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    Robert Eggers n’est pas seulement un cinéaste fascinant, c’est aussi un interlocuteur passionnant, dont le franc-parler tranche avec les conventions de la promotion hollywoodienne. Rencontre avec un auteur visiblement torturé et en constante remise en question, qu’on ne reverra probablement pas de sitôt à la tête d’un blockbuster…

    Dans The Northman, vous associez constamment vos personnages à des animaux. Il y a d’ailleurs une évolution dans leur animalité. Le héros enfant est décrit comme un dangereux louveteau, puis il devient un croisement entre un loup et un ours. C’est presque Cronenbergien, comme idée !

    C’est un élément qui fait partie intégrante de la mythologie et de la culture des Vikings et qui m’intéressait beaucoup. Il y a bien sûr des histoires de Vikings qui ne s’attardent pas sur cet aspect autant que je l’ai fait dans le film. Tout ce qui touche à l’âge chrétien, notamment, se détourne de ce thème. Mais oui, les guerriers loups et ours de mon film canalisent leurs instincts bestiaux pour commettre leurs atrocités. Au XXI° siècle, nous associons sans doute des valeurs bien plus positives aux animaux et à la nature.

    Comment avez-vous pitche ce film à Focus Features et Universal ?

    Je leur ai dit que j’allais réaliser un film de vengeance viking et la version la plus commerciale et divertissante d’un film de Robert Eggers. Je leur ai présenté le récit comme un mélange de Conan le Barbare et de Hamlet.

    Parlons de Conan le barbare. La structure de The Northman est très proche de celle du chef-d’œuvre de John Milius, en particulier dans le premier acte.

    Conan a été un vrai choc pour moi pendant mon adolescence. Pendant la préproduction, ou juste avant le tournage, je l’ai revu. Pas pour me préparer, mais j’avais besoin de me repencher dessus. Je dois avouer que j’ai glissé une citation directe, qui est très visible pour les fans.

    Quand il trouve son épée…

    Oui, le casque du squelette tombe. C’était un vrai hommage. Ce qui est intéressant, c’est que mon superviseur des effets spéciaux pratiques Sam Conway a mis au point le trucage pour cette scène où Amleth prend l’épée et provoque l’effondrement de la momie. Or c’est son père, Richard Conway, qui avait conçu cet effet pour Conan le barbare ! (rires)

    C’est un moment très marquant dans The Northman. On comprend immédiatement que vous êtes fan de Conan.

    C’est aussi un pur moment de mythologie viking, et Robert Howard s’est de toute façon énormément inspiré de tout ça.

    Il y a toutefois une énorme différence entre Conan et votre film: John Milius a demandé à Basil Poledouris une partition très opératique, portée avant tout sur l’émotion. Avec vos compositeurs Robin Carolan et Sebastian Gainsborough, vous vous êtes plutôt dirigé vers un score atmosphérique, abrasif et brutal. L’ambiance n’est pas du tout la même.

    Je pense que The Northman est très opératique. On peut même difficilement faire plus opératique, mais effectivement la musique a été un aspect très « difficile ». Quand on travaille sur un film pareil, avec très peu de coupes au montage, on a besoin de beaucoup de musique. Le score est donc beaucoup plus long que sur mes films précédents… et le film est beaucoup plus long lui aussi.
    La musique n’arrête presque jamais, et ce n’est pas quelque chose que j’apprécie généralement. Sur deux heures et quinze minutes de projection, il y a presque deux heures de musique.

    Je ne voulais pas d’un score de série télévisée, qui allait expliquer en permanence au spectateur ce qu’il devait comprendre ou ressentir. La musique nous guide un peu, mais elle crée surtout une pression et une énergie. Les nerds seront quand même contents d’entendre des instruments traditionnels nordiques, accompagnés par des chœurs et un orchestre hollywoodien. Tous les solistes se sont montrés respectueux du style hérité de l’ère viking, et les mélodies sont basées sur cette culture.

    The Northman est en effet très opératique, voire même par moments très théâtral. Lorsque le jeune Amleth quitte son pays en répétant « / will avenge you Father, | will Save you Mother, | will kill you Fjolnir », on se croirait presque sur les planches.

    Contrairement aux romances arthuriennes et aux récits liés à la quête du Graal, qui sont plus portés sur le mysticisme et peuvent être bizarres et difficiles à suivre, les sagas vikings ressemblent au cinéma d’action américain des années 1980. Il existe une histoire où le héros perce une mêlée sur la glace et finit par planter sa hache dans le crâne de son ennemi juré, en lançant l’équivalent nordique de « Voilà ce que j’appelle une migraine. ». On a essayé de trouver un certain équilibre au niveau du ton, mais l’histoire de The Northman devrait divertir pas mal de gens. Ce n’est pas du tout comme The Lighthouse. Pendant l’écriture de ce dernier, j’ai délibérément supprimé des scènes et des détails pour que les spectateurs aient un peu plus de mal à saisir l’intrigue.

    Avez-vous évoqué l’idée de tourner The Northman entièrement en langue viking, dans un esprit proche de ce que Mel Gibson avait pu faire sur Apocalypto ?

    Oui, bien sûr, mais je ne suis pas Mel Gibson et je ne peux pas autofinancer un projet comme celui-là. Les discussions ont donc tourné court. Mon choix de cœur aurait été de tourner tout le film dans une langue ancienne, mais j’ai dû me contenter d’utiliser l’old norse dans le contexte de certains rituels. J’aurais vraiment préféré aller jusqu’au bout, d’autant qu’écrire des dialogues anglais qui puissent évoquer un texte mythologique viking n’a pas été chose aisée.

    Au bout du compte, tous les acteurs parlent en anglais avec un accent nordique, et je n’aime pas particulièrement ce choix. Ça peut sonner un peu absurde, mais c’était la seule solution possible compte tenu des enjeux de la production. C’était soit ça, soit les faire parler avec leur vrai accent, et se retrouver avec des Vikings américains ou britanniques. Dans les années 1970, on se posait moins de questions : tous les acteurs parlaient comme ils le voulaient.

    Sur The Northman, cet accent commun était à mon avis le choix le moins problématique. Cela rappelle John McTiernan, qui a beaucoup joué avec les langues étrangères, notamment dans Le 13ème guerrier, qui est un autre sacré film de Vikings.

    J’ai choisi de ne pas revoir Le 13ème guerrier pendant ma préparation. J’ai tout de même revu Les Vikings de Richard Fleischer, car c’est une œuvre très iconique. Je pense que c’est un vrai bon film, même si voir Kirk Douglas sans barbe est un peu ridicule.

    Parlons un peu technique. Certains plans sont de véritables tours de magie, notamment le plan-séquence sur le volcan en éruption.

    Dans la plupart des plans les plus longs, il y a bien sûr des coupes savamment cachées, en particulier dans la scène du volcan. La fumée nous a beaucoup aidés à les couvrir. Nous avons tourné cette séquence dans une carrière à l’aide d’une énorme grue. Il y avait beaucoup de flammes et de fumée sur le plateau. Pour la lave, ils ont enterré des LED dans le sol, et ces LED bougeaient, nous offrant ainsi des effets de lumière crédibles. On a ensuite remplacé les LED par de la lave en synthèse. Le superviseur des effets visuels est parti observer une véritable éruption volcanique en Islande et a photographié de nombreuses références.

    Le raid sur le village est lui aussi très impressionnant. Amleth rattrape une lance au vol, la renvoie à l’expéditeur, l’armée fonce vers les parois, les escalades, et on suit le massacre sans coupure.

    Cette séquence est l’une des rares choses dans The Northman dont je sois vraiment fier. J’ai revu The Witch il y a peu, à l’occasion d’une ressortie en Blu-ray, et j’ai été profondément déçu par ce que j’ai redécouvert. C’était loin de ce que j’avais imaginé au départ. The Lighthouse, en revanche, correspond à mes attentes. J’ai rarement envie de revoir mes films, mais je peux me poser devant The Lighthouse sans honte.

    Après The Witch, c’était un projet qui proposait une échelle de production idéale. L’échelle de The Northman était à côté de la plaque pour moi. Je n’avais pas l’expérience nécessaire pour tourner un film de cette ampleur. Je suis donc fier de certains aspects, mais comme pour The Witch, je n’arrive pas à me montrer réellement satisfait. Mais oui, la séquence du raid est vraiment réussie.

    Vous paraissez très humble dans votre approche. Vous êtes en train de dire que vous êtes déçu du résultat global ?

    Il faut avoir certaines aspirations.

    Certes, mais on n’entend jamais ce type de discours dans le cadre d’une énorme promo.

    Je ne devrais peut-être pas vous dire tout ça, alors. (rires) Je ne dis pas que The Northman est mauvais, je dis qu’il n’est pas à la hauteur de mes espérances.

    Pourtant, ça ressemble vraiment à un film de Robert Eggers. Il y a même une pointe de sorcellerie dedans.

    Oui, il y a sept sorcières, je crois ! (rires)

    Vous avez pitché la version la plus « divertissante » d’un film de Robert Eggers, mais vous ne pouvez pas vous empêcher d’ajouter de la sorcellerie.

    En effet. Je dois vous avouer : le tournage a été difficile. Vraiment difficile ! Mais la postproduction a été pire. Je n’avais pas le final cut. Mon co-auteur Sjén m’a dit :

    «On est des créatifs intelligents, et si on est incapables d’interpréter les notes du studio de manière à rester un peu fiers du film, c’est qu’on ne travaille pas assez. ».

    Je dois donc le remercier, car il nous a permis d’atteindre la ligne d’arrivée… mais c’est ce que j’ai fait de plus difficile dans toute ma carrière. Je suis fier de The Northman, c’est effectivement un film de Robert Eggers, mais à bien des moments, j’ai cru que je n’allais pas y arriver.

    Vous n’aviez pas le final cut, mais vous avez tout de même réussi à vous écarter autant que possible d’un quelconque style hollywoodien. Le niveau de violence, par exemple, est inouï.

    Je ne suis même pas sûr que le studio ait compris au départ ce que j’allais faire. Sans le COVID, on ne m’aurait sans doute pas autorisé à tourner un film aussi énorme que celui-là avec une seule caméra. Mais ils ont accepté ! (rires) Des films d’action tournés avec une seule caméra, ça n’existe quasiment plus.

    Avez-vous story-boardé l’ensemble du film ?

    Oui, mais je ne crois pas qu’on ait fait de la prévisualisation 3D. Peut-être pour la scène de la tempête en mer, qui est entièrement réalisée en images de synthèse… D’ailleurs, je suis très satisfait du rendu. Je suis généralement allergique aux grands spectacles numériques, j’essaie de filmer le plus d’éléments réels pour ensuite les assembler à l’image. Je crois qu’on a créé des animations 2D assez primitives pour la séquence de la Valkyrie et pour le plan d’ouverture.

    Ce qui est intéressant dans The Northman, c’est que vous laissez planer le doute dans une certaine mesure sur les éléments fantastiques. On peut les voir comme des visions oniriques… mais vous égrenez des détails qui font pencher la balance du côté de la fantasy pure. Au début du dernier acte, un personnage secondaire ne parvient pas à retirer l’épée de son fourreau, donc le maléfice semble bel et bien réel.

    Je suppose que ce plan sur l’épée rompt l’ambiguïté. Oups ! (rires) Ce que je veux dire au spectateur, c’est : si vous y croyez, c’est que c’est vrai. Le héros y croit, de toute façon, donc pour lui c’est vrai. Même si c’est une hallucination qui se manifeste dans la psyché d’un personnage, est-ce que ça rend les choses moins réelles ?

    Le procédé installe en tout cas une atmosphère très étrange, qui culmine avec ce combat final. David Cronenberg avait déjà tourné un combat entre deux adversaires complètement nus dans Les Promesses de l’ombre. Quel est votre rapport à son cinéma ?

    Je ne suis pas forcément son plus grand fan, mais son regard d’auteur m’inspire beaucoup. Il a une voix très puissante. Je ne sais pas. Poussez-moi un peu plus. Allez-y, ne prenez pas de gants.

    Vos combattants sont nus, mais vous semblez vous autocensurer. Une nudité frontale était-elle interdite par le studio ?

    À cause de l’ampleur de la production, je n’avais pas le droit de tourner en nordique ancien, ni de montrer un pénis. Si vous montrez un pénis, vous ne pouvez pas vendre votre film à une compagnie aérienne. Or c’est un marché très important. Je n’étais pas très content quand on m’a annoncé ça, mais j’ai dû ravaler ma fierté. Je crois qu’au final, on ne perd pas grand-chose. Je n’aurais pas voulu que les spectateurs soient constamment tentés de regarder l’anatomie des acteurs. On ne va pas se mentir : on est tous comme ça, et on aurait regardé les pénis plutôt que le combat. Pour le raid avec les berserkers en revanche, j’aurais apprécié que certains agresseurs soient entièrement nus. Ça aurait été vraiment terrifiant.

    La violence dans The Northman n’est jamais glamorisée ou glorifiée. Quand les femmes ou les enfants sont pris pour cible, c’est très factuel, même si vous évitez de vous attarder sur leurs cadavres. C’est presque moral…

    C’est le genre de réactions que j’espérais. Je ne sais pas où se situe The Northman au niveau de la ligne morale. Je suis mal placé pour le dire. J’ai fait au mieux, mais Ç’a été très difficile. Par moment, la violence doit être divertissante ou excitante dans un film comme celui-là, mais on ne veut pas que le public ressorte avec l’envie de tuer son voisin. Avec le raid, mon intention était de créer un contraste avec l’attaque très excitante des berserkers et la séquence suivante, où on a presque honte d’avoir été diverti. Parce que cette violence n’a rien de cool.

    Ce qui nous amène à votre travail sur le point de vue. Cette scène n’est pas la seule à fonctionner à travers un prisme particulier. Il y a ce face à face entre Skarsgärd et Claes Bang entièrement tourné en regards caméra.

    La plupart du temps, on adopte le point de vue du personnage d’Alex, mais j’ai parfois essayé de me projeter dans d’autres protagonistes avant de revenir vers lui. Après tout, le 7° Art est une affaire de point de vue ! J’espère que The Northman sera bien reçu… et surtout que les gens iront le voir sur grand écran, dans un vrai cinéma.

    PROPOS RECUEILLIS PAR Alexandre PONCET.
    Merci à Cédric LANDEMANNE.

    SOURCE: MAd Movies papier

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    Le réalisateur de The Witch hérite d’un budget conséquent et d’un casting quatre étoiles pour illustrer la vengeance d’un prince viking assoiffé de sang. Malgré un processus créatif contrarié, le résultat tient tout autant de la fable philosophique que du poème barbare.

    Combien de fois avons-nous accompagné dans ces pages les premiers pas d’un jeune cinéaste doté d’une vision affirmée, jusqu’au moment fatidique où celui-ci a fini par se frotter au système des studios ?

    Un schéma qui se reproduit aujourd’hui avec Robert Eggers, petit prodige dont le The Witch avait ensorcelé en 2015 critiques et fans de la chose horrifique. Celui-là même qui pour son second effort, The Lighthouse (2019), avait choisi la voie de la radicalité artistique humide et rugueuse. Et qui, aujourd’hui, signe donc une épopée viking en partie produite par Universal, budgétée à 60 puis 95 millions de dollars (en raison d’une interruption de tournage causée par la pandémie).

    Bien sûr qu’on avait la bave aux lèvres. Dans nos rêves naïfs les plus fous, on imaginait voir débarquer le chef-d’œuvre du cinéma épique moderne. En oubliant un peu vite qu’aujourd’hui plus que jamais, la liberté créative est inversement proportionnelle à la somme engagée pour lui permettre d’éclore. En avril 2022, soit un mois avant la sortie mondiale de son film, Eggers avouait sa nervosité au micro de The New Yorker, expliquant que suite aux scores mitigés des projections tests de The Northman (un peu plus de 60 % de taux de satisfaction du public là où le studio exigeait 75 %, avec des commentaires du style « Il faut avoir une maîtrise en histoire viking pour comprendre quelque chose à ce film »), il est contraint de revoir son montage afin de rendre son histoire plus accessible.

    Histoire que voici : après avoir assisté au meurtre de son roi de père et au rapt de sa reine de mère par son propre oncle, le jeune Amleth est recueilli par un clan de mercenaires. Au fil des années, il devient une machine à tuer sans émotion, avant de se résoudre enfin à accomplir sa vengeance. Mais ses fantasmes de représailles sanglantes vont se heurter à la realité d’un monde plus complexe qu’il ne le pensait.

    VENGEANCE AVEUGLE

    Du coup, à quoi il ressemble ce « chef-d’œuvre du cinéma épique moderne » passé à la moulinette des sneak previews ? Oh, juste à une version viking de Conan le barbare qui aurait mangé du John Boorman et du Tarkovski. On en convient, la formule a tout de la facilité journalistique un brin paresseuse. Mais que voulez-vous : Eggers lui-même parle volontiers de son amour pour le film de John Milius, et a parfois cité l’Andreï Roublev de Tarkovski comme une influence déterminante (on va y revenir). Quant à Boorman, on le mentionne juste pour mettre notre grain de sel dans la sauce, en ayant tout de même en tête que la façon dont Eggers parvient à entremêler ses élans mystiques et ses accès de brutalité dans un même geste organique rappelle pas mal l’Excalibur du réalisateur de Délivrance. Quant aux évidents élans shakespeariens du film, leur source n’est pas forcément à trouver du côté du poète anglais, mais bien de la légende viking dont celui-ci s’est inspiré pour écrire Hamlet… même si l’on détecte des traces de Lady Macbeth dans le beau personnage de reine aussi machiavélique qu’humaine fiévreusement incarnée par Nicole Kidman.

    Conforme à la passion qu’entretient Eggers pour les grands mythes fondateurs, The Northman convoque donc des figures majeures issues de cultures diverses, piochées dans les répertoires britanniques, scandinaves, ou même — de façon plus surprenante — latins. Ainsi, l’un des chapitres du film voit Amleth se livrer à un travail de sape moral à l’encontre du village dirigé par son ennemi juré, ce qui fait à la fois du personnage un héros doué d’une malice digne de l’Homme sans nom de Sergio Leone (la référence au western spaghetti vent d’ailleurs brièvement contaminer la musique via l’utilisation d’une guimbarde), mais aussi une émanation du monstre Grendel du poème épique Beowulf. Un rapprochement loin d’être innocent, la façon dont le film agrège ses références donnant en fait les clés de son sous-texte.

    Eggers honore certes l’amplitude mythologique de son sujet par des séquences opératiques mises en scène avec une indéniable ferveur (les visions fantastiques montrant la Norne, la Valkyrie ou l’Arbre des Rois). Mais dans le même temps, il n’occulte jamais la dimension presque simpliste de son héros, qu’il décrit à plusieurs reprises comme une créature guidée par des instincts purement animaux (en d’autres termes, un berserker), et qu’il ne cesse de confronter à un monde bien plus complexe que celui dessiné par ses aspirations revanchardes. En laissant l’amour fissurer le ciment de ses convictions au contact de la sorcière slave Olga (Anya Taylor-Joy, bien sûr) et en découvrant la vérité sur la mort de son père de la bouche de sa mère, Amleth comprend trop tard qu’il est le jouet de constructions culturelles qui l’ont poussé à reproduire des schémas comportementaux dominés par la répression et la violence.

    Une révélation que seules des femmes sont à même de susciter au sein d’une civilisation cimentée par un virilisme triomphant… La mention d’Andreï Roublev par Eggers prend alors tout son sens : le film de Tarkovski narrait en essence la prise de conscience par un artiste de l’impossibilité de laisser s’exprimer sa sensibilité dans monde ravagé par la cruauté et la cupidité. De la même façon, Amleth comprend peu à peu que la nature primaire de sa quête vengeresse ne lui permettra pas de s’accomplir au sein d’un monde agité par les tumultueuses subtilités des passions humaines…

    LE BRUIT ET LA FUREUR

    Le vrai tour de force de The Northman est donc d’apporter une vision profondément nuancée du récit de vengeance sans jamais nous spolier des visions guerrières et sensations exaltantes promises par le genre (et de l’assaut en plan-séquence d’un village à un affrontement dantesque au cœur d’un volcan, celles-ci sont nombreuses). Au diapason d’un Alexander Skarsgärd proprement transcendé (ses accès de fureur semblent faire trembler le film tout entier), la mise en scène d’Eggers propulse le spectateur au sein de cet univers minéral où se mêlent le sang et la boue.

    À plusieurs reprises, il débute d’ailleurs une séquence par une composition fixe quasi naturaliste avant de déplacer lentement sa caméra à la poursuite d’un élément en mouvement (un corbeau, une embarcation…), déplacement qui finira par révéler des visions d’une singulière ampleur. Une façon de faire cohabiter dans un même espace l’intime et le spectaculaire, le pulsionnel et le réflexif. Au lieu de favoriser une dimension philosophique au détriment d’une autre plus épique, The Northman nous fait donc admirer toutes les facettes du prisme du récit héroïque en nous laissant le choix de notre grille de lecture.

    Dès lors, et face aux défauts très mineurs du film -principalement une émotion qui tarde un peu trop à prendre corps -, on se prend à se demander à quoi pouvait donc ressembler le montage initial d’Eggers… En l’état, The Northman est bel et bien une grande élégie barbare qui investit tous les champs du possible cinématographique avec autant de subtilité que de générosité.

    Son échec douloureux dans les salles américaines est certainement un très mauvais signe. Mais sa seule existence est, en soi, une bénédiction.

    Par Laurent DUROCHE
    SOURCE: Mad Movies papier