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    Chasseur de nuit

    Avec l’ensorcelant Zeros and Ones (édité en Blu-ray par Metropolitan) le New Yorkais exilé à Rome poursut l’exploration de ses thèmes fétiches : goût pour là QUIL. métamorphoses de l’image, ambiances paranoïaque… || passe aux aveux sur son besoin irrépressible de tourner, même en plein confinement.

    Comment est né Zeros and Ones ?

    Cela faisait longtemps que je réfléchissais à une histoire parlant de contre-espionnage, avec des agents secrets et des soldats américains présents en Europe. Je pensais à quelque chose qui serait presque dans le genre de L’Armée des ombres de Melville : vous savez, un film sur les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale.

    Il y avait aussi l’idée d’un complot terroriste visant le Vatican, semblable à l’attaque contre le World Trade Center. Mais je n’arrivais pas à réunir ces éléments dans ma tête, jusqu’à ce que la pandémie survienne. Nous étions alors en train de tourner le documentaire Sportin’ Life, où il y a pas mal de plans nocturnes de Rome. En faisant des allers et retours à la salle de montage, je marchais moi-même dans ces rues la nuit, et c’est là que l’histoire de Zeros and Ones s’est mise en place.

    Quel est le sens du titre ?

    Les personnages sont dans une guerre, et il y a des gagnants et perdants, comme lors d’un match de football . De plus, les O et les 1 sont les constituants du numérique. Vous voyez donc une compétition au sein d’une image qui résulte d’une équation mathématique.

    Et justement, le numérique vous permet de montrer la nuit, que vous avez toujours filmée de manière incroyable…

    Écoutez, nous avons tourné dans le quartier de Rome où je vis depuis huit ans : je me rendais toujours à pied sur le plateau. Je connais donc très bien ces rues. Bien sûr, chaque nuit était différente, chaque endroit était différent. Mais avec le directeur photo Sean Price Williams, qui avait déjà éclairé Sportin’ Life, nous avons laissé l’atmosphère venir à nous. Nous nous sommes ouverts aux lieux et aux situations, pour pouvoir exprimer leur nature, ce que nous y trouvions de beau et de cinématographique.

    De toute façon, c’est l’Europe. À Rome comme à Paris, il y a eu de super architectes, qui se sont appliqués à ce que les immeubles aient un bel aspect dans la lumière de nocturne. C’est pareil pour la nourriture: ici, même avec la mauvaise volonté, vous ne pourrez jamais faire un mauvais repas. Que ce soit dans une gare ou un aéroport, la lumière de Rome est à nulle autre pareille. Bien sûr, tu l’utilises en y mettant ta propre vision. Mais, mec, tu as déjà beaucoup de matière avec quoi travailler.

    Vous avez voulu avoir un principe de mise en scène nouveau pour chaque nouvel endroit ? Par exemple, le club de boxe est filmé avec des grands-angulaires…

    Ah, vous parlez de la torture du waterboarding ? En fait, il y a deux caméras dans le film, la seconde étant celle tenue par le personnage principal. Il shoote aux deux sens du terme, car il a à la fois un flingue et une caméra. Avec cette dernière, il tourne des images de surveillance, qui ont par définition un champ très large, car il s’agit de rassembler le maximum d’informations. Nous n’avons pas eu peur d’inclure dans le montage ces images dénuées de stylisation.

    Je comprends qu’on abandonne beaucoup de choses quand on ne tourne plus en pellicule, mais l’avantage du numérique est la possibilité de manipuler les images. Ici, nous avons employé tous les outils disponibles, comme cette mini-caméra vidéo Bolex que Sean a choisie pour des raisons précises. En effet, il connaît son affaire pour rendre la nuit magique.

    Les plan généraux sur la ville font penser à ceux de votre film New Rose Hotel

    Vous savez, Sean a débuté dans l’équipe de Ken Kelsch, le directeur photo de New Rose Hotel. Ce dont vous parlez fait donc partie de son répertoire, de son histoire. Lorsque nous avons fait New Rose Hotel, c’étaient les débuts de la vidéo. Nous avons néanmoins tourné en pellicule, mais nous avons ajouté une sorte de conscience vidéo. En effet, les thèmes étaient la surveillance, l’espionnage comme façon d’outrepasser la loi. « Thèmes » n’est pas le bon mot, mais vous voyez ce que je veux dire.

    New Rose Hotel parle d’espionnage industriel, tandis que Zeros and Ones évoque le terrorisme et les fake news. Pour vous, cela résume l’évolution du monde pendant les 25 ans qui séparent les deux films ?

    New Rose Hotel racontait clairement une opération capitaliste, mais quand le personnage joué par Christopher Walken parle de l’« edge », c’est un truc politique qui va au-delà de l’argent. Il s’agit de pouvoir, de contrôle, de manipulation, tout comme dans Zeros and Ones. Nous vivons cela en ce moment même, avec la guerre en Ukraine. Quelle stratégie y a-t-il derrière le fait de tuer des femmes et des enfants ? Ce type est-il un mégalomane comme dans la nouvelle de William Gibson qui a inspiré New Rose Hotel ?

    En concevant Zeros and Ones , vous avez aussi pensé à votre film Body Snatchers, l’invasion continue ?

    À quel niveau ?

    Pour l’ambiance de paranoïa dans un contexte militaire…

    Ah oui, j’ai beaucoup pensé à ce que j’avais fait dans Body Snatchers pour recréer la vie dans l’armée. C’est marrant car Phil Neilson, qui joue le partenaire d’Ethan Hawke dans Zeros and Ones, est un ancien Marine. Il avait déjà été très impliqué dans Body Snatchers, car si vous voulez montrer le contexte militaire, c’est comme pour tout : vous devez le dépeindre correctement. Les uniformes et comment les soldats les portent, comment ils tiennent les armes, comment ils se comportent les uns envers les autres.

    Car Zeros and Ones ne montre pas une guerre entre espions, c’est du putain de meurtre au sens propre. Ces gens ne sont pas des gangsters, ce sont des mercenaires, ou même des soldats américains qui agissent sans couverture. Ils marchent dans la rue la tête haute, et font ce qu’ils veulent. Car la police n’est pas là, et personne ne va garder trace de leurs agissements. Ainsi, s’ils décident de tuer des nanas ou de passer un type au waterboarding, ils le font. Jusqu’à faire exploser le putain de Vatican ! Même chose dans le film que je fais en ce moment, Padre Pio, qui parle d’une autre guerre.

    De quoi s’agit-il ?

    Padre Pio est un saint italien, un prêtre qui a reçu des stigmates. Cela s’est passé au début du XXème siècle, juste après la Première Guerre mondiale, au même moment que l’émergence du régime fasciste. Le film est une combinaison de choses politiques et de choses religieuses. Shia LaBeouf joue le rôle de Padre Pio.

    C’est intéressant car dans Zeros and Ones, le frère jumeau terroriste peut apparaître comme un marxiste ou un anarchiste, mais il se réfère aussi à Dieu…

    Vous savez, c’est un révolutionnaire, un rebelle. Il est contre l’armée, il est un libre penseur, il prêche pour l’égalité, la liberté, la poursuite du bonheur. C’est comme ce qui arrive dans le monde en ce moment même. L’Ukraine voulait sa liberté, et l’autre type a immédiatement riposté. C’est aussi simple que cela : quand on tue des femmes et des enfants, que ce soit au nom de la droite ou de la gauche, c’est du fascisme. Je pense donc qu’à présent, tout le monde doit prendre position. Je ne vais pas prendre les armes et aller là-bas, même si c’est une option possible. Mais c’est LE moment de vérité. Ne vous inquiétez pas de la Troisième Guerre mondiale : elle est déjà là, il est trop tard pour l’empêcher.

    Ethan Hawke joue le double rôle du soldat US et du jumeau révolutionnaire, mais au début et à la fin du film, il donne aussi un témoignage personnel par webcam, disant notamment qu’il n’avait rien compris au scénario. À l’inverse, dans le livret du Blu-ray, l’actrice Dounia Sichov assure que le script était très précis.

    Dounia avait déjà été actrice dans plusieurs de mes films, et comme elle est aussi monteuse, elle m’avait servi de guide pour le montage. Elle est donc plus proche de ma démarche. Quant à Ethan, j’avais travaillé avec lui à la préparation de 4h44 dernier jour sur Terre, car il devait jouer dedans à l’origine.

    Ce que j’aime dans son discours, c’est qu’il a totalement adhéré à l’effort de groupe. Qu’importe ce qu’il a compris ou pas, du moment qu’il aime l’idée du film et les gens qui le font. Par un hasard fou, son propre frère est un militaire des forces spéciales, et cela lui a permis de saisir son double rôle. Nous avons parlé de cet aspect, mais au fond, je ne l’ai pas dirigé. En fait, même si je suis ce qu’on appelle en anglais un « director », je ne dirige jamais les acteurs. (rires) Mais Ethan a été très généreux et ouvert avec les autres comédiens, dont certains ne sont pas des professionnels.

    Par exemple, l’un des rôles est joué par la femme qui était chargée des repérages des extérieurs. Enfin, Ethan était d’accord avec moi pour dire que, comme nous allions être en confinement pendant un bon moment, il fallait commencer à tourner. Je crois que c’est ce qui a concrétisé le scénario. Je sais d’instinct quand il est temps d’arrêter d’écrire, pour sortir dans la rue et se mettre à tourner.

    Mais ces adresses de Hawke à la caméra étaient prévues dès le départ ?

    Pas de un tout. Ethan a enregistré le premier clip pour aider a réunir le budget du film. Or, cela collait bien avec la période de la pandémie, pendant laquelle beaucoup de choses se sont faites par vidéoconférence. J’ai donc réutilisé ces images, car je cherche toujours des biais. Dans chacune de mes œuvres, j’ai employé des tas de matériaux : des images sorties d’Internet, des bouts de prises situés après le mot « Coupez ! », des répétitions enregistrées par hasard…

    Tout ce qui peut apporter une putain de contribution au film ! Et plus tard, j’ai pensé que nous pouvions terminer Zeros and Ones avec Ethan qui donne sa vision de ce que nous venons de voir. En effet, il y a en quelque sorte trois personnages : le soldat, le frère rebelle, et Ethan lui-même. Le frère s’exprime, maïs pas le soldat, car il est justement entraîné à ne pas révéler d’informations, faute de quoi il se ferait tuer. J’avais ainsi envie de voir Ethan parler une dernière fois. Directement, sans foutaises.

    Il parle notamment de son rapport aux réalisateurs, lesquels ont perdu de l’influence dans le Hollywood actuel. Le temps paraît loin où un grand studio pouvait produire un film comme votre Body Snatchers…

    De toute façon, Hollywood a toujours été la capitale mondiale du divertissement. Ils ne pensent qu’à l’histoire racontée. Mais une histoire peut être trompeuse, se mettre en travers du chemin. C’est très bien d’être un narrateur, mais je m’intéresse moins à ce qui va arriver dans la séquence suivante qu’à ce qui arrive a l’instant présent. Tout comme la lumière de Rome, j’Europe est ainsi devenue un abri pour moi. Je n’ai pas envie de dépenser de l’énergie à me battre pour avoir le droit de faire des films, à expliquer à tout le monde ce qu’est le boulot de réalisateur.

    C’est aussi simple que cela : je veux vivre dans une culture où le cinéma est jugé important, où ce que je fais est soutenu. Je n’aurais pas cela à New York, où c’est chacun pour soi. Mon pays est jeune, il a 350 ans. La ville de Rome, elle, a 3000 ans. Elle est donc naturellement plus évoluée en termes de culture. Cela ressent dans l’air que tu respires, la nourriture que tu manges.

    Vous parliez tout à l’heure d’effort de groupe. Joe Delia est encore et toujours votre compositeur…

    Et Joey est présent du début à la fin de la création de chaque film. Non pas qu’il écrive à proprement parler, mais il est là au moment de la première idée, à l’étape du scénario… Il est aussi l’une des rares personnes qui regardent les rushes : nous les lui envoyons chez lui à New York.

    À partir de là, nous n’avons aucun plan préétabli. Joey joue en toute liberté, avec Tony Garnier, un bon ami à nous qui est le bassiste de Bob Dylan, et Danny Toan, un guitariste au style inimitable. Fondamentalement, la bande originale est l’œuvre de trois musiciens. Je n’utilise pas tous les morceaux qu’ils m’envoient, mais ils sont vraiment à la source du montage. Parfois, je décide du placement de la musique avant même de m’occuper des images.

    Delia était déjà là sur le film que vous avez réalisé avant votre premier long-métrage officiel : le porno 9 Lives of a Wet Pussy. Cela vous fait quel effet qu’il soit ressorti en Blu-ray aux États-Unis ?

    Déjà, c’est fou que des gens s’y intéressent encore. Ensuite, eh bien nous avons fait ce film, et il appartient à mon œuvre. Je dois assumer mon travail, frère, que puis-je te dire ? Le problème avec 9 Lives…, c’est que les deux meilleures scènes n’y sont plus. À l’époque, la copie d’un film porno passait de ville en ville. Celle de la côte Est jouait à New York, puis à Philadelphie, Washington, Charleston, Savannah, Miami… Et les projectionnistes coupaient souvent des scènes pour les mettre dans leur collection personnelle — ils se seraient fait choper s’ils l’avaient fait avec un film hollywoodien, mais là, ils pouvaient. Naturellement, ils coupaient les meilleurs moments, et c’est ainsi que deux scènes de 9 Lives… ont été perdues pour toujours.

    Je ne dirai pas ce qu’étaient ces séquences, sinon qu’il s’agissait d’extérieurs nuit. Le truc, c’est qu’une révolution s’est produite avec Barry Lyndon. Kubrick a inventé des objectifs à très grande ouverture permettant de tourner à la lumière des bougies, sans éclairage électrique. Et les laboratoires ont aussi créé une technique de développement de la pellicule à basse exposition.

    Avant cela, vous ne pouviez pas tourner de nuit dans les rues de New York Sans éclairage d’appoint. Mais après 1975, c’est devenu possible, grâce à ces objectifs et à ce traitement du négatif en laboratoire. Cela a alors été le début du Cinéma indépendant à New York, et ailleurs.

    Propos recueillis par Gilles Esposito
    Merci à Nicolas Rioult et Diana Phillips

    Source: Mad Movies (magazine papier)