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    Un film en train de se faire : c’est ainsi que Climax est décrit par son auteur, qui insiste sur la part croissante d’improvisation et de travail collectif qui entre dans sa méthode.

    Quelle a été la genèse de Climax , que la rumeur a d’abord annoncé comme un documentaire sur la danse ?

    Au départ, je pensais que ce serait davantage un docu-fiction, un film peut-être plus godardien, plus libre, avec des changements de style permanents. Car nous avions très peu de temps de tournage, et en outre, je savais que nous allions énormément improviser. Mais finalement, je me suis laissé prendre par la narration elle-même.

    Pourtant, même si j’adore voir les gens danser en boîte de nuit – quand ils dansent bien –, je ne suis pas du tout porté sur la comédie musicale. Bon, quand je vais dans un restaurant indien du 10e arrondissement, je reste souvent scotché sur les extraits de film qui passent toujours sur les écrans, tellement les mouvements sont inhabituels pour un Occidental. Mais par exemple, je trouve que la danse contemporaine est très conceptuelle, ce qui peut devenir assez chiant. Les danses de rue me parlent beaucoup plus.

    Tu connaissais déjà les styles pratiqués par tes danseurs ?

    Mal. Je connaissais un peu le krump, car on en voit dans le film Rize de David LaChapelle. Mais j’ai surtout découvert le voguing en allant dans un ballroom à Ivry. En voyant tous ces gens qui étaient en grande majorité noirs, presque tous homos ou lesbiennes, et qui hurlaient de joie et se déguisaient, je me suis dit : « Putain, cela faisait des années que je n’avais pas été dans une fête aussi joyeuse et aussi drôle que celle-là. ».

    C’était à la fois bon enfant et très transgressif. Or, je crois que pour réussir un film, il faut que tu t’amuses avec les membres de ton équipe, et aussi que tu aimes les gens que tu as devant ta caméra. J’ai donc eu envie de prendre ces artistes, et de les mélanger à des représentants d’autres écoles, comme le waacking, l’electro, le hip-hop ou la danse acrobatique. Pendant les répétitions, ils se sont observés mutuellement, et une émulation s’est ainsi créée. De fait, je n’ai jamais eu aussi peu de conflits professionnels sur un tournage.

    En plus de cette diversité de styles de danse, il y a un mélange d’orientations sexuelles qui, pour une fois, n’est pas m’as-tu-vu. Au contraire, c’est donné comme une évidence…

    Je trouve qu’en termes de liberté d’expression, la société n’a pas fait seulement qu’avancer. Par exemple, des magazines comme Hara-Kiri ne pourraient plus exister aujourd’hui. En revanche, oui, la société a avancé du côté de l’homosexualité, la bisexualité, la pansexualité, etc. Mais si Climax reflète cela, c’est parce que les acteurs ont eux-mêmes créé leur personnage. Ils ont décidé des vêtements qu’ils porteraient à l’écran, et aussi de leur nom – à l’exception d’une dont je voulais qu’elle s’appelle Psyché.

    Ainsi, quand j’ai tourné les propos face caméra qui ouvrent le film, je leur ai dit que ce n’était pas une interview d’eux, mais une interview de leur personnage. Ma seule indication, c’était que l’action se passait en 1995, et qu’ils ne pouvaient donc faire référence à un morceau de musique ou à un film sorti après. Bref, quand ils parlent de leur rapport à la danse, ils le font à la première personne. Mais pour le reste, ils ont inventé tous les détails.

    Par exemple, alors que la plupart étaient en couple dans la vie, certains ont décidé que leur personnage ne le serait pas. J’ai ainsi tourné 10 ou 15 minutes d’interview avec chacun, puis, au montage, j’ai sélectionné les phrases les plus drôles ou les plus touchantes, et celles qui correspondaient le mieux à l’histoire globale. Même chose pour les scènes d’aparté entre deux ou trois acteurs. Je leur disais : « Vous allez discuter des autres danseurs du groupe – comment vous les voyez, à qui vous voulez fracasser la tête, qui vous voulez baiser… ».

    Par exemple, quand Kiddy Smile parle de cul au jeune puceau, c’est lui qui a inventé le texte. D’ailleurs, jusqu’au milieu du tournage, je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire faire à Kiddy à la fin. Mais il s’entendait tellement bien avec l’autre que je lui ai dit : « Lui, c’est le petit, et toi le Daddy. Tu vas le protéger et le ramener dans la chambre. ».

    Voilà, Climax comporte des tas de choses qui se sont imposées naturellement pendant le tournage. Et souvent, j’ai juste demandé aux acteurs ce qu’ils voulaient faire. Notamment, je savais qu’à un moment, un danseur allait être tellement lourd que Sofia Boutella allait devenir odieuse avec lui et partir avec d’autres. Initialement, je pensais qu’elle partirait avec un ou deux potes à lui.

    Mais bien qu’elle soit très portée sur les hommes, Sofia m’a dit : « Hum, non, ce ne serait pas plus drôle si je m’enfermais avec une fille ? ». Je lui ai demandé laquelle elle voulait, elle m’en a désigné une, et nous sommes allés la voir pour lui demander : « Ça te dit de finir au lit avec Sofia ? ». Comme elle est très, très lesbienne, elle s’est écriée : « Ouais, ouais ! ». Elle avait gagné le gros lot. (rires) Initialement, je n’avais pas du tout prévu cette conclusion.

    Pourquoi avoir mis, au milieu d’une troupe d’anonymes, une actrice assez connue comme Sofia Boutella ?

    À vrai dire, je n’avais jamais vu aucun de ses films au moment où nous avons commencé le tournage. Je savais juste qu’elle me fascinait en tant que personne, car je l’avais rencontrée à l’époque où elle était danseuse, et elle était super sympathique. Je ne pouvais donc pas préjuger de ses talents d’actrice. Mais franchement, elle m’a ébloui, notamment pour l’état dans lequel elle se met quand l’autre fille lui annonce qu’elle est enceinte.

    Nous avons tourné 16 prises, et Sofia a été géniale de la première à la dernière. Pourtant, au départ, elle ne comprenait pas ce que je voulais lui faire jouer, puisqu’elle est habituée à avoir un scénario, à apprendre des dialogues… Mais il faut accepter cela si tu veux tourner avec moi, car je crois que plus jamais de ma vie, je n’aurai des dialogues à faire respecter à la lettre. Si j’en écris, c’est uniquement pour trouver des financements. Finalement, Sofia a sauté dans l’avion pour venir sur le plateau, et Dieu merci.

    **Comment doit-on prendre la mention « Un film français et fier de l’être » au générique ?

    Au premier degré. Cela souligne que Climax n’aurait pas pu être fait ailleurs, de même que Hara-Kiri n’aurait pas pu exister dans un autre pays. Car en France, on a quand même un espace de liberté un peu plus grand qu’ailleurs, pour faire des films… avec un peu d’humour noir. Ce n’est donc pas le réalisateur qui se dit « français et fier de l’être » – en outre, je ne suis pas français.
    En revanche, le film l’est, et à trois exceptions près, les gens à l’image le sont aussi.

    Toutefois, ces derniers sont avant tout des électrons libres qui s’amusent, et Climax ne recèle ainsi aucun discours sur la race, l’immigration, etc. Si des personnages sont identifiés comme musulmans, c’est seulement parce que l’histoire nécessitait que certains protagonistes ne boivent pas d’alcool.

    Bon, effectivement, le film pose d’une certaine manière la question : « C’est quoi, la maison France ? Ou la maison Europe ? ». Mais on peut aussi le lire comme l’histoire de gens qui ont peur de sortir de l’utérus de leur mère. En fait, toute la partie symbolique de Climax s’est mise en place de manière un peu inconsciente, pendant le tournage.

    Par exemple, ce n’était pas du tout prévu qu’y ait de la neige dehors. Au départ, ce devait être un orage, et nous avions commandé des machines à pluie et à vent. Or, il a neigé au troisième jour du tournage, et j’ai donc vite demandé à l’interprète de la fille enceinte si elle était d’accord pour ramper dans la poudreuse. Comme elle a accepté, nous avons récupéré un drone à la dernière seconde, et improvisé ce plan qui est encore plus joli que prévu. Car visuellement, la neige, c’est super.

    Ce plan inaugural dans la neige annonce que tout finira mal. Quel est exactement ce fait divers dont tu dis t’être inspiré ?

    J’ai choisi de ne pas rentrer dans les détails, car cette affaire n’a pas été jugée et personne ne sait qui était le responsable du dérapage collectif. Cela aurait donc été difficile de la traiter directement, car nous aurions alors joué avec la vie des gens ayant subi les conséquences néfastes de ces événements.

    Disons que je me suis librement inspiré de l’affaire, pour en tirer un de ces films situés dans un lieu clos idyllique qui part en couille et devient l’enfer sur Terre, comme Airport ou La Tour infernale. Ouais, Climax est comme un film de danse qui serait aussi un film-catastrophe, ou encore un suspense ultra réaliste à la Cristian Mungiu ou à la Farhadi.

    Car dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, Baccalauréat, Une séparation ou Le Client, les personnages prennent à chaque fois la mauvaise décision malgré leurs bonnes intentions, si bien que toutes les cinq minutes, la situation devient dix fois pire !

    Ici, les deux ambiances sont départagées en deux parties distinctes, séparées par un morceau de générique…

    Comme j’avais besoin de marquer une ellipse le temps que la substance produise son effet, j’ai mis le générique au milieu du film. D’autant qu’au départ, je comptais traiter chacune des deux parties en un seul plan-séquence. J’avais en effet l’idée de deux blocs assez similaires au niveau cinématographique, mais très différents dans le contenu.

    Le second est une histoire de destruction collective, inspiré de films d’horreur des années 70-80 comme Zombie de Romero ou Frissons de Cronenberg, où tout le monde devient fou et se met à attaquer les autres par paranoïa ou par désir de domination.

    Comment es-tu passé de l’idée des deux plans-séquences à la forme définitive ?

    Tant qu’on n’est pas obligé de marquer une ellipse, c’est mieux de faire des longs plans, car il y a un grand plaisir à avoir une continuité temporelle. Mais à un moment, je me suis dit que si je voulais choper les danses libres et les improvisations dialoguées des acteurs, pour en garder ensuite les meilleurs moments, il allait falloir que je fasse du montage.

    Bref, ce que je voyais à l’image est passé avant le parti pris conceptuel, car quand la réalité émotionnelle ressurgit pendant le montage, tu dois te rendre à l’évidence. À l’arrivée, le film a ainsi l’air très construit, alors que l’idée de départ tenait beaucoup plus du foutoir godardien. Par ailleurs, aujourd’hui, plus personne n’est impressionné par les longs plans-séquences comme à l’époque où Hitchcock a fait La Corde.

    En revanche, beaucoup de gens me félicitent pour la première chorégraphie, où les danseurs sont super synchronisés. Mais je leur réponds que cette prouesse est due à la chorégraphe Nina McNeely, pas à moi. Là, j’étais juste un technicien de grue.

    Euh… c’est quand même excellent filmé. Concrètement, comment étaient tournées les séquences de danse ?

    C’était moi qui tenais la caméra, tandis que Benoît Debie faisait la lumière. Ensuite, nous analysions le plan ensemble, avec aussi mon assistant, la chorégraphe, et enfin les danseurs eux-mêmes qui étaient tous collés au moniteur après chaque prise. Chacun faisait des suggestions pour améliorer les choses : « Là, il faut aller plus vite », « Là, il vaudrait mieux que tel danseur ou danseuse passe plus près de la caméra », « Là, tu n’as pas assez l’air défoncé », etc.

    Nous avons ainsi tourné jusqu’à 16 prises d’un plan. Au bout d’un certain nombre, les choses étaient en place, mais bizarrement, c’était là que le temps commençait à être indispensable, car tu peux alors pousser les gens jusqu’à l’épuisement. En effet, c’était souvent quand les gens étaient fatigués, par le manque de sommeil, par l’heure qu’il était ou par l’effort de la danse, qu’ils devenaient vraiment bons pour jouer quelqu’un de complètement déboîté.

    Quand un acteur fait une fausse crise de crack ou de LSD à 19h, ce n’est pas crédible. Filme la même personne plus tard et cela marchera, car les comportements illogiques semblent beaucoup plus naturels à une ou deux heures du matin.

    Parlons de la drogue…

    D’abord, je reste assez abstrait quant à ce qu’il y a réellement dans la sangria. On suppose que c’est du LSD, mais on ne le sait pas au juste. De la même manière, on ne sait pas dans quelle mesure les gens ont bu ou pas. Car dans les cas de transe collective, tu as souvent des gens qui n’ont rien pris et qui se mettent dans le même état de psychose que ceux qui ont absorbé la substance. C’est un grand classique : au niveau comportemental, la folie est contagieuse.

    Tu as effectué des recherches sur ces états de transe ?

    Oui, et ce que j’ai filmé peut effectivement ressembler à des transes collectives du genre champignons hallucinogènes, ou à des rituels chamaniques. Mais cela rappelle aussi beaucoup ces fêtes où les gens sont vraiment bourrés, et deviennent plus lourds et odieux à chaque minute qui passe.

    Comme je sors beaucoup, j’ai parfois vu certains de mes meilleurs amis ou copines se comporter très mal. Le lendemain, ils ne se souviennent de rien, car le cerveau humain est très fort pour effacer les moments te donnant une mauvaise image de toi-même.

    Du coup, j’ai préparé une compil’ des plus bizarres des vidéos circulant sur le Net montrant des gens totalement bourrés ou défoncés en train de faire les plus grosses conneries, de façon joyeuse ou cauchemardesque. Avant le tournage, j’ai montré cela à tous les danseurs, et chacun à sa manière, ils ont imité ces vidéos pour représenter un état de psychose induite.

    On regarde ces danseurs hallucinés avec une étrange distance…

    Avec Enter the Void, j’avais déjà adopté le point de vue subjectif d’un mec défoncé et qui fait des hallucinations, et je n’allais pas refaire le même film. Du coup, je savais très clairement que pour Climax, je ne voulais pas d’effets reproduisant des états altérés de la perception, qu’elle soit visuelle ou sonore.

    En revanche, je tenais à ce qu’il y ait de la musique non-stop du début à la fin. Mais c’est justifié, puisque cette musique provient du décor. Voilà, c’est comme si Climax était un documentaire. Vu de l’extérieur, mais au plus près possible.

    En même temps, les mouvements de caméra se font plus frénétiques à mesure que le chaos se répand…

    Oui, mais une caméra qui tourne à 360 degrés n’est pas un état altéré de la conscience. Je n’ai pas fait de dédoublements de l’image, je n’ai pas joué sur le flou/net. Et on ne voit à aucun moment le visage d’un personnage se transformer en insecte, comme cela t’arrive souvent quand tu prends du LSD.

    Prends le moment où, après avoir effectué sa danse psychotique, Sofia court dans la salle de bain et pousse un cri en se regardant dans la glace : c’est clair qu’elle a aperçu un monstre, mais tu ne sais pas exactement quelle vision elle a eue. On se doute juste que ce ne doit pas être très joli !

    SOURCE: Mad Movies