Le réalisateur de The Witch hérite d’un budget conséquent et d’un casting quatre étoiles pour illustrer la vengeance d’un prince viking assoiffé de sang. Malgré un processus créatif contrarié, le résultat tient tout autant de la fable philosophique que du poème barbare.
Combien de fois avons-nous accompagné dans ces pages les premiers pas d’un jeune cinéaste doté d’une vision affirmée, jusqu’au moment fatidique où celui-ci a fini par se frotter au système des studios ?
Un schéma qui se reproduit aujourd’hui avec Robert Eggers, petit prodige dont le The Witch avait ensorcelé en 2015 critiques et fans de la chose horrifique. Celui-là même qui pour son second effort, The Lighthouse (2019), avait choisi la voie de la radicalité artistique humide et rugueuse. Et qui, aujourd’hui, signe donc une épopée viking en partie produite par Universal, budgétée à 60 puis 95 millions de dollars (en raison d’une interruption de tournage causée par la pandémie).
Bien sûr qu’on avait la bave aux lèvres. Dans nos rêves naïfs les plus fous, on imaginait voir débarquer le chef-d’œuvre du cinéma épique moderne. En oubliant un peu vite qu’aujourd’hui plus que jamais, la liberté créative est inversement proportionnelle à la somme engagée pour lui permettre d’éclore. En avril 2022, soit un mois avant la sortie mondiale de son film, Eggers avouait sa nervosité au micro de The New Yorker, expliquant que suite aux scores mitigés des projections tests de The Northman (un peu plus de 60 % de taux de satisfaction du public là où le studio exigeait 75 %, avec des commentaires du style « Il faut avoir une maîtrise en histoire viking pour comprendre quelque chose à ce film »), il est contraint de revoir son montage afin de rendre son histoire plus accessible.
Histoire que voici : après avoir assisté au meurtre de son roi de père et au rapt de sa reine de mère par son propre oncle, le jeune Amleth est recueilli par un clan de mercenaires. Au fil des années, il devient une machine à tuer sans émotion, avant de se résoudre enfin à accomplir sa vengeance. Mais ses fantasmes de représailles sanglantes vont se heurter à la realité d’un monde plus complexe qu’il ne le pensait.
VENGEANCE AVEUGLEDu coup, à quoi il ressemble ce « chef-d’œuvre du cinéma épique moderne » passé à la moulinette des sneak previews ? Oh, juste à une version viking de Conan le barbare qui aurait mangé du John Boorman et du Tarkovski. On en convient, la formule a tout de la facilité journalistique un brin paresseuse. Mais que voulez-vous : Eggers lui-même parle volontiers de son amour pour le film de John Milius, et a parfois cité l’Andreï Roublev de Tarkovski comme une influence déterminante (on va y revenir). Quant à Boorman, on le mentionne juste pour mettre notre grain de sel dans la sauce, en ayant tout de même en tête que la façon dont Eggers parvient à entremêler ses élans mystiques et ses accès de brutalité dans un même geste organique rappelle pas mal l’Excalibur du réalisateur de Délivrance. Quant aux évidents élans shakespeariens du film, leur source n’est pas forcément à trouver du côté du poète anglais, mais bien de la légende viking dont celui-ci s’est inspiré pour écrire Hamlet… même si l’on détecte des traces de Lady Macbeth dans le beau personnage de reine aussi machiavélique qu’humaine fiévreusement incarnée par Nicole Kidman.
Conforme à la passion qu’entretient Eggers pour les grands mythes fondateurs, The Northman convoque donc des figures majeures issues de cultures diverses, piochées dans les répertoires britanniques, scandinaves, ou même — de façon plus surprenante — latins. Ainsi, l’un des chapitres du film voit Amleth se livrer à un travail de sape moral à l’encontre du village dirigé par son ennemi juré, ce qui fait à la fois du personnage un héros doué d’une malice digne de l’Homme sans nom de Sergio Leone (la référence au western spaghetti vent d’ailleurs brièvement contaminer la musique via l’utilisation d’une guimbarde), mais aussi une émanation du monstre Grendel du poème épique Beowulf. Un rapprochement loin d’être innocent, la façon dont le film agrège ses références donnant en fait les clés de son sous-texte.
Eggers honore certes l’amplitude mythologique de son sujet par des séquences opératiques mises en scène avec une indéniable ferveur (les visions fantastiques montrant la Norne, la Valkyrie ou l’Arbre des Rois). Mais dans le même temps, il n’occulte jamais la dimension presque simpliste de son héros, qu’il décrit à plusieurs reprises comme une créature guidée par des instincts purement animaux (en d’autres termes, un berserker), et qu’il ne cesse de confronter à un monde bien plus complexe que celui dessiné par ses aspirations revanchardes. En laissant l’amour fissurer le ciment de ses convictions au contact de la sorcière slave Olga (Anya Taylor-Joy, bien sûr) et en découvrant la vérité sur la mort de son père de la bouche de sa mère, Amleth comprend trop tard qu’il est le jouet de constructions culturelles qui l’ont poussé à reproduire des schémas comportementaux dominés par la répression et la violence.
Une révélation que seules des femmes sont à même de susciter au sein d’une civilisation cimentée par un virilisme triomphant… La mention d’Andreï Roublev par Eggers prend alors tout son sens : le film de Tarkovski narrait en essence la prise de conscience par un artiste de l’impossibilité de laisser s’exprimer sa sensibilité dans monde ravagé par la cruauté et la cupidité. De la même façon, Amleth comprend peu à peu que la nature primaire de sa quête vengeresse ne lui permettra pas de s’accomplir au sein d’un monde agité par les tumultueuses subtilités des passions humaines…
LE BRUIT ET LA FUREURLe vrai tour de force de The Northman est donc d’apporter une vision profondément nuancée du récit de vengeance sans jamais nous spolier des visions guerrières et sensations exaltantes promises par le genre (et de l’assaut en plan-séquence d’un village à un affrontement dantesque au cœur d’un volcan, celles-ci sont nombreuses). Au diapason d’un Alexander Skarsgärd proprement transcendé (ses accès de fureur semblent faire trembler le film tout entier), la mise en scène d’Eggers propulse le spectateur au sein de cet univers minéral où se mêlent le sang et la boue.
À plusieurs reprises, il débute d’ailleurs une séquence par une composition fixe quasi naturaliste avant de déplacer lentement sa caméra à la poursuite d’un élément en mouvement (un corbeau, une embarcation…), déplacement qui finira par révéler des visions d’une singulière ampleur. Une façon de faire cohabiter dans un même espace l’intime et le spectaculaire, le pulsionnel et le réflexif. Au lieu de favoriser une dimension philosophique au détriment d’une autre plus épique, The Northman nous fait donc admirer toutes les facettes du prisme du récit héroïque en nous laissant le choix de notre grille de lecture.
Dès lors, et face aux défauts très mineurs du film -principalement une émotion qui tarde un peu trop à prendre corps -, on se prend à se demander à quoi pouvait donc ressembler le montage initial d’Eggers… En l’état, The Northman est bel et bien une grande élégie barbare qui investit tous les champs du possible cinématographique avec autant de subtilité que de générosité.
Son échec douloureux dans les salles américaines est certainement un très mauvais signe. Mais sa seule existence est, en soi, une bénédiction.
Par Laurent DUROCHE
SOURCE: Mad Movies papier