènes, ou à des rituels chamaniques. Mais cela rappelle aussi beaucoup ces fêtes où les gens sont vraiment bourrés, et deviennent plus lourds et odieux à chaque minute qui passe.

    Comme je sors beaucoup, j’ai parfois vu certains de mes meilleurs amis ou copines se comporter très mal. Le lendemain, ils ne se souviennent de rien, car le cerveau humain est très fort pour effacer les moments te donnant une mauvaise image de toi-même.

    Du coup, j’ai préparé une compil’ des plus bizarres des vidéos circulant sur le Net montrant des gens totalement bourrés ou défoncés en train de faire les plus grosses conneries, de façon joyeuse ou cauchemardesque. Avant le tournage, j’ai montré cela à tous les danseurs, et chacun à sa manière, ils ont imité ces vidéos pour représenter un état de psychose induite.

    On regarde ces danseurs hallucinés avec une étrange distance…

    Avec Enter the Void, j’avais déjà adopté le point de vue subjectif d’un mec défoncé et qui fait des hallucinations, et je n’allais pas refaire le même film. Du coup, je savais très clairement que pour Climax, je ne voulais pas d’effets reproduisant des états altérés de la perception, qu’elle soit visuelle ou sonore.

    En revanche, je tenais à ce qu’il y ait de la musique non-stop du début à la fin. Mais c’est justifié, puisque cette musique provient du décor. Voilà, c’est comme si Climax était un documentaire. Vu de l’extérieur, mais au plus près possible.

    En même temps, les mouvements de caméra se font plus frénétiques à mesure que le chaos se répand…

    Oui, mais une caméra qui tourne à 360 degrés n’est pas un état altéré de la conscience. Je n’ai pas fait de dédoublements de l’image, je n’ai pas joué sur le flou/net. Et on ne voit à aucun moment le visage d’un personnage se transformer en insecte, comme cela t’arrive souvent quand tu prends du LSD.

    Prends le moment où, après avoir effectué sa danse psychotique, Sofia court dans la salle de bain et pousse un cri en se regardant dans la glace : c’est clair qu’elle a aperçu un monstre, mais tu ne sais pas exactement quelle vision elle a eue. On se doute juste que ce ne doit pas être très joli !

    SOURCE: Mad Movies

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    À en croire l’accueil dithyrambique réservé à son premier long Hérédité, Ari Aster (Hérédité, Midsommar) s’impose comme un cinéaste dont on n’a pas fini d’entendre parler.

    Un succès que l’Américain prend avec un certain recul, puisqu’il aurait d’ores et déjà refusé tous les projets que Hollywood lui a présentés afin de se consacrer à des travaux plus personnels.

    Ironiquement, la plus grande force d’ Hérédité est aussi une enclave d’un point de vue commercial, puisqu’il s’agit d’une oeuvre en marge des canons hollywoodiens, surtout dans le genre horrifique où pullulent des films, disons, plus spectaculaires et calibrés. N’aviez-vous pas peur d’avoir du mal à trouver des producteurs ?

    Pour être honnête, je m’attendais à ce que ce soit plus difficile. La raison pour laquelle j’ai décidé de me frotter au film d’horreur, c’est que j’ai essayé de développer tout un tas de scripts qui étaient trop ambitieux pour me permettre de trouver le budget nécessaire en tant que réalisateur débutant. J’ai eu le sentiment qu’il me serait plus facile de faire avancer les choses en m’essayant à l’horreur.

    Cela faisait longtemps que je cherchais à réaliser un film, et il m’a toujours paru essentiel de livrer quelque chose de plus singulier et pertinent que le type de productions horrifiques que vous avez mentionné. Ce sont souvent des œuvres cyniques qui se contentent de respecter une formule connue de tous, souvent faite de jump scares…

    Mon but était donc de raconter une histoire capable de résonner dans l’esprit des gens, et dont l’aspect horrifique se nourrirait des personnages. En gros, faire un film d’horreur minimaliste sur le thème de la tristesse.

    Sans dévoiler la fin, on a l’impression que tout découle du dernier plan, que le concept initial provient de cette seule image.

    Eh bien oui, en quelque sorte. Je désirais conclure le film d’une manière un peu symétrique. Mais oui, tout mène à cette fin, d’autant que je voulais que, lors d’un second visionnage, le spectateur constate que les choses étaient inévitables, que chaque événement menait inéluctablement à un autre événement. C’est ce que souligne le premier plan, ainsi que l’image finale.

    En effet, vous montrez souvent vos personnages comme des marionnettes dépourvues de libre arbitre ou, du moins, privées de la capacité de changer leur destin. C’est pour ça que la mère trouve refuge dans l’élaboration de poupées qu’elle manipule à loisir ?

    Tout à fait. Le thème récurrent de la maison de poupées sert de métaphore aux événements. Les membres de la famille sont tous comme prisonniers d’une maison de poupées. Le film parle aussi d’hérédité et de la difficulté de contrôler sa vie, surtout lors du dernier acte.

    Parlez-nous de la façon dont vous avez choisi vos acteurs. Visiblement, il n’était pas dans vos intentions de décrire une famille hollywoodienne typique…

    Lors de l’écriture du scénario, je cherchais vraiment à créer une dynamique familiale forte avant même de m’attaquer à l’aspect horrifique. D’ailleurs, le premier montage du film durait une heure de plus, et nous avons dû couper beaucoup de moments dramatiques liés aux intrigues parallèles.

    Lorsqu’il a fallu trouver les acteurs pour incarner ces personnages, les gens d’A24 ont proposé Toni Collette car ils voulaient vraiment travailler avec elle. Quand je l’ai rencontrée, je lui ai donné une biographie d’une trentaine de pages sur son personnage, qui commençait au moment de sa naissance et se terminait lorsque le film débute.

    Je pense que ça m’a d’ailleurs aidé moi aussi à mieux comprendre mon héroïne. Gabriel Byrne est arrivé ensuite, ce qui m’a fait extrêmement plaisir, car il apporte une vraie présence, un vrai poids. Il donne du réalisme aux choses.

    Il représente un peu le point de vue du public.

    Oui. Il tente de maintenir le cap alors que tout s’effondre autour de lui. Les enfants étaient un vrai défi pour moi, car beaucoup d’acteurs auraient rendu ces rôles trop « joués ». C’est facile d’en faire des tonnes quand on interprète quelqu’un qui souffre d’un trouble mental. À ce titre, Alex Wolff, qui joue l’aîné Peter, possède un vrai don. Je n’étais pas certain que nous réussirions à dénicher les comédiens adéquats pour les rôles des deux enfants, mais lorsque Milly Shapiro a débarqué, elle m’a également bluffé. C’est une comédienne dotée d’une vraie expérience, puisqu’elle a fait ses armes à Broadway, et en tant qu’actrice venue du théâtre, elle a vraiment assuré.

    Quelles étaient vos lignes directrices, d’un point de vue artistique, pour vous différencier des productions horrifiques commerciales dont nous parlions ? L’un de vos « trucs » est notamment l’utilisation d’un bourdonnement lourd qui donne un aspect anxiogène à de simples scènes de dialogues.

    Je suis très fier de l’aspect « sonore » du film. J’ai collaboré de façon très étroite avec le sound designer. Ce bruit sourd dont vous parlez est une trouvaille du compositeur Colin Stetson, et que l’on a appelé le « contre-pouls ».

    Je crois que ce son provient d’un saxophone, mais je n’en suis pas sûr. C’était une bonne manière d’intensifier et de prolonger le sentiment de malaise ressenti par le spectateur. Je suis donc content que vous l’ayez remarqué ! (rires) Sinon, pour ce qui est de sortir des sentiers battus, j’ai fait tout mon possible pour proposer un film original. D’abord, je ne l’ai jamais considéré comme un film d’horreur. Quand je pitchais le projet, au tout début, je disais qu’il s’agissait d’un drame familial virant au cauchemar. Ce que je voulais, c’était privilégier les personnages afin que l’horreur naisse de leur personnalité et de ce qu’ils vivent.

    D’un point de vue visuel, la photographie du film est extrêmement travaillée. On n’est pas très loin d’un rendu « velouté » typique de la pellicule.

    Merci. Nous avons tourné en numérique avec la ALEXA. Je pense que ce « velouté » est le résultat des teintes vertes que nous avons ajoutées durant l’étalonnage. En tout cas, je peux vous dire que nous avons eu des objectifs faits spécialement pour nous !

    Avec mon chef-opérateur Pawel Pogorzelski, nous voulions utiliser des focales fixes, mais chaque lot d’objectifs comportait des qualités et des défauts. Nous avons donc demandé la fabrication de nouveaux objectifs qui combinaient les qualités des différentes optiques que nous avions essayées. Et nous sommes vraiment satisfaits du rendu que nous avons obtenu.

    J’adore les capacités des caméras numériques, mais je déteste leur rendu. Aujourd’hui, il est possible de l’éviter tout en profitant des capacités très poussées de ces caméras. De plus, je suis quelqu’un qui aime tourner beaucoup de prises, souvent très longues, et c’est agréable de ne pas avoir à se trimballer des tonnes de pellicule toute la journée.

    L’avantage avec un film d’horreur ou une comédie, c’est que l’on sait tout de suite si le public accroche ou non. Comment s’est déroulée la première projection à Sundance ?

    C’était vraiment très surprenant, car les scènes qui ont beaucoup secoué le public n’étaient pas forcément celles auxquelles je m’attendais. J’avais très peur que les gens détestent le film lorsque je l’ai présenté à Sundance, mais au moment de la seconde projection, j’étais bien plus détendu, car la première m’avait retiré tout ce poids des épaules.

    L’expérience a donc été formidable. Il est vrai qu’avec un film d’horreur ou bien une comédie, on sait immédiatement si le film fonctionne ou pas, car le public se manifeste immédiatement. Pour la comédie, c’est simple : soit le public rit, soit il ne rit pas. Avec un long-métrage comme Hérédité – où il y a beaucoup de tension –, les réactions du public sont également assez évidentes lors des passages les plus horrifiques, ce qui est vraiment satisfaisant pour un cinéaste.

    Parlons de vos courts-métrages. Sont-ils différents de ce que vous avez fait sur Hérédité ?

    Eh bien, j’ai tourné des courts pendant près de dix ans. J’étais inscrit à l’AFI (American Film Institute – NDR), où j’ai appris le métier de réalisateur. Tous mes courts ont été faits avec la collaboration du même chef-opérateur, Pawel Pogorzelski donc, qui est également l’un de mes plus proches amis. Je les décrirais comme malicieux, car ils se frottent à certains tabous.

    Certains sont plus des « films », dans le sens où ils racontent une histoire, comme The Strange Thing About the Johnsons, qui est une déconstruction de la cellule familiale américaine… D’une manière ou d’une autre, je dirais que tous ces courts sont liés au cinéma de genre, car je voulais jouer avec les conventions, et j’espère qu’Hérédité s’impose comme la continuité de cette démarche. En tout cas, je sais que certains comme The Strange Thing… ou Munchausen sont visibles en ligne, si jamais cela intéresse quelqu’un de voir les courts par lesquels j’ai commencé.

    08/06/2018
    Merci à Michel Burstein
    Source: mad Movies

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    Grand Prix de Gérardmer 2020, Saint Maud suit le parcours très dérangeant d’une infirmière mystique jusqu’à l’extrême. La réalisatrice Rose Glass nous raconte les coulisses de ce très prometteur premier long métrage, visible sur MyCanal.

    Pour votre premier long-métrage, était il évident que vous deviez à la fois écrire le script et réaliser le film ?

    Oui. J’ai aussi écrit les scripts de tous mes courts métrages. Je ne me considère pas comme une scénariste, je n’aime pas écrire particulièrement, mais si je le fais, c’est par obsession du contrôle.

    En France, le culte de l’auteur va très loin: il est fréquent que lorsqu’un producteur reçoit un script qui lui plaît, il demande au scénariste de le réaliser.

    Ça se comprend. Je crois que la plupart de mes films préférés sont écrits et réalisés par la même personne. Il y a aussi le fait que la nature de mes histoires est un peu particulière, et j’aurais donc du mal à la communiquer à quelqu’un d’autre. Mais pour Saint Maud, ce qui m’a causé le plus de difficultés, c’est bien l’écriture du scénario.

    Et le passage du court au long s’est révélé beaucoup plus complexe que je ne l’imaginais. Le fait d’écrire à temps plein a été un changement massif. Vous êtes seul avec vos pensées en permanence. C’est très éprouvant. A la fin, je m’étais jurée de ne jamais recommencer.

    Saint Maud raconte l’histoire de quelqu’un qui essaie de trouver sa place dans la société, malgré un comportement étrange, déterminé par ses croyances. Quelle est votre position vis-à-vis de la foi?

    Je ne suis pas du tout pratiquante, même si j’ai été élevée dans une école catholique. Donc cet environnement que je décris m’est très familier. Probablement par réaction, je me suis éloignée de la religion pendant longtemps.

    Lorsque j’ai recommencé à m’y intéresser, mon point de vue avait changé. Je pense que les religions organisées ont des effets bénéfiques tout comme elles sont potentiellement très dangereuses.

    Mais c’est moins la religion qui m’intéresse que la foi et la psychologie qui la sous-tend. A la fin du film, Maud accomplit un acte incroyable en disant “Dieu m’a poussé à le faire” et le spectateur normal a beau se dire “Je ne ferais jamais ce genre de chose”, je crois que le comportement de Maud est potentiellement en chacun de nous. C’est seulement une question de circonstances.

    D’autre part, pour que l’histoire soit vraisemblable, je n’ai pas voulu me référer précisément à une religion organisée. Maud a créé sa propre religion à base de christianisme et d’éléments de son invention. Il y a quelque de très universel à vouloir trouver en soi-même une part de transcendance. Le besoin de spiritualité est universel.

    Votre approche est d’autant plus crédible que la nature dogmatique de la religion ne laisse pas beaucoup de place à la réflexion personnelle.

    Les religions ont du mal à accepter que ce qui est à l’intérieur de chacun peut se manifester de toutes les façons possibles. Elles prétendent détenir la vérité, alors qu’elles ne font qu’aboyer devant le même arbre en exploitant cette idée d’une force universelle qui nous connecte tous. Leur force vient de ce qu’elles puisent dans quelque chose qui est à l’intérieur du cerveau humain, mais que nous n’avons pas encore compris.

    Le problème de la religion, c’est qu’elle est organisée par des hommes qui veulent contrôler d’autres hommes, alors que l’idée de Dieu, quand elle est laissée à l’appréciation de chacun, obéit à des sensibilités et à des motivations variées. Et il peut y avoir un conflit entre une vision et l’autre.

    A la base, il s’agit d’une jeune femme qui imagine des choses dans sa tête alors que son environnement est très banal. Je me suis donc sentie libre d’aller aussi loin que je voulais en termes d’intensité, de bizarrerie.

    Vous avez décidé du titre avant ou après l’écriture du script?

    Au milieu! Pendant longtemps, le titre de travail était juste Maud, jusqu’au moment où je me suis rendue compte qu’il y avait déjà un million de titres de film avec le nom d’une femme, et en plus c’était un nom pas facile à mémoriser. J’ai trouvé que Saint Maud exprimait ce que cherchait Maud, même si c’était d’une façon un peu abstraite.

    En France le distributeur n’a pas changé l’orthographe du titre, qui suggère un personnage masculin, mais ça peut aussi bien désigner le nom d’un lieu. C’est très mystérieux…

    En fait, Maud essaie de devenir une sainte et plus tard, elle agit littéralement dans ce sens. Mais il y a manifestement une large part d’ironie.

    **La mise en scène alterne entre le point de vue de Maud et un regard plus objectif. Comment avez-vous trouvé un équilibre?

    C’était un des principaux défis de trouver cet équilibre. Je voulais d’un côté qu’on soit très fortement connecté à elle à travers le style et l’écriture qui nous gardent à ses côtés tout le temps. Ces moments intimes sont filmés d’une façon assez subjective qui nous fait partager son sentiment qu’elle est en train d’accomplir une mission très importante.

    L’impression s’inverse lorsque nous apprenons ce qui lui est arrivé, et nous commençons alors à la voir comme les autres gens: une infirmière dépressive et assez instable. L’intérêt consiste à essayer de comprendre comment elle en est arrivée là.

    Par moments elle a des hallucinations. Vous êtes-vous demandé à quel point ces moments devaient être clairement perçus comme des illusions et non comme la réalité?

    Le problème de dosage s’est clairement posé à l’occasion de deux scènes clé. Dieu est-il réellement en train de lui parler ou alors est-elle en pleine crise psychotique ? Nous nous sommes demandé s’il ne fallait pas être plus clairement objectif, mais le résultat aurait été trop mécanique. J’ai préféré garder son point de vue autant que possible. Ce que j’ai trouvé intéressant dans l’ambiguïté de ce qui lui arrive, c’est le contexte. Si cette histoire était arrivée au moyen-âge, peut-être que les gens auraient cru qu’elle entendait des voix et l’auraient canonisée.

    Aujourd’hui, des psychologues pourraient très bien diagnostiquer Jeanne d’Arc comme souffrant d’une sorte d’épilepsie. Quoiqu’il en soit, l’expérience subjective que traverse le personnage ne change pas. C’est pourquoi l’explication scientifique m’intéresse moins que la chaîne de causalité qui nous pousse à agir de certaine façon. Un esprit non cadré peut s’égarer dans des régions très dangereuses.

    Parmi les influences, vous citez Répulsion de Roman Polanski et Les diables]** de Ken Russell, mais aussi Persona de Bergman. Que vous a inspiré ce film en particulier ?

    Il y a un lien évident avec le fait que Maud, qui est infirmière, s’occupe d’une personne créative. Mais on peut étendre à quelques autres films de Bergman qui sont construits autour de l’idée de deux femmes dans une maison. De cette base très simple, il nous emmène dans des explorations passionnantes sur le sens de la vie en passant par des ambiances extrêmement étranges, excitantes, oniriques, ou surréalistes. C’est ce que j’aime dans ses films. Et aussi le potentiel de ces interactions entre des personnages coincés dans des espaces réduits comme dans des cocottes minute.

    L’endroit où habite un personnage est sensé refléter son propre état d’esprit. Aviez-vous ça en tête lorsque vous avez conçu le décor de l’appartement de Maud?

    Tout-à-fait, et c’est vrai pour tous les décors du film. Nous avons essayé de donner à chacun une identité spécifique en lien avec ce moment du récit. La maison d’Amanda, en tout cas dans l’esprit de Maud, est celle d’une sorte de déesse oubliée. L’appartement de Maud s’inspire des réduits qui servaient d’habitations à certains ermites et qu’ils ne quittaient jamais comme s’ils étaient cloîtrés. Cet appartement est un peu comme une cellule.

    Il fait peur. Vous n’hésitez pas quand il s’agit d’installer une ambiance.

    Je ne me retiens pas. Etant donné les limites de l’histoire, j’avais besoin d’accentuer ses aspects mélodramatiques. A la base, il s’agit d’une jeune femme qui imagine des choses dans sa tête alors que son environnement est très banal. Je me suis donc sentie libre d’aller aussi loin que je voulais en termes d’intensité, de bizarrerie.

    Y a-t-il une grande différence entre ce que vous avez imaginé visuellement et le résultat?

    Non, j’ai eu de la chance de ce point de vue. Je n’avais jamais auparavant travaillé avec aucun membre de l’équipe, ce qui était délicat au départ. Mais le directeur de la photo Ben Fordesman et la décoratrice Paulina Rseszowska ont apporté des suggestions brillantes. Je voulais tourner en pellicule et la production m’a dit que ce n’était pas possible, mais nous avons trouvé un moyen pour contourner l’obstacle et obtenir l’aspect granuleux que nous voulions.

    Le tournage lui-même a été plutôt agréable et s’est déroulé sans problème. Un facteur qui a joué en notre faveur, c’est que nous n’avons pas dépassé le budget, grâce ou à cause d’un script très court, presque trop. A la suite d’une erreur de formatage, le scénario qui devait faire 90 pages s’est retrouvé réduit à 80. Mais pendant le montage, la production nous a accordé deux journées supplémentaires pour tourner les plans qui manquaient.

    Votre prochain sera-t-il encore un film d’horreur?

    Non, mais ce ne sera pas un gentil film à voir en famille pour se sentir bien. Ce que je touche finit toujours dans un registre plutôt macabre. Ce sera une romance, mais pas très jolie.

    Propos recueillis par Gérard Delorme.
    Interview par Gérard DELORME

    Source: chaosreign.fr

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    Révélé par Requiem for a Dream de Darren Aronofsky, qu’il retrouvera en 2004 sur The Fountain, James Chinlund a croisé la route de Paul Schrader (Auto Focus) et Spike Lee (La 25ème heure) avant d’être propulsé dans les hautes sphères hollywoodiennes avec Avengers. La Planète des singes : l’affrontement et sa suite l’'amènent à développer un style visuel très singulier aux côtés du réalisateur Matt Reeves, mariant l’intimisme du cinéma indé avec les enjeux spectaculaires d’un blockbuster ; une approche que l’on retrouve dans The Batman.

    Quand avez-vous commencé à discuter du projet avec Matt Reeves ?

    C’était juste à la fin du dernier opus de La Planète des singes. The Batman a donc mûri dans mon esprit pendant près de trois ans. Matt et moi avons une relation très intéressante, et j’ai l’habitude de concevoir le visuel pendant qu’il écrit, ce qui est une manière très excitante et très rare de travailler dans mon métier.

    Tandis que Matt cracke le code de l’histoire, je propose des lieux, des décors, et il les intègre au récit. Ou parfois, il vient m’exposer des problèmes, et j’essaie de trouver où placer ses personnages. Nous avons collaboré ainsi sur les deux épisodes de La Planète des singes, et ça se ressent à l’écran, je pense. Au début de la production, je fais toujours ce qu’on appelle des « mood boards », qui rassemblent de nombreuses images servant d’inspiration au visuel du film. Matt et moi échangeons des images qu’on aime… Le production design fait donc partie intégrante du processus d’écriture.

    Matt est vraiment le propriétaire de chaque centimètre carré de son cinémascope. C’est lui qui prend toutes les décisions et crée cet univers à partir de zéro. Quand on a commencé à tourner, toute l’équipe s’est mise au service de ses idées et s’est assurée que sa vision soit retranscrite à l’écran de la façon la plus cohérente.

    Un projet comme The Batman est forcément très intimidant pour un production designer.

    Oui, il y a eu tellement d’itérations différentes, tellement de comics, c’est presque décourageant d’essayer de trouver des espaces nouveaux à montrer dans un film comme celui-ci. C’était tout de même notre ambition première : nous voulions, tout en restant fidèles à cet univers, raconter une nouvelle histoire en nous appuyant Sur une imagerie à la fois familière et novatrice. Toutes nos conversations étaient centrées autour de ça. La voiture a été un élément clé. On a pu voir des Batmobiles très différentes au fil des années, et nous avons donc commencé par elle. Le look du film est vraiment né de celui de la Batmobile.

    C’était déjà le cas avec Burton et Nolan , qui s’appuyaient respectivement sur la Batmobile d’ Anton Furst ou le Tumbler de Nathan Crowley . La Batmobile est profondément liée au look de Batman, et tout l’environnement doit lui correspondre.

    Absolument et au-delà de ça, la voiture était vraiment un bon élément de départ, car elle nous a permis d’éliminer plein de choses. On a fait en sorte que la voiture reflète au mieux Bruce Wayne et sa trajectoire dramatique, en tant que personnage et super-héros.

    Votre Batmobile ressemble à un visage.

    On s’est beaucoup inspirés de la cagoule, effectivement. J’aime particulièrement l’angle du dessus, qui reflète le visage de Batman. Et en même temps, on voulait vraiment que ce soit une vraie voiture, et non un tank ou une machine militaire ultra perfectionnée. C’est un véhicule fabriqué à la main par Bruce Wayne, on le voit travailler dessus. Ce choix s’est retrouvé dans le costume et dans les accessoires : on voulait que tout reflète l’univers de Batman et que le visuel soit intimidant, car le personnage veut susciter la peur chez les criminels.

    Ce n’est pas un énorme véhicule comme par le passé. Elle est puissante, mais pas disproportionnée. Elle ressemble en cela à Robert Pattinson , qui n’a pas la musculature de Captain America. Il a un physique très différent des standards hollywoodiens.

    À cette étape de son parcours, Bruce présente une certaine vulnérabilité, à la fois en tant que super-héros et en tant que personne publique. Il n’en est qu’au début. La physicalité de Robert Pattinson a été déterminante. On le voit dans le costume, dont beaucoup de pièces ont été visiblement cousues main. Ce Batman n’est pas invincible, il essaie juste de faire de son mieux comme Citoyen de Gotham : il veut chasser les démons de la ville et résoudre des problèmes comme le ferait « le plus grand détective de tous les temps ?. J’adore cette vulnérabilité, et je voulais qu’elle se retrouve dans le design de la voiture.

    On voit bien dans les scènes d’action que chaque geste ou chaque action pourrait le tuer. Avant de sauter en wingsuit, il sait qu’il va probablement mourir. Résultat, le public en est lui aussi convaincu. On ressent ça également dans la poursuite en voiture sur l’autoroute. il est au volant d’une voiture trop puissante pour lui.

    C’était tellement excitant de voir se construire cette séquence de poursuite. C’est la première fois depuis longtemps qu’on voit une vraie Batmobile lancée à vive allure dans des cascades en direct. L’équipe qui a fabriqué la voiture a fait un travail incroyable, Elle a réalisé absolument tout ce que vous voyez à l’écran !

    Ça se voit.

    Et quelle conception incroyable ! Ils en ont fabriqué quatre. Matt tenait dès le départ à ce que la voiture puisse être utilisée en conditions réelles, et qu’elle soit capable de réaliser toutes les cascades. Le design ne devait pas limiter ses performances. On a d’ailleurs été très méthodiques du point de vue du design, car Bruce n’est pas intéressé par l’idée de créer un véhicule super élégant. Il veut être capable de poursuivre ses ennemis avant tout.

    Cela guide tous ses choix, notamment celui d’installer une armature en acier trempé à travers toute la voiture. Une fois lancée, la Batmobile ne peut être arrêtée, elle peut même traverser des obstacles. On s’est donc dit : « Si j’étais Bruce Wayne, quels choix ferais-je ? ». Il y a donc des pièces provenant de différentes voitures, et le look global ne fait jamais preuve d’exubérance. C’est juste un outil surpuissant.

    Il a aussi une moto.

    Oui, et la première fois qu’on voit le personnage, C’est une sorte de silhouette errante qui se déplace en deux-roues. Pour nous, il était important d’établir Bruce Wayne comme un fétichiste de la mécanique automobile et un passionné de la culture moto. Bruce Wayne est au volant de véhicules différents la nuit et le jour, mais il y a une connexion sous-jacente. Par exemple, il conduit une Corvette le jour, et on s’est demandé comment ce choix affecterait le design de la Batmobile. Pareil pour la moto : il pilote une Cafe Racer le jour, donc le deux-roues de Batman ne devait pas en être trop éloigné.

    Quand il arrive aux funérailles dans sa Corvette, on a vraiment l’impression que le véhicule est une version « Bruce Wayne » de la Batmobile. Tout comme le héros, le véhicule a droit à son alter ego. Cela sert parfaitement le thème du double qui imprègne la mise en scène et l’intrigue.

    Je suis content que vous l’ayez remarqué, parce que c’était primordial pour nous ! On devait sentir son sens esthétique dans tous ses choix.

    Le costume de Batman est assez incroyable. Matt Reeves filme le personnage comme une force inévitable, qui avance envers et contre tout, souvent dans un ralenti extrême. Il peut se montrer rapide lors des combats, mais c’est globalement une créature lente, qui se dirige vers les criminels avec l’aplomb d’un croquemitaine. Le costume appuie parfaitement cette idée.

    Ce que j’adore avec le costume, c’est qu’il a été utilisé en conditions réelles dans absolument toutes les situations. C’est la première fois que Batman peut tourner la tête, et Robert Pattinson se battait vraiment dans son costume. Il y a eu très peu de retouches numériques. Robert a fait un travail incroyable avec les restrictions qu’il avait à gérer, mais de base, le costume était déjà très efficace. Il comporte du vrai cuir cousu à la main, des éléments en acier rappelant la Batmobile… Le costume et la voiture sont visuellement très compatibles.

    On voit enfin le maquillage noir autour des yeux de Batman. C’est quelque chose qui a toujours été utilisé dans la série, mais les réalisateurs préféraient tricher plutôt que de s’en servir. Même dans Batman, le défi, lorsque Michael Keaton arrache sa cagoule à la fin face à Catwoman, on peut voir un faux raccord, le maquillage disparaissant soudainement. Ici, cela devient une composante à part entière du personnage.

    Moi aussi j’adore ces moments où l’on voit les yeux maquillés de Bruce Wayne. Globalement, à moins d’avoir une bonne raison de ne pas prendre en considération certaines contraintes liées à un costume tel que celui de Batman, on a essayé de les intégrer au visuel et au récit. Si un homme faisait ça pour de vrai, il serait obligé de se maquiller le contour des yeux. Ça fait partie de son attirail, et ça l’aide à disparaître dans l’ombre. C’est une vraie fonction, pas juste de la décoration.

    Ce détail rappelle beaucoup The Crow , dont on retrouve la mélancolie dans le personnage de Bruce Wayne.

    J’adore The Crow. Il y a un aspect très goth dans la mythologie de Batman, donc c’est cohérent. C’est une coïncidence heureuse à mon avis, car je ne pense pas que Matt voulait forcément souligner cette parenté. C’est né du processus narratif, de la manière dont il a écrit le personnage et dont il a travaillé avec Robert.

    Bruce Wayne vit cette fois-ci dans une tour gothique au milieu de la ville. C’est une approche très différente du célèbre manoir des Wayne…

    Pour être honnête, on en a parlé dès le départ avec Matt. J’ai toujours été gêné par l’idée que Wayne vive dans une maison gigantesque à l’extérieur de la ville, et qu’il s’y rende uniquement pour combattre le crime. Et ensuite, il doit repartir chez lui à plusieurs kilomètres de là ?

    Ça m’a toujours paru un peu absurde. La tour Wayne a longtemps fait partie des comics, et je voulais à tout prix la situer au milieu de la cité. Bruce a tourné le dos aux enjeux financiers de l’entreprise Wayne, il se concentre uniquement sur sa mission, et il ne fait même plus semblant de s’intéresser à son héritage boursier. La tour, pour moi, était une formidable opportunité de raconter cette histoire sous un nouvel angle.

    Pareil pour la Batcave. Il y a eu des Batcaves incroyables par le passé, mais je tenais à proposer quelque chose d’original. Je me suis souvenu d’une histoire un peu folle : sous un hôtel new-yorkais, il y a une station de métro privée et un train. Grâce à un passage secret, le Président ou n’importe quel dignitaire peut fuir les lieux et quitter La ville. J’ai toujours adoré ce concept !

    Je me suis dit qu’une station de métro oubliée sous la Wayne-Tower serait une excellente idée pour une Batcave : ça lui donnerait un accès direct à toutes les artères de la ville, il pourrait travailler discrètement sur sa voiture, sortir par n’importe quel endroit. Encore une fois, on a puisé cette idée dans la réalité, et on l’a adaptée à la mythologie des comics.

    Les intérieurs de la tour sont incroyablement gothiques. C’est presque anachronique par rapport au reste de Gotham.

    Oui et non. Matt s’est beaucoup inspiré d’une visite du Hearst Castle, et a réfléchi à ce que serait la vie d’un milliardaire reclus. On a mêlé tout ça à l’architecture des années 20 et 30 aux États-Unis, où on a vu beaucoup de pastiches du style gothique. On a beaucoup joué avec ces formes, et on les a poussées au maximum avec la Wayne Tower.

    En voyant The Batman , on pense beaucoup à Se7en de David Fincher, Le Solitaire, Heat et Collatéral de Michael Mann … Avez-vous parlé de ces films avec Matt Reeves ? Car vous avez clairement créé un thriller, et non un film de super-héros.

    « Le plus grand détective au monde » : voilà ce que Matt voulait mettre en scène. Il ne voulait pas limiter Batman à une force implacable, il voulait qu’on le voie comme un personnage intelligent capable de résoudre les plus grandes énigmes. Matt a tissé une toile incroyablement complexe autour de son héros, le récit est d’une densité folle, je trouve le résultat incroyable !

    Et tout ça est fait au milieu d’un vrai film d’action. Donc oui, je pense qu’il a clairement été inspiré par les films que vous avez cités. La texture et le ton de Se7en nous ont à l’évidence tous affectés. C’est un honneur d’être comparé à une œuvre si iconique.

    Matt Reeves utilise beaucoup de plongées zénithales : durant les funérailles, dans la tour de Bruce Wayne, dans l’appartement à la fin, durant l’inondation… Cela a dû affecter votre manière de concevoir les décors.

    Très certainement dans la tour de Bruce Wayne, lorsqu’il examine tous les indices. Matt nous a dit très tôt qu’il allait filmer la scène de cette manière.

    – Propos recueillis par Alexandre PONCET.
    – Merci à Carole CHOMAND

    SOURCE: Mad Movies

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    Responsables des magnifiques images de Laisse moi entrer de Matt Reeves en 2010, le directeur de la photographie australien Greig Fraser a conquis Hollywood avec des films comme Zero Dark Thirty, Foxcatcher, Rogue One: A Star Wars Story et Vice. Alors qu’il s’apprête à repartir sur Arrakis avec Denis Villeneuve pour Dune: Part Two, il nous explique comment Matt Reeves et lui ont façonné l’univers visuel de The Batman.

    Quelle a été votre réaction lorsque Matt Reeves vous a offert de travailler sur The Batman ? Êtes-vous un fan du personnage ?

    Oui, depuis très longtemps. Mais l’histoire derrière le film est peut-être plus compliquée que vous ne le pensez. Matt est passé par tout un processus avant de faire The Batman. Je le connais depuis des années, nous sommes de très bons amis et nous sommes tout le temps en contact. Déjà durant la postproduction de son second La Planète des singes, il me parlait de The Batman.

    On a donc commencé à se pencher très tôt sur le sujet. Nous nous sommes mis à échanger sur les aspects du personnage que nous aimerions voir à l’écran et qui n’avaient pas ou peu été employés jusqu’alors. Et pendant que nous travaillions sur d’autres projets, nous ne cessions de développer des idées autour de The Batman.

    Le processus a été très « interactif », entre Matt et moi. Je lui parlais des avancées technologiques, de la façon dont il pourrait utiliser telle technique pour tourner telle scène… Du coup, quand il a été question pour lui de rassembler son équipe une fois les choses officiellement annoncées, je n’avais pas la surprise d’être engagé : je travaillais déjà dessus avec lui depuis longtemps. J’étais plutôt excité à l’idée qu’enfin, nous allions pouvoir nous mettre au travail.

    On trouve dans votre filmographie des films qui ont marqué par leur réalisme âpre, comme Cogan - Killing Them Softly, Zero Dark Thirty. Même Rogue One: A Star Wars Story et Dune approchent leur univers science-fictionnel avec un certain naturalisme. Pensez-vous que The Batman a d’une façon ou d’une autre bénéficié de ces expériences ?

    C’est drôle parce que l’année dernière, j’ai fait un Q&A avec des étudiants, et ils m’ont posé des questions sur mon « style ». Et j’ai répondu que j’espérais ne pas en avoir un, et que si c’était le cas, j’aimerais bien qu’ils le définissent. Car je n’aime pas vraiment l’idée que les gens puissent se dire que j’ai un style précis.

    Et l’un des étudiants a répondu : « Votre style est naturaliste. ». Exactement ce que vous venez de dire. Et en fait, je suis plutôt d’accord avec cette analyse, finalement. Je suis attiré par le naturalisme du monde réel, Sur The Batman, il y avait de toute évidence l’opportunité de développer une approche du type « film noir hollywoodien old school ».

    On pouvait se permettre de revenir quelques décennies en arrière en termes de look, en nous inspirant de films qui arboraient des noirs hyper profonds et des blancs surexposés qui venaient déchirer l’image. Mais après réflexion, nous avons aussi convenu que The Batman devait être un film contemporain, qui se situe dans un monde parallèle au nôtre. Il fallait donc trouver un équilibre.

    Alors pour répondre à votre question, oui, je pense que l’expérience accumulée sur mes films précédents — y compris sur des titres qui ne se distinguent pas par une stylisation poussée, comme Lion Bright Star ou Vice, m’ont permis d’affûter mon œil et mon sens esthétique afin de pouvoir livrer des images qui semblent vraiment exister dan notre monde, des images que le public peut instinctivement comprendre ainsi apporter cette sensibilité naturaliste dans des univers de science-fiction. Ou dans celui de Batman.

    Quelle était la nature de vos échanges avec Matt Reeves durant l’écriture du script ?

    Durant nos discussions sur le genre de Batman que nous voulions voir à l’écran, nous avons rapidement étendu notre vision à l’environnement dans lequel il allait évoluer, avec ce concept que je viens de mentionner d’un monde qui serait une version alternative du nôtre. J’envoyais donc à Matt des images susceptibles de lui donner des références visuelles qui pourraient l’aider à visualiser ce monde.

    J’ai fait beaucoup de recherches, notamment sur l’aspect ténébreux de Gotham, que nous voulions mettre en avant. Mais j’ai beau aimer les univers visuels sombres, je trouve que lorsque vous regardez un film qui baigne constamment dans les ténèbres, l’expérience peut devenir pénible. Les idées que j’envoyais à Matt avaient pour but de l’aider à comprendre comment il pouvait faire un film « sombre, mais clair ».

    C’est-à-dire sombre dans son ton et ses teintes, mais assez clair pour que le public puisse scruter les ombres et y trouver des informations. C’était assez fun de définir cette balance. On a aussi pas mal évoqué les possibilités techniques qui s’offraient à nous : les décors affichés via des murs d’écrans LED, l’utilisation de caméras digitales — il avait déjà tourné ses Planète des singes en numérique, mais on voulait cette fois utiliser des capteurs plus grands et des objectifs anamorphiques à large format. On a vraiment échangé sur énormément de sujets, c’était une opportunité fantastique d’avoir le temps de se poser toutes ces questions.

    Avez-vous revu les précédents films Batman pour préparer celui-ci ? Si oui, qu’avez-vous retenu du travail de Roger Pratt pour Tim Burton et de Wally Pfister pour Christopher Nolan ?

    Jai vu tous ces films Batman, et ils sont fantastiques , Roger et Wally ont fait un boulot extraordinaire. En revanche, je ne les ai pas revus avant de faire The Batman. La seule chose que j’ai un peu étudiée, ce n’est pas la façon dont ils ont éclairé les décors -ce qu’ils ont magnifiquement fait —, mais Batman en lui-même…

    Vous savez, c’est toujours délicat quand on commence à travailler sur un film. J’essaye pour ma part d’éviter de regarder des choses qui ne m’aideront pas à façonner le look du projet. Si ça risque de me pousser vers une direction qui ne conviendra pas, je m’abstiens. Parce que j’ai l’impression que notre « cortex visuel » — je ne suis pas sûr que ça existe vraiment ! — est ainsi fait qu’il ne peut retenir qu’un nombre limité d’informations conscientes.

    J’essaye donc ne pas remplir mon cortex visuel d’images qui ne me conviennent pas à un moment précis. Les œuvres qui me semblaient le mieux correspondre au ton recherché sont celles dont Matt m’a souvent parlé, comme Klute, Chinatown, Les Hommes du président, tous ces films noirs des années 1970.

    Vous êtes-vous penché sur certains comics Batman pour concevoir la lumière du film ?

    Aucun titre précis non. Mais du coup, je reviens au concept dont je parlais, qui est d’absorber seulement les informations visuelles les plus pertinentes. Je me suis très consciemment inspiré des certaines tendances globales issues des comics, car j’en ai lus pas mal dans ma vie. Je ne dirais pas que j’ai une mémoire photographique - en tout cas, mes profs au lycée vous confirmeraient que ce n’est pas le cas (rires) -, mais j’ai une certaine facilité à retenir le ton émotionnel d’une image, et à comprendre comment cette image projette cette émotion.

    Du coup, les comics Batman que j’ai lus dans ma vie m’ont beaucoup inspiré pour appréhender le look global des images du film. L’une des grandes qualités des comics, c’est leur capacité à faire immédiatement converger votre regard au bon endroit, à travers la couleur, les contrastes. Peu de réalisateurs ont une capacité similaire.

    Le look des films des 70’s qui ont influencé The Batman se caractérise bien sûr par l’utilisation de la pellicule. Paradoxalement, The Batman est le premier film de la franchise à être entièrement filmé en numérique. Quel a été votre processus créatif pour essayer de retrouver un cachet caractéristique du support analogique ?

    C’est intéressant, parce que le débat pellicule contre numérique peut parfois prendre des proportions tellement dramatiques ! Chaque camp a ses arguments. C’est un peu comme supporter une équipe de foot, et discuter inlassablement du mérite de chaque joueur…

    Pour The Batman, nous ne voulions pas spécifiquement un film sombre et granuleux, avec un look proche de l’argentique. Ce n’était pas notre intention. Ce que nous voulions, c’était retrouver le genre de sensations que vous éprouvez quand vous regardez Le Parrain, ou Klute.

    Il se trouve que ces films ont été shootés en pellicule. Mais s’ils avaient été tournés aujourd’hui, peut être que leurs chef-op’ auraient utilisé des caméras numériques. Qui sait ? La seule chose importante, c’est ce que dégagent les images. Quand on tourne en numérique, si le rendu est trop précis, trop clair, je trouve qu’on perd la magie qu’apportait la douceur de la pellicule.

    Mais on pourrait en débattre des heures, car d’aucuns pourraient vous répondre que la disparition de cette « douceur » est précisément l’un des grands atouts du numérique. Mais le sujet se focalise trop souvent sur le look des images. Alors que la seule chose qui compte, c’est l’émotion qui s’en dégage. C’est pour ça que j’adore travailler avec Matt, car cette question est toujours au centre de ses réflexions. Aujourd’hui, il existe plein de façons de tricher pour retrouver l’aspect de la pellicule. Mais pour moi, ça ne fonctionne jamais vraiment.

    Les ténèbres sont un élément visuel primordiale pour le personnage de Batman, encore plus dans le cas du long-métrage de Matt Reeves, qui s’inscrit dans la tradition du film noir. Comment avez-vous manié les contrastes pour modeler la psychologie des personnages ?

    Dans ce domaine, Batman est un personnage très intéressant. Durant une interview, Robert Pattinson a dit que nous avions beaucoup réfléchi à la façon dont nous allions éclairer le costume et le masque. Et c’était en effet un point de discussion crucial. Dans l’absolu, sa silhouette devrait être d’un noir uniforme, au sein duquel on ne pourrait pas voir de détails.

    C’est comme ça que les comics l’ont souvent montré. Mais avec une caméra, ce concept ne fonctionne pas. Quand vous braquez votre objectif sur quelque chose, vous captez forcément des détails, des textures. Il fallait trouver le bon équilibre : ne pas éclairer au point où on voit tout, mais juste assez pour que vous sachiez qu’il y a quelque chose dans cette masse noire. Et puis, il ne faut jamais oublier que derrière ce masque, il y a Robert Pattinson.

    On veut que le spectateur le ressente, voie ses yeux, pour comprendre les émotions qui l’habitent lorsqu’il est dans ce costume. C’est très dur pour un acteur : son visage est presque entièrement recouvert, et tout doit passer par ses yeux. Hors de question, donc, de le priver de son outil le plus précieux pour ces séquences. Le tout était donc de montrer la noirceur qui nimbe le personnage, mais d’avoir assez de lumière pour qu’on puisse ressentir ses émotions.

    La façon dont vous gérez l’intensité de vos contrastes dans The Batman rappelle le procédé ENR (un traitement chimique de la pellicule qui permet d’obtenir des images très contrastées aux couleurs désaturées - NDR) initialement conçu pour Vittorio Storaro par Technicolor. Darius Khondji a perfectionné cette technique et l’a beaucoup utilisée, notamment sur Se7en. Aviez-vous son travail en tête lors du tournage de The Batman ?

    Darius est un maître, et son travail est tout simplement incroyable. Mais sur The Batman, il n’a pas vraiment été une référence directe. Ce que je veux dire, que durant ma préparation, je ne me suis pas assis dans un canapé pour revoir tous les films sur lesquels il a œuvré. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est que dans ma vie, j’ai vu tous les films sur lesquels il a œuvré ! (rires)

    Quand j’étais étudiant en cinéma, j’ai étudié très attentivement son travail, notamment pour comprendre ce qu’il cherchait à faire avec l’ENR. Le truc avec la pellicule, c’est qu’elle n’apportait pas naturellement le niveau de contraste que Darius voulait obtenir. Mais quand vous shootez en numérique, vous avez la possibilité de jouer avec les contrastes, de les pousser au-delà de ce que le celluloïd pouvait capturer, afin de retrouver le type de sensations que Darius arrivait à susciter avec l’ENR. Et c’est un outil merveilleux à utiliser pour raconter une histoire.

    Vous avez éclairé plusieurs épisodes de la série The Mandalorian, dont vous êtes également producteur. Ce show utilise la technologie des décors affichés directement sur des murs d’écrans LED, que vous avez également employée sur The Batman. Votre approche de la lumière est-elle la même lorsque vous travaillez avec ce type d’environnement virtuel, par rapport à un décor classique ?

    Ma philosophie est rigoureusement identique dans les deux cas. Le danger serait justement de se dire qu’il faut changer d’approche parce que la nature de la technologie est différente. Je ne fonctionne pas comme ça. L’une des raisons pour lesquelles je me suis impliqué dans The Mandalorian - au-delà de mes liens d’amitié avec les gens de Lucasfilm et d’ILM et de mon amour pour cet univers -, c’était justement la possibilité qui s’offrait à moi d’étudier les perspectives dramaturgiques qu’offre cette technologie.

    Je ne vois pas ces murs d’écrans LED comme des accessoires uniquement réservés à de gros projets de science-fiction ou de fantasy. Pour moi, ils permettent de mettre l’'emphase sur le drame qui se joue à l’image. J’ai travaillé avec l’équipe de The Mandalorian pour perfectionner cet outil, afin que des brillants artistes comme Matt Reeves, Denis Villeneuve ou Kathryn Bigelow puissent l’utiliser dans la création de leurs chefs-d’œuvre. C’est en cela que j’approche cette technologie comme n’importe quel autre aspect de mon travail.

    – Propos recueillis par Laurent DUROCHE
    – Merci à Carole CHOMAND

    SOURCE: Mad movies

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    @Psyckofox

    Absolument d’accord avec toi, le premier était bof bof, le deuxième une tuerie et le troisième un cran en dessous.

    Je l’ai vite oublié cette trilogie mis à part le 2ème opus pour les mêmes raisons que toi.

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    Les adolescentes délurées de Mate-me por favor, le premier long-métrage d’Anita Rocha da Silveira, ont laissé place à de jeunes mères et pères la morale dans Medusa, drôle d’objet pop et arty rescapé in extremis des bouleversements ayant frappé le Brésil ces dernières années. Sa réalisatrice revient sur sa confection.

    Comment le cinéma brésilien se relève-t-il de la crise sanitaire et des assauts de Jair Bolsonaro contre le monde de la culture depuis son élection en 2018 ?

    Le mélange des deux a rendu les choses très compliquées. Bolsonaro a pris l’habitude de stigmatiser le monde de la culture, d’affirmer que ses artisans n’ont pas de vrai travail, et une part importante de la société souscrit à cette vision. Sa première action en ce sens a été sournoise : il ne s’est pas attaqué aux systèmes d’aides à la création, mais il a bloqué les fonds. Et juste après, le COVID a frappé le Brésil de façon particulièrement brutale.

    Heureusement, on avait sécurisé le budget et on a pu tourner Medusa fin 2019. Si on avait attendu quelques mois, ça n’aurait pas été possible. La plupart des productions brésiliennes qui arrivent à se tourner en ce moment sont dotées de petits budgets, et respecter les mesures sanitaires, ne serait-ce que les tests quotidiens, est quasiment impossible.

    Avez-vous ressenti un impact sur la liberté d’expression ?

    Pas vraiment. Le film Marighella a braqué le gouvernement de Bolsonaro, d’une part parce que ce nom est très connoté politiquement, et parce que
    Wagner Moura et d’autres superstars brésiliennes y ont participé. Pour ce qui est de Medusa, même si le film a tourné dans des festivals internationaux, son titre, son synopsis ou son amplitude ne le positionnent pas sur les radars de l’extrême droite, ces personnes ne se doutent pas que ce film existe. Ils ne vont pas au cinéma, encore moins pour aller voir des films brésiliens, ça ne les intéresse pas.

    Comment se prépare la sortie du film au Brésil ?

    Peu de villes brésiliennes comptent encore des cinémas, et la pandémie s’est chargée de fermer bon nombre de salles survivantes. On est désormais dans un marché où quand le dernier Spider-Man sort, il occupe quelque chose comme 85 % du parc.

    Un film comme Medusa ne vise pas tant une sortie en salles que la VOD. L’un des partenaires financiers du film est une chaine du câble brésilienne, donc ce qui va sûrement se passer, c’est qu’il y aura une sortie cinéma puis une diffusion VOD un mois plus tard. Quand Mate-me por favor est sorti en VOD, j’ai reçu beaucoup de messages d’adolescents, de jeunes adultes, en provenance de villes sans cinémas, et ils étaient ravis d’avoir pu voir le film.

    Mate-me por favour et Medusa ont anticipé avec beaucoup d’acuité la situation de la société brésilienne

    On a vu les choses arriver depuis plusieurs années, depuis 2013, quand les manifestations d’extrême droite ont commencé à se multiplier. Depuis que je suis adolescente, j’ai observé l’expansion de l’église évangéliste à Rio de Janeiro, sous toutes ses formes. Dans Medusa, je ne voulais pas stigmatiser l’Église en elle-même ou la foi, mais des groupes spécifiques, qui se servent des écritures dans un sens précis.

    Dans ce microcosme ou celui de Mate-me por favor, vous avez une façon bien particulière d’observer le fonctionnement du groupe.

    Je suis fascinée par ces dynamiques, comment on peut changer de personnalité dans ce contexte. C’est quelque chose que j’ai beaucoup observé dans mon adolescence, et dans Medusa, c’est particulièrement patent. Comment on contrôle les autres, soi-même. Les garçons du film s’inspirent d’un authentique groupe militaire évangéliste brésilien, pour qui il est très important d’être vu, de rester connecté ensemble - ils n’ont pas besoin des filles, ils sont très bien entre eux, mais il faut bien qu’ils se marient et qu’ils fassent des enfants.

    Spoiler

    Et c’est dans ce cadre que Medusa s’achève sur une note cathartique, qui va à l’encontre d’un fatalisme qui traverse actuellement le cinéma d’auteur mondial.

    Ce n’est pas la première fin que j’ai écrite. Avant l’élection de Bolsonaro, le Brésil a été secoué par la procédure de destitution de Dilma Rousseff, qui m’avait inspiré une fin plus triste. Mais la suite des événements m’a poussée vers cette résolution, qui est ma version d’un happy end. Et ça vient aussi des représentations picturales de la figure mythologique de la Méduse, en train de hurler non pas de douleur, mais de colère. Il fallait que ces filles restent unies à ce moment, qu’elles ne se replient pas vers les hommes ou vers l’Église, qu’il y ait une sororité et avec elle, la chance de pouvoir recommencer à Zéro. ||

    Dans quelles conditions avez-vous tourné ?

    Le budget était vraiment serré, on a tourné en 28 jours. Il fallait faire vite, on ne pouvait pas se permettre de commettre des erreurs. On a préparé le cast pendant trois mois, en multipliant les répétitions, on a planifié tout le découpage avec le premier assistant et le directeur de la photographie. On tournait parfois jusqu’à sept scènes par jour.

    Votre film et d’autres productions brésiliennes tournant dans les festivals internationaux donnent un sentiment de vitalité et de résistance aux politiques en vigueur dans le pays. Diriez vous que le cinéma brésilien est suffisamment soutenu à l’international?

    Plus ou moins. En fait, je ne constate pas véritablement d’évolution à proprement parler depuis l’élection de Bolsonaro. Les mêmes programmateurs soutiennent cette cinématographie, et gardent surtout les mêmes attentes envers le cinéma d’Amérique latine en général: il faut que les films traitent de certains thèmes sociaux, qu’il y ait un certain type de narration, une approche naturaliste ou réaliste. Et les œuvres qui sortent de ces schémas sont laissées de côté. Il y a beaucoup de films de genre produits au Brésil aujourd’hui, qui ne rentrent pas forcément dans ces cases mais méritent l’attention. J’espère que ces nouvelles propositions seront bientôt prises en considération.!

    – Propos recueillis par François CAU

    Source: Mad Movies

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    Même pour ses fans les plus ardents, reconstruire l’énigme Sono Sion à travers ses oeuvres s’avérait mission quasi impossible. Le livre de Constant Voisin paru chez Rouge Profond, Sono Sion et l’exercice du chaos, réussit l’exploit de répondre à toutes les questions posées par la filmographie la plus génialement branque de ce siècle, et sans doute du précédent.

    Ces dernières années, tu es devenu un proche de Sono Sion, tu as collaboré à certains de ses films récents… Cette proximité a-t-elle changé ton rapport à son oeuvre ?

    C’est le moins qu’on puisse dire. Sono Sion était déjà, à la base, mon « dieu » du cinéma. J’ai découvert sa filmographie quand j’étais au lycée, en seconde. Je l’ai idéalisé comme pas possible. J’avais fantasmé énormément d’histoires sur ses films : comment ils avaient été faits, pourquoi ils étaient si différents les uns des autres…

    Je réfléchissais surtout sur la question de la forme : qu’est-ce qui avait pu le pousser, lors de certaines périodes de sa vie, à privilégier l’une ou l’autre ? Du coup, je m’étais fixé comme but de le rencontrer, pour pouvoir l’humaniser, on va dire. Ça a fini par arriver, puis j’ai connu avec lui mes premières expériences sur des plateaux de cinéma, une première pour moi.

    Tu vivais déjà au Japon à l’époque ?

    Non, j’ai rencontré Sono Sion à l’Étrange festival, il y a cinq ans. Puis je suis allé trois mois au Japon, en sa compagnie justement, et je m’y suis installé un an plus tard. J’y avais toujours songé, et le fait que Sono Sion y vive a clairement penché dans la balance.

    Comment se sont passées les premières rencontres ?

    Je l’ai attendu à la sortie d’une salle du Forum des images où il présentait French Connection, je lui ai proposé d’aller boire un café, il m’a dit qu’il avait plein de temps devant lui, on a passé deux ou trois heures à discuter au bar à l’entrée. Il m’a dit : « La prochaine fois que tu viens au Japon, envoie-moi un mail et tu pourras dormir dans mon atelier. ». C’est ce que j’ai fait, et trois jours après mon mail, il m’a dit : « OK, mais je ne serai pas à Tokyo. En revanche, tu peux rejoindre l’équipe de mon film. ». Le film en question, c’était The Virgin Psychics.

    Dans le livre, Sono Sion dit qu’il n’aime pas beaucoup ce film, mais pour toi, ç’a plutôt été une bonne expérience, non ?

    Ce que je ne savais pas encore à l’époque, c’est que sur un tournage, plus Sono Sion est attaché au film, plus il est dans un état dépressif, où il se fait bouffer par tout et n’importe quoi. Et pour les films de commande, pour oublier qu’il n’est pas aussi libre, il adopte un comportement plus serein sur le plateau. Le tournage de The Virgin Psychics, c’étaient des vacances d’été. De loin le tournage de Sono le plus amusant que j’ai pu faire jusqu’ici.

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    Antiporno, par exemple, a été tourné dans une ambiance plus sombre…

    Il y avait plus de tension, oui. C’est là que j’ai vu Sono Sion piquer ses plus grosses colères envers un producteur. Tu sentais vraiment qu’il ne voulait faire aucune concession. De leur côté, les cadres de la Nikkatsu n’ont pas vraiment apprécié qu’il torde à ce point les règles du roman porno… J’ai dû attendre un an avant de voir le film à froid, d’un point de vue extérieur. Les souvenirs du tournage étaient encore trop vifs.

    C’est l’un de ses films les moins évidents à aborder, une sorte de double négatif de I Am Keiko.

    Oui, le traitement des couleurs représente un retour aux sources. La plus grosse différence, c’est que Sono Sion ne sort pas avec l’actrice d’Antiporno. Et il n’entretient pas le même rapport avec le film.

    À ce sujet, le livre met grandement en avant l’importance de ses actrices, ses muses, ses anciennes petites amies, qui sont parfois les trois en même temps. On aurait pu penser que son mariage avec Megumi Kagurazaka allait le pousser à se poser, mais ce n’est pas vraiment le cas.

    Non, il faut dire que cette notion de « se poser » est très relative… Cet enjeu se retrouve dans Tag. Il y a forcément une part d’interprétation dans ce que j’ai pu écrire à ce propos dans le livre, mais à la fin du film, il revient vers la figure de Mitsuko, son amour perdu de l’école primaire, qui traverse son œuvre alors qu’il ne l’a jamais vraiment connue.

    Tag est peut-être le film avec lequel tu es le plus en désaccord avec Sono Sion. Toi, c’est une œuvre qui t’obsède.

    Sono Sion a un côté « éponge » qui ne ressort pas spécialement en interview, mais il fait très attention à ce qu’on dit de lui. Quand un de ses films sort, il peut passer des journées entières sur Twitter à guetter l’avis des gens. Mine de rien, ça l’affecte beaucoup quand le public n’adhère pas totalement à son travail. Au Japon, quand on adapte une œuvre, il faut que ce soit fait dans les règles, avec un maximum de fidélité.

    Dans le cas de Tag, il n’avait même pas lu le livre original, donc les fans se sont énervés, contrairement au public des festivals qui en a fait un film culte. Mais je ne pense pas qu’il s’attendait à être détesté dans son propre pays. Au fond, il a plutôt envie d’être aimé. Se détacher de ses films est un moyen de se protéger. En vérité, il aime beaucoup Tag et, pour le défendre face aux Japonais, il dit toujours : « Le problème, ce n’est pas le film, ce sont les Japonais, car les étrangers adorent. ».

    Dans le livre, les problèmes de distribution de ses films et ses coups de malchances successifs reviennent presque comme un leitmotiv…

    Oui, même si l’un de ses premiers films, Bicycle Sighs (1990), a été une réussite inattendue. Il l’a ressorti plusieurs fois, sur plusieurs années, pour avoir des rentrées d’argent qui lui ont permis de faire ses projets suivants.

    Ton livre donne un aperçu étonnant du cinéma japonais, à la fois figé dans des codes très stricts, mais dans le même temps suffisamment perméable pour qu’un trublion punk comme Sono Sion puisse s’y infiltrer.

    C’est vraiment comme ça que je vois ce cinéma. Un bon exemple de cette situation serait Katsuya Tomita. Avec très peu de budget, il fait des films un peu alternatifs, pas vraiment anarchistes mais plutôt contre l’État et les bonnes mœurs. Et mine de rien, dans la même configuration budgétaire, il n’aurait pas pu sortir ses films en France, obtenir un visa d’exploitation… Au Japon, il n’y a pas besoin de ça, n’importe qui peut s’exprimer.

    Sono Sion a un vécu tellement dingue qu’il s’emmêle un peu les pinceaux dans ses interviews… et ça se retrouve d’ailleurs dans vos entretiens.

    Oui, mais il a vraiment vécu tout ce qu’il raconte. Mon rapport à ses films a d’ailleurs beaucoup évolué à cause de ça. En les découvrant, je me suis dit qu’il avait un imaginaire de dingue, mais en fait, plus j’apprenais à le connaître, plus je me rendais compte qu’il ne faisait « que » restituer sa propre expérience.

    Est-ce ce vécu un peu particulier qui lui donne sa singularité dans le cinéma japonais ?

    Il n’y a aucun doute là-dessus. Dans les années 1960, il y avait une avant-garde japonaise assez folle, avec des meneurs comme Shûji Terayama, une figure importante du cinéma expérimental de cette époque, qui avait une troupe de théâtre et faisait des performances de rue. Sono est arrivé après tout ça. Il a commencé au milieu des années 1980, durant la bulle économique, mais le temps qu’il devienne un réalisateur plus installé, le climat s’était assombri. La société japonaise s’est beaucoup rigidifiée à cette époque. Il y a une formule qui revient plusieurs fois dans le livre : entre criminel et artiste, il n’y a pas vraiment d’autres issues.

    On peut établir un parallèle entre le cinéma de Sono Sion et celui de Kôji Wakamatsu, notamment par leur côté guérilla. Mais Sono semble être plus solitaire, il s’inscrit moins dans une dynamique collective, non ?

    C’est vrai et faux à la fois. Sono reste un animal social. Il a toujours eu des ateliers où il faisait des réunions jusqu’à pas d’heure, avec des jeunes. Il est solitaire mais pas seul pour autant. Il cultive l’esprit de la génération précédente, celui des années 1960, incarné par de gens comme Wakamatsu ou Nagisa Ôshima picolaient ensemble et faisaient des films entre potes. Il y a, de même, une famille Sono Sion, dont fait partie Tak Sakaguchi par exemple.

    Comparés aux films de Wakamatsu, les films de Sono Sion semblent tout de même moins politisés, moins révolutionnaires ?

    C’est l’époque qui a changé, on ne peut rien y faire. De toute façon, les Japonais ne veulent plus voir ce genre de films. Les mœurs ont changé. Il n’y a plus de manifestations étudiantes dans les facs, comme à l’époque de Mishima.

    Dans le livre, Sono Sion répète souvent qu’il y a eu une immense restriction des libertés au Japon depuis ses débuts au milieu des années 1980.

    Il y a un net déséquilibre entre liberté et sécurité. La balance penche plus du second côté. La jeunesse actuelle est née au moment de l’éclatement de la bulle économique et a toujours connu ce climat dépressif. Ils ne se disent pas qu’ils vivent dans une sorte d’état sécuritaire, avec énormément de règles imposées, ils ne réfléchissent pas à leur propre liberté. Ce qui explique le manque total d’engagement politique de la génération actuelle.

    Le livre révèle que les images de manifestation devant la Diète que les personnages d’Antiporno regardent à la télévision ont été filmées par Sono Sion lui-même, sur place…

    C’était une manifestation du SEALDs (Students Emergency Action for Liberal Democracy – NDR) pour la conservation de l’article 9 de la constitution japonaise, qui empêche le Japon d’avoir une armée. Mais cela aurait pu être pour n’importe quelle raison, contre le nucléaire par exemple. Sono aurait voulu être de la partie quoi qu’il arrive. Il s’est reconnu dans cette cause, mais n’importe laquelle aurait fait l’affaire. Ce qui l’a motivé, c’était de voir enfin des gens élever la voix pour leurs convictions.

    Après les événements de Fukushima, il a voulu s’engager sur le sujet en incorporant la catastrophe dans ses oeuvres. Dans ton livre, il raconte que les Japonais lui en ont voulu.

    C’est un problème récurrent, qui explique pourquoi, en 2019, il y a aussi peu de films qui traitent de Fukushima. C’est vers 2011/2012 qu’il y a eu le plus d’œuvres sur le sujet. Le tabou n’est pas vraiment levé. On essaie de ne pas en parler de façon à oublier le plus rapidement possible. Et quand on en parle, on ne fait jamais référence à un accident nucléaire. Lors de la date commémorative, le 11 mars, quelques articles sont publiés, mais on a l’impression que ça s’est passé il y a 50 ans.

    Non seulement Himizu évoque l’événement, mais en plus, il n’est pas fidèle au manga dont il est tiré, donc ça ne pouvait pas marcher. Même si c’est peut-être le film le plus connu de Sono Sion au Japon avec Cold Fish. En dehors de ses deux blockbusters, les Shinjuku Swan, évidemment.

    Suicide Club a été oublié au Japon ?

    Le film a fait parler de lui à sa sortie, mais il n’est pas passé à la postérité. Alors qu’en Occident, c’est devenu une référence à la Battle Royale, avec une image de film un peu subversif.

    Le troisième volet américain est-il toujours d’actualité ?

    Les producteurs avaient tendance à dire que le film était trop violent pour le Hollywood actuel. Sono aurait dû le faire bien avant.

    Sono Sion t’a demandé d’attendre dix ans avant de traduire ton livre au Japon, parce que certains sujets sont encore tabous. Mais même pour la France, il y a tout de même quelques trucs assez salés…

    Les éléments problématiques ne sont pas du tout les mêmes en France et au Japon. Pour un Japonais, le tabou numéro un serait de découvrir que Sono est sorti avec Hikari Mitsushima, l’actrice de Love Exposure. Le nucléaire, la drogue, ça va, mais ça, ça pourrait créer des contentieux. Ce genre de relations ne doit pas s’afficher, c’est du concubinage. S’ils étaient mariés, à la limite… Mais le fait que ce soit en plus Sono Sion – qui a sa petite réputation –, ça ne passe pas.

    Justement, quelle est sa réputation au Japon ?

    Il est plutôt connu pour être un tyran sur les tournages. Il y a cette anecdote qui revient très souvent, où il aurait balancé un cendrier sous l’emprise de la colère… Le milieu du cinéma japonais le voit un peu comme un réalisateur qui aime les femmes et qui, de fait, cherche systématiquement à sortir avec ses actrices – mais ça reste vraiment circonscrit au milieu du cinéma.

    Dans le livre, tu parles de Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud, et c’est vrai qu’il y a dans le cinéma de Sono Sion cette même sensibilité à fleur de peau…

    C’est un autre point commun avec les artistes japonais des années 1960 : ils ont tous une racine commune en la personne de Tatsuhiko Shibusawa, un romancier et traducteur japonais qui a importé au Japon Artaud, Jean Genet, Georges Bataille, Sade… Il avait Mishima comme disciple. Toute la culture alternative du Japon est partie de là, de ces artistes underground et de leur découverte de cette littérature française déviante, qui a totalement modifié leur perception du réel. Sono aussi vient de là. Ces artistes des années 1960 aimaient également beaucoup transformer les choses en farce, moquer les habitudes de leurs semblables…

    À cet égard, Tokyo Vampire Hotel est une œuvre un peu triste. On a l’impression de voir quelqu’un qui jongle avec ses obsessions adolescentes et se dit d’un coup : « À quoi bon ? ».

    Cette question, « À quoi bon ? », résume très bien Tokyo Vampire Hotel. Sono était très déprimé qu’une œuvre qui lui tenait autant à cœur n’ait pas rencontré son public au Japon. La version drama s’est retrouvée sur Amazon Prime et a fait un flop, et du coup, personne n’a voulu sortir la version film en salles. Les spectateurs aiment voir le chaos à l’écran, mais n’aiment pas quand le film lui-même est chaotique. Et Tokyo Vampire Hotel est un film à l’image de Sono. Il retranscrit son état d’esprit chaotique d’alors, l’ambiance aussi d’un tournage éprouvant de 3/4 mois, ce qui est rare pour lui… Chaque fois que j’allais sur le plateau, Sono était au plus bas, ça a beaucoup influé sur le film.

    Depuis l’année 2015, où il a signé pas moins de six réalisations, on aurait pu craindre que Sono Sion prenne un virage similaire à celui du Sud-Coréen Kim Ki-duk, qu’il se lance dans une sorte de surenchère cynique capitalisant sur ses films emblématiques…

    Cette période se termine avec Tokyo Vampire Hotel. C’est un témoignage du chaos politique à l’échelle mondiale – la crise, la montée de l’extrême droite… Ce n’est pas pour rien que dans le film, le bâtiment de la Diète est un Vampire Hotel. Le gouvernement suce le sang du peuple. C’est une représentation du ras-le-bol ambiant, et pas forcément de l’état dépressif de Sono à ce moment précis.

    Ça doit sortir. Une fois que c’est fait, il se calme pendant quelques années, puis ça revient. Ça donne des Suicide Club, des Cold Fish, des Tokyo Vampire Hotel, et je trouve ça assez sain. Le passage de Sono à Hollywood ne sera qu’une parenthèse. Là, il est plutôt dans une phase un peu « retour aux sources ». Il a envie de revenir à cette période bon enfant où il tournait en Super 8 avec ses amis, sans avoir de comptes à rendre à ses producteurs. Il veut raviver son amour pour la fabrication des films. Pour l’occasion, il a décidé de se mettre au montage, pour la première fois de sa carrière. L’année prochaine, il veut tâter de la caméra – en gros, il veut en profiter pour approcher et maîtriser tous les outils. Pour l’avoir vu monter, j’ai vraiment senti la différence.

    À travers ses films, on imagine Sono Sion à la fois très extraverti et très pudique, ce qui rend assez surprenantes les révélations du livre.

    Si son cinéma est aussi démonstratif, c’est justement parce qu’il est pudique. C’est une façon de détourner l’attention. C’est quelqu’un de très réservé, qui ne se dévoile pas dans la vie de tous les jours. On m’interroge souvent sur la nature de mes relations avec lui, et c’est dur de répondre, car ça évolue. Il a été une sorte de « père japonais », puisqu’il m’a hébergé pendant je ne sais combien de mois dans son atelier, s’est montré très prévenant à mon égard… Maintenant, nous sommes surtout devenus des amis qui s’appellent pour aller boire un coup, ou alors il m’appelle pour me demander des avis sur tel ou tel scénario… Je me sens très chanceux.

    SOURCE: MADMOVIES - 08/11/2019

    SONO SION ET L’EXERCICE DU CHAOS LE LIVRE De Constant Voisin Éditions Rouge Profond

    Il y a clairement un rapport de maître à élève entre Sono Sion et Constant Voisin (partant, les analyses des deux hommes se rejoignent souvent). Il y a surtout une relation de confiance évidente, qui donne à l’auteur l’opportunité de livrer une oeuvre somme qui solderait les comptes d’une filmographie démentielle à un instant charnière. Le livre arrive au moment idéal, à l’initiative de la personne idéale. Sono Sion s’y livre donc sur chacun de ses films, avec une franchise et une sincérité inédites.

    À la suite de ces entretiens à longueur variable, Constant Voisin plonge tête baissée dans l’analyse des longs-métrages concernés, avec une précieuse recontextualisation, dans des proportions synchrones à l’intérêt porté – aux envolées lyriques sur Tag répond un silence poli sur l’anodin Shinjuku Swan II. Comme dans un film de Sono Sion, l’auteur et son sujet s’autorisent des digressions essentielles pour la compréhension de l’ensemble, notamment sur l’expérience fondatrice au sein du collectif Tokyo GAGAGA (illustrée par de nombreux éléments iconographiques de première bourre).

    À la fin d’une lecture passionnante et harassante vient un sentiment troublant, celui d’avoir élucidé l’énigme Sono Sion. Pour définitif qu’il soit, le livre ne se termine pas sur un baby blues : il pousse au contraire à replonger dans les moindres détails de la filmographie sionesque pour en redécouvrir les merveilles cachées. Que vous soyez amateur plus ou moins illuminé ou novice intimidé par l’aura culte du cinéaste, L’Exercice du chaos s’attache à vous embringuer dans les montagnes russes de ce parcours hors normes porté par une soif d’en découdre jamais entravée par l’amertume.

    Comme dans un film de Sono Sion, les certitudes sont emportées dans un tourbillon sensoriel où musique, écriture, peinture et mise en scène deviennent des armes de poing.

    THE FOREST OF LOVE: LE LABYRINTHE DE SION

    Il y a les pervers narcissiques, armés de leurs manipulations psychologiques aux effets désastreux. Et puis il y a Futoshi Matsunaga. Un joli cœur, adepte de la séduction de ces dames, de l’extorsion de fonds, de la torture physique et mentale, puis du meurtre le plus crapuleux possible une fois le fun tari. Arrêté en 2002, il fut jugé pour sept assassinats, en a sûrement commis bien plus. Dans la transposition made in Sono Sion de ce glaçant fait divers, Matsunaga devient Murata, un chanteur de variétés au charisme sidérant. Les femmes l’adorent, se déchirent par adoration pour lui ou par dégoût d’elles-mêmes, les garçons veulent lui ressembler.

    Le nom « Murata » résonne immanquablement aux oreilles des fans de Sono Sion, et pour cause : c’était déjà le patronyme du terrifiant tueur nihiliste interprété par Denden dans Cold Fish, lui aussi inspiré d’authentiques meurtres en série survenus au Japon. On retrouve d’ailleurs Denden dans The Forest of Love, cette fois dans un rôle de victime, et c’est loin d’être le seul écho tordu à la filmographie de Sono Sion.

    Des écolières tentées par le suicide, des références littéraires et un découpage en chapitres, une durée conséquente qui lorgne du côté des plus magnum de ses opus… Néanmoins, The Forest of Love ne se contente pas de jouer les plus grands hits de son auteur. Ce dernier macère ses obsessions dans un hurlement désaxé qui aurait fait la fierté tonitruante d’Antonin Artaud.

    Le grotesque s’épanche avec une énergie mieux canalisée et plus adaptée à l’image haute définition que dans Tokyo Vampire Hotel, le pessimisme rampant dialogue frénétiquement avec ce culte de l’amour fou que Sono Sion n’a décidément pas fini d’explorer. The Forest of Love rejoint illico les rangs des grands films de son auteur à la grâce de son allant baroque, vachard, fascinant et sale. Très sale.

    SONO SION EN 5 FILMS THE ROOM (1993)

    La renommée internationale de Sono Sion s’est cristallisée autour de Suicide Club (2001) et de sa scène d’intro pandémoniaque. Suicide Club mène à Noriko’s Dinner Table, Strange Circus, la trilogie de la haine, puis c’est l’engrenage de l’addiction.

    Il est assez régulièrement oublié qu’en 2001, Sono Sion a déjà 17 années d’expérience derrière la caméra ; les longs et courts-métrages de cette prolifique période se trouvent dans un rare coffret import DVD japonais nommé « Before Suicide ». À la croisée décisive de cette première partie de sa carrière, se trouve The Room, et son jeu ambigu avec la temporalité, son rythme contemplatif sur lit d’images noir et blanc sublimes, ses motifs qui n’auront de cesse de revenir dans les décennies suivantes.

    I AM KEIKO (1997)

    Tout aussi fondamentale, cette autre digression sur le temps, à la durée d’une heure, une minute, une seconde, comme le rôle-titre le répète souvent entre deux inserts déroutants. Pour la première fois, Sono Sion s’abandonne totalement à une muse, la comédienne Keiko Suzuki, seule à l’écran, dans des plans à la composition picturale hypnotique.

    Pour la première fois, il succombe aux charmes d’une narration en voix off, aux dialogues dont la poésie finit par éclater dans une grâce infinie. Sono Sion prend enfin conscience qu’il doit filmer des femmes. Et pour la première fois, en dépit de toute l’affection légitime que l’on peut avoir pour The Room ou Bicycle Sighs (1990), il accouche d’un authentique chef-d’œuvre.

    NORIKO’S DINNER TABLE (2005)

    Autre chef-d’oeuvre indiscutable, inaliénable, indémodable en dépit de sa patine numérique un peu dégueu. Sono Sion se lance dans des épopées cinématographiques ambitieuses malgré elles, par delà le dénuement de la production, les contraintes aliénantes d’un tournage serré.

    Cette fausse préquelle/séquelle de Suicide Club adresse un coucou assez bourrin au film précédent, puis trace sa propre route narrative. D’une anecdote pas encore entrée dans le domaine du fait divers – des particuliers engageant des comédiens pour interpréter des membres de leur famille lors de dîners ou autres occasions –, Sono Sion tire le film choral absolu, après lequel aucun autre film choral ne pourra être tourné avant trois bonnes années.

    LOVE EXPOSURE (2008)

    Voici donc le film choral terminal, le feuilleton monstre qui chope instantanément par le col et gagne en intérêt, en profondeur et en audace à chaque épisode. La prudence conseillerait de ne pas recommander un film de quatre heures pour débuter son initiation à Sono Sion, mais que la prudence aille bien se faire foutre.

    Love Exposure reste à ce jour le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre du cinéaste, sa Sagrada Familia, son Boléro. L’histoire transcende une nouvelle fois des anecdotes tirées du vécu de l’auteur, lequel infuse son récit d’une vigueur cinématographique grandiloquente, d’une sensibilité à fleur de peau à même de déplacer des montagnes. Love Exposure forme la « trilogie de la haine » avec Cold Fish et Guilty of Romance, deux films plus monstrueux l’un que l’autre.

    ANTIPORNO (2016)

    Constant Voisin confesse et analyse goulûment son obsession pour Tag (2015) dans son ouvrage, et il a bien raison, c’est un film absolument fou, mais la tentation est plus forte de revenir sur ce piratage expérimental hardcore d’une commande de la Nikkatsu.

    Le studio souhaitait lancer une collection estampillée prestige en demandant à quelques réalisateurs de renom de ressusciter le genre roman porno, cahier des charges et flopée de règles à respecter à l’appui. Comme le titre de son opus le laisse deviner, Sono Sion s’acquitte de la tâche avec la plus grande des mauvaises fois.

    Antiporno est un manifeste, un pamphlet bien énervé contre la marche du monde en général et une société japonaise amorphe en particulier. Son film le plus ouvertement sexuel, et le moins érotique.

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    Auteur du pétaradant Versus, l’ultime guerrier, du délirant Godzilla: Final Wars et du cauchemardesque Midnight Meat Train d’après Clive Barker, Ryûhei Kitamura s’est construit en 20 ans une carrière terriblement atypique, ponctuée de délires expérimentaux en tout genre. Le cinéaste retrace ce parcours hors-norme, de ses débuts DIY nippons aux plateaux hollywoodiens plus ou moins argentés.

    Vous avez été révélé par Versus, l’ultime guerrier, un film 100 % indépendant mélangeant de façon expérimentale action et horreur.

    Effectivement Versus n’est pas un film d’horreur basique. Au début des années 2000, il a été projeté au festival de Yubari, qui est l’une des plus grosses manifestations cinématographiques du Japon. On n’avait même pas de distributeur ! L’un des membres du jury était Mataichirô Yamamoto, le seul producteur nippon à avoir travaillé avec George Lucas. Ils ont fait ensemble un excellent film intitulé Mishima – une vie en quatre chapitres en 1985 (réalisé par Paul Schrader – NDLR), puis en 1992, il a collaboré avec Francis Ford Coppola pour produire Wind de Carroll Ballard.

    C’était une légende vivante, et il est venu voir Versus ! Je l’ai rencontré après la projection, et on a discuté dans un tout petit bar jusqu’à trois heures du matin. Il a pointé du doigt une chose que personne d’autre n’avait remarquée. Tout le monde me parlait de l’action, des zombies, des samouraïs, etc. Oui, tout ça m’amusait aussi, mais Yamamoto s’est concentré sur autre chose. Pendant le Q&A, j’avais expliqué le financement complètement fou du film : mon enveloppe de départ de 15.000 dollars s’était épuisée en dix jours, et j’avais dû emprunter de l’argent supplémentaire à tous mes amis et mes proches. Yamamoto m’a dit :

    «Tu n’as jamais abandonné, alors qu’il n’y avait aucun producteur, aucun sponsor, aucun distributeur. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est ton obstination à tourner la plupart de tes plans en Dolly ! Quand on est un amateur avec zéro budget, on opte pour la caméra portée. C’est beaucoup plus facile, mais tu as pris la peine d’installer des rails de travelling dans la jungle ou sur une colline ! »

    J’étais tellement content d’entendre ça. Quelqu’un avait enfin remarqué ! Je l’ai remercié de tout mon coeur et lui ai dit :

    «Je voulais faire un putain de film, pour un gigantesque écran de cinéma ! Et ce n’est pas parce qu’on n’a pas d’argent qu’on doit avoir l’air fauché ! »

    Je le pense toujours. Le public se fout totalement du budget. Il paie le même prix, donc on doit lui en donner pour son argent. En entendant ça, Mataichirô a répondu :

    «Je veux que tu fasses mon prochain film.»

    Et c’était Azumi !

    Après Azumi, vous avez tourné Godzilla: Final Wars, en rupture totale avec les épisodes un peu obsolètes de l’époque.

    Godzilla: Final Wars est un peu arrivé de nulle part. Yamamoto avait dû se battre pour que j’obtienne le job sur Azumi, car je n’étais personne ! Versus n’était même pas encore sorti, donc tout le monde lui demandait :

    « Qui est ce type ? Tu veux lui confier notre plus gros budget de l’année ? Tu es devenu cinglé ? ».

    Je lui dois vraiment beaucoup, et au final je reste très fier d’Azumi. Quand on fait un film, il y a un million de choses qui peuvent vous mettre dans une merde noire, un million de raisons de se planter, et j’ai toujours tendance à chercher l’ennemi qui se cache à l’intérieur. S’agit-il d’un producteur, d’un technicien ? Il y a toujours quelqu’un pour essayer de vous mettre des bâtons dans les roues. Mais quand le film sort enfin en salles, il est ce qu’il est et il faut l’assumer comme tel. Il faut vivre avec jusqu’à la fin de ses jours.

    Heureusement, je n’ai jamais eu honte d’aucun de mes films. Azumi a été mon premier long-métrage professionnel, et il m’a permis de rendre hommage à l’univers d’un manga que j’adore. C’était une adaptation, contrairement à Versus qui était mon bébé à 100 %. Adapter l’œuvre d’un autre est un processus très difficile. C’est une responsabilité plus grande, car il y a une histoire et un vécu derrière tout ça. J’ai donc mis toute mon énergie dans Azumi, et ça m’a fait passer au niveau supérieur.

    Le jour de la première, j’ai rencontré le big boss de la Toho, Yoshishige Shimatani. Nous avons pris un café à Tokyo et il m’a dit :

    « J’aime beaucoup ce que vous avez fait. Nous avions beaucoup de doutes à votre égard, mais vous nous avez convaincus. Toho veut que vous fassiez le prochain Godzilla. ».

    Je l’ai remercié de tout mon cœur ! Ils m’ont appelé quelques jours plus tard, et j’ai rencontré le producteur Shôgo Tomiyama. Il m’a demandé :

    « Voulez-vous entrer dans le ring et vous battre avec Godzilla ? »

    J’ai essayé d’être respectueux et honnête à la fois. Je lui ai répondu :

    « J’adore Godzilla, évidemment, pour un réalisateur japonais, c’est un grand honneur. Et en plus, ce film marquera le cinquantième anniversaire de la saga, et vous me dites qu’il n’y aura pas de nouvel épisode avant un moment ! Donc oui, je suis un grand fan de Godzilla, mais je dois avouer que je n’aime pas les films qui sont sortis après le nouveau millénaire. ».

    Et c’est vrai : visuellement, je n’aime pas ce qu’ils ont fait. Les effets visuels avec les costumes de monstres et les miniatures fonctionnaient il y a quelques décennies, mais les temps ont changé. Independence Day avait ringardisé les vieilles techniques, et on ne pouvait plus tourner des scènes de destruction massive comme dans les années 50 ! Et il ne fallait pas non plus sur-éclairer chaque parcelle du plateau, sinon le spectateur devient conscient plan après plan qu’il est face à des miniatures et des types en costume !

    À l’époque, Godzilla était en train de perdre son influence au Japon. Ils produisaient un nouveau film presque chaque année, mais le département animation de la Toho était le seul à rapporter de l’argent. Ils faisaient souvent des projections de type « double feature », en combinant le dernier Godzilla avec un animé pour les gosses. Les gens venaient pour l’animé, et partaient au début de Godzilla ! J’ai donc dit à Tomiyama :

    « Franchement, Godzilla n’est pas une face B. Godzilla est le roi ! ».

    Il m’a alors répondu qu’ils étaient bien conscients du problème, et c’était d’ailleurs pour cette raison qu’ils voulaient faire une pause avec la franchise. Ils m’ont engagé, Il y a une scène très drôle où Godzilla annihile Zilla, la version de Roland Emmerich.

    Tomiyama avait déjà un concept assez brut de Final Wars quand je suis arrivé : il voulait réanimer quelques monstres célèbres de la saga. Un jour, pendant l’écriture du script, on a amené toutes ces figurines de kaijus dans les bureaux de la Toho et on les a posées sur la table. On a choisi nos protagonistes comme ça ; je voulais en inclure le plus possible, mais on ne pouvait pas avoir tout le monde. À un moment, Tomiyama s’est tourné vers moi et m’a dit :

    « Tu sais, on a même les droits du Godzilla hollywoodien ! »

    « Quoi ? OK, on va inclure un combat entre lui et Godzilla, et le nôtre va défoncer la gueule de l’Américain ! Il faut absolument faire ça ! ».

    Je voulais tourner une séquence beaucoup plus longue, mais on n’avait plus assez de budget. Je reste très content de cette scène. Elle a d’ailleurs été filmée à Sydney en Australie, où j’ai fait mes études de cinéma. C’était sympa de retourner là-bas : c’est presque mon second chez-moi.

    Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans l’adaptation de Midnight Meat Train ?

    Avec Versus et Azumi, je suis devenu du jour au lendemain une sorte de vedette, et ça m’a donné des ailes. J’ai tourné Aragami, Sky High, je me suis éclaté comme un dingue. Mais après avoir travaillé pendant plus d’un an sur Godzilla, je me suis dit que j’avais besoin de m’éloigner de la production japonaise pendant un temps.

    Mes proches m’ont dit que j’étais devenu fou. Après tout, je venais d’enchaîner trois cartons au box-office local. On m’a dit :

    « Tu veux abandonner ça et aller à Hollywood, où personne ne te connaît ? »

    Mais j’ai toujours vécu ma vie ainsi. Donc, après Final Wars, j’ai pris six mois de vacances, et j’ai engagé un agent aux États-Unis. C’est comme ça que ça se passe là-bas, on doit être représenté soit par un manager, soit par un agent. Cette personne vous envoie un script et si vous l’appréciez, vous le lui faites savoir. Vous êtes alors propulsé dans une sorte de compétition infernale : un producteur sélectionne en général une vingtaine de réalisateurs potentiels, via les agents, et vous devez pitcher ce que vous voulez faire avec leur film. La route est très longue. On commence à vingt, puis on passe à cinq, puis à trois, et ensuite à un. Je vivais encore au Japon quand mon agent m’a parlé d’un projet.

    Il m’a envoyé le scénario, et ça s’appelait Fast and Furious 3. Il insistait vraiment pour que je le fasse, car c’était un très gros budget. Et comme ça allait se tourner au Japon, j’étais le candidat idéal ! J’ai passé quelques entretiens avec les exécutifs, et je leur ai envoyé toute une liste de notes pour modifier le script. Je suis quelqu’un de très direct, et je leur ai dit que ça ne me gênait pas forcément qu’un film américain puisse offrir une vision un peu caricaturale du Japon. En revanche, je ne pouvais pas faire ça moi-même ! Le scénario ne semblait pas du tout se dérouler au Japon, et je ne voulais pas manquer de respect à mon propre pays. Je leur ai donc suggéré plein de changements et j’ai même travaillé sur quelques story-boards, notamment pour la séquence finale. Je pensais avoir obtenu le job, mais il faut savoir qu’à Hollywood, il y a toujours plusieurs chevaux. Le studio a son réalisateur préféré, le producteur a le sien. Parfois, la star a son réalisateur préféré ! Tout cela est très politique. Au bout du compte, quelqu’un a tranché, et pas en ma faveur. Ils ont dit :

    « On a un script prêt à tourner, l’argent est à la banque, pourquoi devrions nous écouter les idées de ce metteur en scène ? »

    Mon agent a été très déçu, mais je lui ai dit :

    « Franchement, il doit bien y avoir quelque chose qui me corresponde davantage ! »

    Et juste après, j’ai décidé de quitter cette agence. Ce n’était pas la bonne adresse pour moi : ils m’avaient fait tourner en rond pendant un an, pour rien. Or à Hollywood, on ne quitte pas son agence comme ça ! Ça ne se fait pas. C’était sans doute une mauvaise décision, mais tant pis. Et entre nous, personne n’imaginait que Fast and Furious allait devenir un phénomène mondial quelques années plus tard. Si j’avais su, j’aurais accepté le job sans négocier ! J’aurais dit :

    « Oui bien sûr ! Aucune note ! Je filme ce script tel quel ! »

    Au lieu de ça, je me suis retrouvé tout seul. Une amie américaine m’a engueulé :

    « Tu es barge ? Qui va t’envoyer des scripts ? Qui va organiser les rencontres ? »

    Je lui ai dit que je trouverais un moyen… et c’est ce qui s’est produit quelques semaines plus tard. Je devais me rendre au Comic-Con de San Diego pour présenter une projection d’Azumi. Là-bas, je rencontre un gars qui est fan de mon travail. Il se présente en me disant qu’il est l’un des producteurs de la série Afro Samurai. Wow ! Génial ! Il me dit qu’il veut me présenter au créateur de la série Takashi Okazaki. Il poursuit :

    « Vous savez, Samuel L. Jackson ne devrait pas tarder à arriver, ce serait super que vous puissiez le rencontrer. »

    Il passe un coup de fil à la manageuse de Jackson, qui lui demande de lui répéter mon nom. Elle dit :

    « Très bien, je vais en parler à Sam »,

    et elle raccroche. Mais quelques secondes plus tard, elle rappelle :

    « Est-ce bien le réalisateur de Versus, Azumi et Godzilla: Final Wars ? Sam arrive tout de suite ! »

    Incroyable. On nous présente et Sam me pose un million de questions.

    « Comment avez-vous fait ce plan à 360 degrés dans Azumi, comment avez-vous réalisé telle ou telle scène dans Versus ? »

    On passe une super soirée, et à la fin, Sam dit à sa manageuse :

    « Il faut que tu regardes les films de ce type. Ce week-end ! »

    Elle l’a fait et m’a appelé le lundi matin. En fait, elle représentait la société Anonymous Content, qui m’a ouvert ses portes. J’ai signé avec eux et je suis rentré à la maison. Deux mois plus tard, je suis retourné à Los Angeles, et pas du tout pour des raisons professionnelles. Je suis un grand fan de rock, en particulier du groupe Asia. Ils ont organisé une tournée pour la première fois en 23 ans, et j’ai décidé de les suivre le long de la côte californienne pour assister à tous leurs concerts ! Un jour, j’ai appelé ma nouvelle manageuse et je lui ai dit que je suivais Asia jusqu’à dimanche. En gros, je lui ai donné du lundi au vendredi pour m’organiser des rendez-vous ; le samedi, j’ai réservé une place dans un parc d’attractions, et j’ai booké mon avion pour le soir. Le lundi matin, elle a réussi à me caler un premier rendez-vous chez Lakeshore, où j’ai été reçu par le producteur Gary Lucchesi. On a parlé de pas mal de choses, pas d’un projet en particulier, et à la fin il m’a dit :

    « Je crois que j’ai quelque chose pour vous. ».

    Là, il me tend un script et je lis le titre « Midnight Meat Train ». Je lui rends aussitôt en disant :

    « Il s’agit bien de la nouvelle de Clive Barker, tirée des Livres de sang ? Je ne veux même pas lire ça. Je ne peux pas croire que vous ayez un scénario digne de ce monument. C’est un classique, c’est l’Arche, ce n’est même pas la peine d’essayer, vous allez tout dégueulasser, et ensuite vous ferez des remakes, des suites… Je ne veux pas le faire, et je ne veux pas que vous le fassiez. ».

    Il a explosé de rire :

    « Vous savez quoi, on développe ça avec l’équipe de Clive, on est très proches, donc prenez le quand même, lisez le à l’hôtel, et revenez mercredi. Si ça ne vous plaît pas, on trouvera autre chose. ».

    Je l’ai lu le soir même… et effectivement, il y avait du potentiel. Certaines choses ne fonctionnaient pas, mais on pouvait les améliorer. Adaptée littéralement, la nouvelle aurait donné un court-métrage de 20 minutes, et le scénariste Jeff Buhler avait réussi à étirer l’histoire jusqu’à 90 minutes de façon convaincante. Je suis donc retourné voir Gary le mercredi, et je lui ai dit qu’il y avait peut-être quelque chose. Lakeshore était alors une compagnie en pleine ascension. Ils venaient de remporter l’Oscar du Meilleur Film avec Million Dollar Baby et avaient fait fortune avec Underworld.

    J’ai dit que j’étais partant, et Gary m’a invité à revenir deux jours plus tard. Me voici donc de retour le vendredi, et là je dois rencontrer Tom Rosenberg, le grand patron. C’est l’archétype du boss de studio hollywoodien : il a l’air cool et riche. C’est le type qui n’a jamais perdu depuis sa naissance. Tom ne m’a même pas adressé un sourire. Il m’a regardé en silence et Gary, assis à ses côtés, m’a lancé :

    « Peux-tu lui expliquer ce que tu veux faire avec le film ? »

    J’étais un peu vexé par l’attitude de Tom, un peu agacé aussi, donc j’ai répondu froidement :

    « La raison pour laquelle je suis devant vous, c’est que je suis très bon, surtout dans l’horreur, l’action et l’inventivité visuelle. Mais faire juste de l’action et juste de l’horreur ne m’intéresse plus. Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les personnages. Ce que j’aime vraiment dans ce script, c’est ce jeune photographe qui veut devenir quelqu’un à tout prix. Ça, c’était moi il y a dix ans. Je n’étais personne, je n’avais pas d’argent, et je disais à tout le monde qu’un jour, je réaliserais des films à Hollywood. Si un gros producteur comme vous m’avait demandé il y a dix ans de tuer un connard et d’enterrer son corps dans le désert en échange d’un poste de réalisateur, je l’aurais fait ! Je comprends ce personnage, et donc je peux faire en sorte que sa trajectoire dramatique fonctionne. »

    Je n’ai rien dit d’autre. Les pitchs à Hollywood, c’est tout une histoire, il y a beaucoup de baratin. Il faut parfois tourner un teaser, montrer des artworks… Moi, je n’avais rien à montrer. Je leur ai dit :

    « Merci pour votre temps, au revoir »,

    et je suis parti. J’étais encore en colère quand j’ai atteint ma voiture. Pourquoi ce type ne m’avait-il pas souri ? J’allais quitter le parking quand ma manageuse m’a appelé :

    « Tu as le job, fais demi-tour. Je n’ai jamais vu un client de passage à Los Angeles pour voir un concert et qui soit reparti avec un contrat en cinq jours ! ».

    Avez-vous eu du mal à vous adapter aux contraintes de la production hollywoodienne ?

    Disons que je me suis vraiment battu pour toutes mes idées, séquence après séquence. Les producteurs n’arrêtaient pas de me dire :

    « Il faut que tu fasses davantage de coverage. Fais des gros plans, fais des plans larges, comme ça on ne sera pas surpris quand il faudra monter. »

    Mais je ne voulais pas découper mon film de cette manière. Voilà pourquoi la première séquence de meurtre est tournée en plan-séquence : au montage, je n’avais pas de plan de coupe pour modifier quoi que ce soit ! Quand j’ai commencé à travailler à Hollywood, j’ai vite compris qu’on était dans un système proche de celui de McDonald’s. Partout dans le monde, vous trouverez une qualité similaire dans tous les McDo. Ce n’est certainement pas de la cuisine cinq étoiles, mais ça se mange. Hollywood, c’est exactement ça. Leur système est formaté, et vous pousse à travailler d’une façon bien précise, en vous couvrant le plus possible.

    Et à la fin, les producteurs peuvent virer le réalisateur sans problème et monter le film comme ils l’entendent, parce qu’ils ont le choix dans les angles de prises de vues ! Je comprends le procédé. Mais sincèrement, qui a envie de connaître l’identité du putain de chef dans la cuisine d’un McDonald’s ? Je me considère comme un « Sushi Chef », et je veux proposer des recettes uniques. Il faut trouver un équilibre quand on bosse là-bas, sinon on a vraiment l’impression d’être à l’usine. Heureusement, les producteurs de Midnight Meat Train m’ont écouté et soutenu. J’ai eu une vraie liberté créative, ce qui est formidable pour une première expérience américaine.

    Bradley Cooper est aujourd’hui une star, mais il était encore relativement inconnu à l’époque de Midnight Meat Train…

    Chez Lakeshore, on m’avait installé dans un grand bureau avec plein de vitres donnant sur un open space. Là-bas, ils appellent ça un « fish tank » : il y a du verre sur 360 degrés ! Au Japon, on n’apprécie pas les lieux trop grands ou trop ouverts. On aime respecter l’espace de chacun. Aux États-Unis, tout le monde peut ouvrir votre porte et venir vous parler. Je n’aime pas ça ! Mais je dois dire qu’un jour, ça m’a quand même aidé. J’étais en train de travailler sur le script dans ce grand aquarium, et j’ai aperçu un type super beau passer dans le couloir. Je suis allé voir la réceptionniste et je lui ai demandé qui était ce putain de bel homme. Elle m’a répondu :

    « Bradley Cooper. C’est un jeune acteur et il a rendez-vous avec Gary. »

    J’ai rencontré Bradley ce jour-là. J’ai tout de suite su qu’il avait un avenir. Après quelques minutes de discussion, Gary et moi l’avons engagé pour Midnight Meat Train.

    Vous avez réalisé en 2018 l’un des segments de l’anthologie Nightmare Cinema, supervisée par Mick Garris.

    Tout est connecté dans ma vie. Quand on a fini Midnight Meat Train, on pensait que le film allait avoir droit à une sortie majeure. Mais il y a eu un scandale chez Lionsgate et la direction a changé du jour au lendemain. Le nouveau patron a tué le film. On était vraiment déprimés : l’ancien distributeur nous avait promis plus de 3000 écrans, à la meilleure période de l’année pour un film d’horreur… On a quand même décidé d’organiser une projection pour l’équipe et les amis. J’ai demandé à mon agent de réserver une belle salle et on a invité tout le monde. Et je crois que c’est Clive qui a invité Mick Garris. Samuel L. Jackson est venu lui aussi, tout le monde a adoré, et à la fin, j’ai donné un petit discours. J’ai dit :

    « Le film aura une vie, et il parlera pour lui-même. »

    On était vraiment très émus. Depuis la scène, j’ai salué tout le monde, un spectateur après l’autre. Et mon regard est finalement tombé sur Mick Garris ! Il a une chevelure très reconnaissable, un look très rock’n’roll. Quand je me suis penché vers lui, il a fait de même, en m’adressant un énorme sourire. Plus tard, je suis allé le voir et je lui ai dit que j’étais un grand fan de son travail. Il m’a répondu :

    « À partir de maintenant, vous faites partie intégrante des Masters of Horror. »

    C’était un honneur ! Nous nous sommes revus assez régulièrement. C’est l’une des rares personnes vraiment gentilles et honnêtes en activité à Hollywood. Je l’adore. À cause de magouilles hollywoodiennes, il a dû arrêter ses séries Masters of Horror et Fear Itself. Il a donc commencé à développer un long-métrage anthologique il y a dix ans, mais le budget a été très difficile à réunir. Les réalisateurs attachés au projet à l’époque n’étaient pas du tout les mêmes. C’est fou de voir à quel point il est difficile de monter un film indépendant, surtout quand on voit tous les étrons préformatés qui arrivent sur Netflix chaque semaine ! Sérieusement, qui finance cette merde ? Bref, le temps a passé, on a eu plein de faux départs, et un jour Mick m’a dit :

    « On le fait enfin, avec Joe Dante, David Slade, Alejandro Brugués et toi ! »

    Il m’a mis en contact avec une scénariste, Sandra Becerril, qui m’a envoyé quelques idées. Une en particulier était complètement folle. Ça commençait dans une ambiance très naïve, et ça partait totalement en couille à la fin ! On formait une sorte d’équipe de baseball ou de football avec les autres réalisateurs. Mick était le coach et moi, j’étais l’attaquant ! Sur Nightmare Cinema, chacun a eu droit à cinq jours de tournage et un budget identique. J’ai proposé d’ouvrir le bal. L’assistant réalisateur était le même pour tous les segments et à la fin, il m’a dit :

    « Ce n’est pas juste. Ton sketch est différent, il y a beaucoup trop d’action et de gore par rapport aux autres ! »

    Justement, c’est pour ça que Mick m’avait engagé. Je ne voulais surtout pas le décevoir ! Effectivement j’avais une énorme scène de combat, et en plus, je devais diriger des gosses et les démembrer à l’écran !

    Or, à Hollywood, il y a une régulation très stricte quand on travaille avec des enfants. Chaque tranche d’âge a le droit de travailler un certain nombre d’heures avant de reprendre les cours. Un jour, je tournais des inserts gore avec l’équipe de KNB. Je leur avais demandé de ramener tous les membres tranchés qu’ils avaient créés pour Kill Bill. Je voulais du sang partout !

    On filmait donc de vraies scènes de cauchemar, dans l’église où John Carpenter avait tourné Fog. À un moment, je suis sorti de l’église remplie de barbaque pour prendre un café, et il y avait tous ces gosses en train de suivre un cours. Sang d’un côté, école de l’autre. Du délire total !

    Votre dernier film, The Doorman, vient de sortir en VOD aux États-Unis.

    Oui, c’est un film d’action à la Piège de cristal, avec Ruby Rose dans le rôle d’une ex-marine qui doit combattre un gang mené par Jean Reno dans un grand hôtel. C’est un concept très simple et une excuse pour réaliser des scènes d’action excitantes.

    À cause de Midnight Meat Train, les producteurs hollywoodiens ont eu tendance à croire que je ne suis qu’un réalisateur d’horreur. J’ai donc voulu leur montrer autre chose. On m’a proposé The Doorman il y a cinq ans, juste après la sortie de Lupin the Third. À l’époque, c’était Katie Holmes qui devait tenir le rôle principal. On a construit les décors, mais comme souvent à Hollywood, le budget s’est effondré juste avant le tournage. Un an plus tard, le producteur est revenu vers moi en me disant qu’il relançait la machine, mais Katie Holmes n’était plus disponible, et on a dû de nouveau attendre. L’année dernière, j’ai casté Ruby Rose, et ça a débloqué la situation.

    On a filmé à Bucarest, dans une ambiance très différente des tournages habituels. Ruby a été incroyable, et j’ai eu la chance de travailler avec Jean Reno, qui est une légende au Japon. Je me suis aussi entouré de techniciens qui me suivent depuis mes débuts ; par exemple, le caméraman principal était déjà présent sur Versus, Azumi et Godzilla: Final Wars. Manque de pot, la sortie en salles de The Doorman a été annulée en raison du coronavirus… Faire du cinéma, c’est un défi sans fin.

    SOURCE: Alexandre Poncet (Mad Movies) 14/10/2020

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    INTERVIEW & PHOTO: JEREMIE MARCHETTI

    Western psyché qui aurait chuté dans un pot de peinture, odyssée femme/femme qui patauge dans la gadoue et dark fantaisie aux couleurs du crépuscule, After Blue de Bertrand Mandico (en salles le 16 février) se fraye enfin un chemin dans les salles à pas de loup. Et comme il est de coutume, nous avons voulu tout savoir ou presque sur ce qu’il y avait avant le bleu… et après.

    After Blue et Conan la Barbare (toujours en cours) ont traversé deux années très mouvementées. Tout cela a t-il pu se passer comme prévu ou as-tu rencontré quelques embûches?

    Des embûches inhérentes au cinéma, mais j’ai tourné After Blue in extremis juste avant le premier confinement. Cela correspondait à ma période de montage, on a plongé en apnée dans les images, sur une autre planète. Ça n’a pas empêché certaines péripéties humaines durant le montage.

    Comme tout le monde, j’ai mal vécu le confinement, du moins j’ai été oppressé par le contexte mortifère et l’autoritarisme qui s’est mis en place. Je m’évadais dans ma fantaisie d’anticipation: surpris de voir des liens assez forts entre ce qu’on était en train de traverser et le sous-texte de mon film (virus, écologie, repli communautaire etc.). La vague suivante, c’était durant les finitions d’After Blue et… la gestation du projet Conan la Barbare.

    Là, malgré des répétitions et la construction de décors au Théâtre des Amandiers, sa représentation théâtrale – l’acte 1 du projet, avant le film – a été finalement rendue impossible (en plein 2ᵉ confinement). Le projet s’est transformé en corpus de films. Avec toujours d’étranges échos avec «l’actualité». Je viens de finir de tourner la partie long-métrage de Conan la Barbare et je suis à nouveau en montage, pour un long moment. Donc on peut dire que j’ai eu la chance de pouvoir m’enfouir dans le travail de manière compulsive, dans des mondes fantaisistes qui rentraient étrangement en résonance avec ce que l’on vivait.

    Tu évoques le tournage de After Blue un peu comme ton Apocalypse Now…

    Les lieux de tournages étaient très complexes: on a pourtant tourné en France, en Aquitaine, mais en hiver, en extérieur, dans les endroits les plus sauvages que j’ai pu trouver à une période où la météo était vraiment déchainée. Sur des plages balayées par des fortes intempéries, des forêts avec des pluies diluviennes, dans des anciennes carrières d’ardoises tranchantes jonchées de fosses abyssales, dans des gorges englouties par les eaux; bref, là où on évite de mettre une caméra, une équipe et surtout des actrices…

    On s’appuyait sur des décors préexistants difficiles d’accès, pour y ajouter des constructions extra-terrestres. Nous étions comme sur un bateau ivre pris dans notre océan filmique. Il y a eu aussi les difficultés financières inhérentes à un film d’auteur qui a obtenu des financements de films d’auteurs, et il a fallu alors démultiplier les idées, décupler l’énergie des interprètes, des équipes techniques pour être à la hauteur de nos ambitions. Inventer un prototype onirique. La prise de risque fut énorme pour tout le monde.

    Et justement par rapport à ces restrictions, est-ce que tu as dû sacrifier un peu certaines visions d’After Blue, qu’il s’agisse de paysages ou de créatures, ou au contraire tu as choisi d’aller plus du côté de l’évocation?

    J’ai fait des arrangements avec mon imaginaire et j’ai surfé sur l’impossible. Vu que je n’aime pas recourir à de la post-production pour les effets, tout devait se matérialiser au tournage, sans gommer les fils ou autres coutures. Il a fallu faire en sorte que ça fonctionne, que la sauce prenne, que l’univers s’incarne de façon viscérale. Je me suis contraint par endroits et déployé par ailleurs. J’ai créé un dogme esthétique et ça m’a aidé à trouver la teneur et le rythme du film.

    After Blue a pris le contrôle sur nous tous, le film nous dictait sa loi, il nous a englouti. Nous étions tous sur comme une autre planète. Je suis passé par des moments de doute absolu et des états seconds étourdissants durant la fabrication, surtout la première partie, de tournage en extérieur. Le travail était intense, exigeant. Lorsque l’on est passé en studio (des entrepôts dans la campagne briviste, que l’on surnommait Ecce-citta), il a fallu reproduire et prolonger des extérieurs, les raccorder avec ce que l’on avait filmé, comme le village par exemple…

    Le jeu étant de créer un univers cohérent, exubérant, singulier et jamais parodique. Le film ne cesse de jongler entre studio et décors naturel travaillé, le tout dans la recherche d’une fluidité…

    Après Living Still Life et Ultra-Pulpe, c’est la troisième fois que tu tournes en Scope.

    Pour Living Still Life, c’était un vrai Scope anamorphique, là, c’est ce qu’on appelle le Scope du pauvre, on utilise la moitié du photogramme 35mm, deux perforations, comme le faisaient les Italiens. Format que j’avais utilisé pour Ultra-Pulpe, Extazus et ensuite pour Conan. C’est un format que j’ai appris à aimer, même s’il me donne du fil à retordre pour cadrer. Orson Welles disait que le Scope était juste bon pour filmer les serpents, il avait raison…

    Et je m’évertue à chercher la part reptilienne qui sommeille dans les personnages, les visages, les corps, j’aime les filmer qui glissent et rampent dans les décors, les voir perdre leur mue… C’est le format du sommeil, du rêve et de l’érotisme: ça oblige les acteurs et les actrices à se coucher pour être de plain-pied.

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    Il y a les renvois à Zulawski, et plus particulièrement à son film de SF Sur le globe d’argent, aux peintures de Beksiński, la nationalité des personnages de Roxy et de Kate qui est mise en avant… Est-ce qu’After Blue était pensé comme une lettre d’amour à la Pologne et à sa culture?

    Ce fut surtout le cas avec Boro in the Box, la Pologne irriguait le film. Mais pour After Blue (Paradis Sale), ça reste inconscient. J’ai bien sûr invoqué le fiévreux Sur le Globe d’argent, le cinéma de l’Est et ses visions, en poussant l’Est jusqu’au Japon… Ce qui m’intéresse, c’est la convocation d’une imagerie fantaisiste atypique. Oublier l’académisme nord américain et les lieux communs de la SF qui sclérosent l’imaginaire. Je suis allé voir ailleurs pour m’ouvrir l’esprit, chez Zulawski et Has en Pologne, Fassbinder en Allemagne, Tarkovski et Klimov en Russie, Kobayashi et Miyazaki au Japon…

    De la même façon, je trouvais primordial qu’il y ait des personnages, venus d’ailleurs, assumant leurs accents pour éviter l’idée d’une autarcie française, rance et malvenue. Rien de plus beau qu’un accent, il témoigne d’une non-appartenance, d’un déracinement. Les déracinés font avancer le monde, les enracinés l’empoisonnent. Et sur une autre planète le déracinement est absolu.

    Ce qui me fait penser à une référence pour After Blue: un film tchèque, Fin Août à l’Hôtel Ozone (Jan Schmidt, 1967)
    Il y est aussi question de femmes déracinées, errant dans un monde apocalyptique, dans la nature sauvage, sans hommes, avec une esthétique proche du western. Un très beau film en noir et blanc, malheureusement méconnu. J’avais aussi en tête deux cinéastes anglais, John Boorman et Nicolas Roeg, qui sont des cinéastes que j’affectionne tout particulièrement et qui ont chacun dans leur style abordé la fantaisie et la science-fiction de façon panthéiste et iconique.

    Pour le personnage de Kate Bush, tu es allé chercher Agata Buzek, qui a une présence très forte, très étrange, presque reptilienne. Quel a été ton cheminement pour ce personnage, qui ne ressemble justement pas du tout à la chanteuse?

    Il fallait que ce soit un personnage aussi inquiétant que fascinant, que l’on puisse basculer dans son regard, comme dans un puits, qu’on comprenne l’attraction et la terreur que l’héroïne ressent pour elle. Je voulais un type de beauté vénéneuse : mon cahier des charges c’était Bowie, Kinski, Veruschka… J’ai beaucoup cherché, j’ai vu beaucoup d’actrices intéressantes: il a même été question que ce soit Julia Lanoë/ Rebecca Warrior (qui a fait des essais extras).

    Quant à Agata, je l’avais rencontré bien avant, je l’avais vue dans des pièces de Warlikowski, je n’avais plus de nouvelles et elle est revenue vers moi au moment où il fallait que je tranche, ç’a été une évidence au moment des essais, elle a une puissance extra-terrestre. Un jeu énigmatique avec un tempo très atypique. Elle fait d’ailleurs une «Conan» assez terrifiante dans Conan la Barbare.

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    C’est un personnage qu’on sent volontairement mystérieux, assez pour provoquer ce sillage de fantasmes qu’elle laisse derrière elle…

    Elle devait impressionner durablement. Le vrai patronyme du personnage est Katharina Buschkowsky… Kate Bush est un diminutif qui résonne de façon déroutante, dans l’esprit du spectateur, un résidu de la culture pop dans un monde lointain. Le personnage est une figure qui emprunte à des personnages de la mythologie ou des contes: la Sphinge vorace parlant par énigme ou le génie cruel accordant trois souhaits à qui le délivrera de son enfermement. Kate Bush se sent porteuse d’une mission, surnaturelle, mais dans le fond, son ambition destructrice la rend terriblement humaine.

    C’est un personnage composé de nombreuses strates, tout comme le film… dans lequel sommeille un film fantôme… Elle, elle a un pied dans le monde des morts. À l’origine, il y a quelques années (plus de 17 ans), j’avais écrit un western avec tous les personnages présents dans le film, la même intrigue, la même dynamique, mais à l’opposé du point de vue de la représentation sexuelle. Il n’y avait que des hommes et une seule femme, et celui qui devait incarner le personnage de Kate Bush était Guillaume Depardieu, intense et très engagé dans le projet. Il y avait aussi Katerina Golubeva, qui était une amie. Nous avions fait des essais, je voulais lui faire jouer le rôle principal d’un homme, elle était époustouflante en garçon. Il y avait également Tina Aumont, Maurice Garrel…

    Bref, mon projet a tardé à se faire, j’ai vu quasiment toute la distribution disparaitre, toutes ces personnes que j’aimais beaucoup. Il y a donc eu le deuil d’un projet, le deuil d’acteurs inspirants. Je pensais ne jamais réaliser ce film. Puis, après Les garçons sauvages, j’ai opéré une mutation du script, la transposition du récit dans un monde de fantaisie, de SF aux allures de western au féminin. Malgré le changement de sexe de tous les personnages, je n’ai pas modifié d’un pouce leurs personnalités, c’était très important pour moi ce côté transgenre, en conservant les mots et les caractères initiaux. La nouvelle strate du film, et non la moindre, fut la présence du monde des morts dans le film. Avec tous les fantômes de l’ancien projet, je ne pouvais pas faire autre chose que construire une Chambre verte.

    Il y a un autre personnage qui impressionne dès son entrée, tellement qu’on imaginerait presque un film bien à elle: c’est Veronica Sternberg (incarnée par Vimala Pons). Elle m’évoque beaucoup Sasori et Marilu Tolo dans le Barbe-Bleue de Dmytrik…

    Les vrais modèles sont Josef Von Sternberg et surtout Leonor Fini, peintre sorcière, diva croqueuse d’hommes, toujours affublée de tenues excentriques et de chapeaux surréels. Elle vivait ses étés recluse dans un ancien monastère corse, accessible qu’en bateau. C’est vraiment elle que j’ai convoquée pour créer le personnage de Vimala. La femme Scorpion aussi pour l’austérité de la grande silhouette noire et son chapeau porté comme une vague mortelle, mais aussi les manteaux en fourrure du Grand Silence.

    La fourrure me fait penser d’ailleurs aux westerns américains dépressifs et tardifs, qui m’ont marqués, avec ses beautiful losers, comme ceux dans McCabe & Mrs. Miller, mais c’était plus une référence pour le personnage d’Elina. Veronica Sternberg tient donc aussi son nom de Josef Von Sternberg. Comme lui, elle est artiste incandescente, insupportable pour certains, ambiguë pour d’autres. Von Sternberg enfermait ses héroïnes fatales aux destins brisés dans des décors baroques. Veronica enferme sa/son muse dans son monde. Vimala a su incarner ce personnage iconoclaste avec brio et émotion.

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    Chose assez rare au cinéma, il y a deux voix-off qui se chevauchent, celle de Paula Luna et celle, toujours très marquante de Nathalie Richard, qui est une actrice qu’on a toujours entendu/vu trop peu à mon sens.

    Pour moi, c’est une héritière de Delphine Seyrig, mais Nathalie reste unique. C’est une personnalité très forte, charismatique et c’était important d’avoir cette voix hypnotique en ouverture du film. Et construire le off sur la forme de l’interrogatoire, pour casser l’archétype usuel de la voix off. Dans le film, Nathalie, c’est «la vérité»: on ne sait pas d’où elle vient. Est-ce un juge dans le monde des morts, une intelligence extra-terrestre, une autorité terrienne, ou est-ce un produit de synthèse comme HAL?…

    Dans le choix de cette voix, il y a aussi le souvenir de Max Von Sydow au début de Europa, avec cette hypnose vocale et ferroviaire… Mais l’hypnose passe aussi par la succession de visages féminins, jusqu’à celui de Paula Luna. Qui va accrocher les esprits, par son jeu, sa candeur. Je voulais une actrice capable de regarder le spectateur dans les yeux, une actrice inconnue donnant l’impression d’avoir toujours existé. Paula a une énergie de vie et une jeunesse qui emportent le récit. Là où Elina joue dans un tout autre registre, mère courage/père lâche, engageant son corps dans l’aventure, nimbant son personnage d’humour désespéré, déroutant, marchant au bord du mélodrame, comme on marche au bord d’un précipice.

    Alors que la SF va toujours plus vers une représentation de plus en plus aseptisée, After Blue revient vers une vision plus organique qui était très répandue durant la génération Métal Hurlant. Déjà au moment de Ultra-Pulpe, tu parlais de revenir vers une SF sans ordinateurs.

    Donner des visions futuristes, sans les machines qui encombrent nos esprits, nos mains, nos yeux et nos oreilles. Les machines vont sans doute devenir obsolètes, parce qu’on sera passé à d’autres formes de technologies, on aura des données effervescentes, buvables ou à inhaler. Les jeux chimiques seront directement connectés à nos organes. La communication se fera sans avoir tenu un écran entre les doigts, mais juste en battant des paupières… Ou alors, on sera dans le rejet total des technologies.

    Qui sait, mais pourquoi se contraindre à imaginer une technologie encombrante. Je voulais m’affranchir de certains éléments qui alourdissent les films et font patiner la narration dans un encombrement de données, du techno-verbiage… Et puis il y a l’envie de revenir à l’origine de la SF, ou du moins la SF moderne des années 70. Et son formalisme qui découlait du surréalisme, de l’abstraction ou du symbolisme.

    On voit l’influence des paysages de Max Ernst chez Ballard ou des peintures de Gustave Moreau chez Druillet. Toute cette génération de dessinateurs, d’écrivains, s’est nourrie de l’imaginaire des avant-gardes pour faire exploser l’univers visuel de la SF et ouvrir la porte des visions oniriques. Tout cela a fini par se codifier, dériver se rétrécir et créer une doxa. Quand on voit des films de SF aujourd’hui, il y a toujours les mêmes vaisseaux spatiaux qui passent au-dessus de la caméra avec les mêmes réacteurs…

    Il y a souvent des variations dans le design, mais on reste sur les mêmes figures imposées. J’ai voulu jouer avec la SF, en la combinant avec des influences plastiques contemporaines, le western, l’heroic fantasy, fuir au maximum certaines figures de styles, renouer avec un cinéma trip sensoriel, émotionnel, sexué, le moins «netflixé» possible.

    Tes films sont essentiellement dominés par des actrices. Est-ce que, sans doute comme tu l’avais projeté pour ton western fantôme – T’imagines-tu ne diriger que des comédiens masculins?

    Je n’ai pas fait le vœu de filmer uniquement des actrices. Mais il est vrai que je me suis toujours rêvé, non pas comme un acteur, mais comme une actrice. J’en tire une fascination très Camp, mais un Camp romantique et 1er degré, pas le Camp de l’ironie grotesque. Ce qui me touche chez les actrices: c’est cette idée qu’il est inscrit dans leur ADN artistique, que tout sera toujours plus difficile pour elles que pour les hommes et que leur carrière sera peut-être plus éphémère, car les rôles intéressants proposés aux actrices murissantes se réduisent comme une peau de chagrin.

    Donc, il y a ce plaisir, pour moi, de leur offrir des rôles atypiques, autres, de jouer avec leur image, leur tragédie et autodérision, les transformer de film en film… Mais je ne veux pas faire de généralités, et il y a plein d’acteurs qui me touchent, que je considère d’ailleurs comme de grandes actrices !

    La BO des Garçons Sauvages avait quelque chose de vaporeux, magique et menaçant. Pour Ultra-Pulpe, on était un peu dans l’explosion mélancolique. Mais ici, il y a un sens de l’épique et du grandiose qui détonne totalement. Quelles étaient tes indications à ton compositeur Pierre Desprats?

    Chaque film est un prototype et l’idée avec Pierre était d’aller vers une musique qui pouvait supporter une fresque épique et ésotérique. Donner corps à la planète, au monde des morts, au désarroi des personnages, à leurs pulsions, magnifier les rencontres. On passe avec Pierre par des étapes contradictoires lorsque l’on travaille ensemble, il y a des fausses pistes, des recherches multiples, avant de s’accorder sur le style musical. Je vois la musique comme de l’eau, une rivière qui vient couler sur les roches que sont les plans et qui emporte le spectateur.

    Je donne à Pierre bien sûr des références musicales: musique de films, westerns, morceaux classiques et tubes pop. Ou des indications rythmiques pour certaines séquences: Boléro, montée des chœurs, percussions, le souvenir d’une intro sur un morceau italien… Je démonte sa musique au montage son et Pierre reprise ensuite, réorchestre le tout.

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    Tu joues pas mal avec la pilosité de tes personnages féminins, qui se rasent le cou comme on se taille la barbe. Il y avait une volonté de se moquer un peu du côté très hygiénique des films de sf ou de post-nuke? Des diktats actuels aussi?

    Le poil était très présent dans les western italiens, on peut même dire que le poil et la dilatation des séquences de duel, ont marqué la rupture formelle entre le western européen et le western made in USA. Je voulais que les personnages aient une pilosité extra-terrestre sur After Blue. J’ai eu l’idée de poils qui pousseraient à l’intérieur du corps des hommes (provocant leur mort) et ne pousseraient que dans le cou, ou de façon outrancière sur un bras, une épaule chez les femmes sans pouvoir y remédier.

    Il n’y a que les «porteuses d’ovaires» qui survivent sur cette planète aux règles arbitraires et injustes. J’ai commencé à réfléchir à une esthétique du poil inédite, presque comme un bijou, une ornementation… Les parures de poils viennent se perdre dans les fourrures que portent les personnages. L’alternance de glabre et d’îlots de poils est toujours très troublant, comme un jardin à l’anglaise. Je trouve le poil, beau, progressiste, vecteur de possibilités esthétiques et libertaires, tout autant notre part animale que végétale. Il irise la lumière alors que la peau boit la lumière. Et le corps doit pouvoir se montrer et être goûté, assumé dans tous ses états. Ce qui importe pour moi, c’est de casser les conventions esthétiques et les diktats du genre.

    SOURCE: Chaos Reign.fr

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    @Violence a dit dans [ARCHIVE WS][INTERVIEW ÉCRITE] Membre expérimenté de la scène Warez Underground :

    @Gerard a dit dans [ARCHIVE WS][INTERVIEW ÉCRITE] Membre expérimenté de la scène Warez Underground :

    Ça date de quand tout ça ?

    C’est noté au début du post 😉

    Oups sorry merci.

    Si en effet ça devait être la fin du monde. Les Mayas l’avaient prédit.
    Pas étonnant qu’ils soient éteint en fait … 😂