Quand l’idiot regarde les satellites, le sage regarde les fonds marins, car c’est par là que circule 98 % des données de l’internet mondial. Méconnus, en hyper croissance et hyper fragiles, les câbles sous-marins sont au cœur de nouvelles batailles géopolitiques cruciales, comme le montre la juriste et chercheuse en relations internationales Camille Morel, autrice de Les câbles sous-marins (CNRS éditions). Entretien.
98 % des communications internationales passent par des câbles sous-marins. Comment ce réseau s’est-il constitué historiquement et à l’initiative de qui ?
CAMILLE MOREL
Le réseau de câbles sous-marins télégraphiques est né à l’initiative d’entrepreneurs privés, au XIXème siècle. Alors, les états étaient frileux face aux investissements importants que représentaient ces technologies non maîtrisées. Mais rapidement, les grands empires comme le Royaume-Uni, la France, le Danemark ou les États-Unis ont investi pour relier leurs colonies et pouvoir communiquer plus rapidement avec elles. Au XXIème siècle, trois grands axes structurent le trafic mondial : l’axe transatlantique, l’axe transpacifique et la route Europe-Asie en passant par la Méditerranée et la Mer Rouge. Le Pacifique était peu relié à l’heure du télégraphe, et il l’est très densément aujourd’hui, c’est le changement principal. En un siècle et demi, on peut dire que la carte s’est densifiée et diversifiée, mais la concentration reste sur les mêmes zones.
Physiquement, ces milliers de kilomètres de câbles reposent sur le fond de l’eau, parfois sous l’eau, et sont épais comme un poignet humain. Ils sont donc plutôt fragiles, et cela pose parfois problème : vous rappelez le sort des Tonga coupé d’Internet pendant 15 jours et en proie au chaos. Cela donne forcément des envies d’attentats, non ?
Il y a une réalité d’actes malveillants, de sabotages, particulièrement par temps de guerre. Cela est d’autant plus possible que la protection des câbles sous-marins ne peut être optimale à cause de l’ampleur des zones à protéger. En outre, la tension géopolitique actuelle fait parler des infrastructures critiques maritimes, or la mer est mal connue et mal maîtrisée, ce qui alimente les spéculations. De plus, un nombre croissant de nouvelles technologies donnent accès aux fonds marins.
En ce qui concerne les motifs de tels actes, on voit l’intérêt pour des acteurs privés ou non-étatiques agissant au nom d’un état : cela ferait parler grandement du sujet, sans parvenir à déterminer qui est à l’origine de ces attaques, comme dans le cas de Nord Stream (un système de deux gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique, ndlr). Tout cela rend la menace crédible, mais il est très dur d’envisager les conséquences réelles qu’auraient ces attaques. Vous rappelez le cas des îles Tonga qui furent isolées, mais elles ne disposaient que d’un seul câble vers l’international et n’étaient pas très résilientes ; la réalité des pays occidentaux, très fortement reliés, implique que les attaques n’auraient sans doute pas les mêmes conséquences. Des ralentissements d’activité, sans doute, mais pas de plongée dans le noir.
À ce propos, la Russie a mené d’importants travaux pour se doter d’un Internet autonome. Le but est-il de se couper du reste du monde ou d’isoler le reste du monde ?
Il y a un faisceau d’indices concordants pour envisager vos deux hypothèses. Les russes s’intéressent aux câbles sous-marins et font une sorte de démonstration de capacité avec des manœuvres de leurs navires de surface à proximité des câbles. Menace d’autant plus crédible qu’eux-mêmes sont peu dépendants des câbles, car ils passent plus par la fibre terrestre pour leurs communications vers l’international. D’un autre côté, ils se mettent en ordre de marche pour devenir autonome sur le plan d’un internet national. Mais l’effectivité de cette autonomie numérique reste à prouver. Ce qu’ils essayent de montrer c’est qu’ils seraient en mesure de couper les câbles des autres sans être de leur côté plongés dans le noir et de survivre sans échanges internationaux. Mais nous sommes loin du modèle d’autonomie numérique d’un pays comme la Chine qui a, elle, un réel internet « national ».
Outre la Russie, quelles sont les principales tensions de la géopolitique sous-marine ? Comment se positionnent la Chine, les États-Unis, mais aussi la France qui dispose du deuxième domaine maritime au monde ?
La Chine monte en puissance dans le domaine industriel des câbles sous-marins, dans lequel elle s’est rendue incontestable sur le marché en une dizaine d’années, notamment avec la partie câble de Huawei, rachetée par Hentong Marine. La Chine est présente sur tous les segments du marché : production de câbles, mais aussi possession des navires pour aller réparer ces infrastructures et investissement dans les réseaux de câbles en tant qu’opérateur. Aujourd’hui, la Chine limite aussi les permis et font obstacle à la pose et la réparation de câbles par des entreprises étrangères en mer de Chine méridionale. Ils mènent une politique de protectionnisme et ont des vues hégémoniques sur la région.
« Les GAFAM posent plusieurs câbles sur une même route, pour ne pas être victimes d’aléas ou d’impairs et ainsi de ne pas ralentir leur activité en cas de dommages sur le réseau »
De la même manière, les États-Unis contre-attaquent en disant aux autres États de prendre des câbles américains plutôt que chinois. Ils répliquent en bloquant l’arrivée de câbles reliant les États-Unis à des territoires sous influence chinoise, comme Hong Kong par exemple. Ils contrôlent les acteurs de ces câbles et les destinations reliées. Concernant la France, nous avons une façade maritime qui nous permet en Métropole d’avoir un grand nombre de câbles, même si les Outre-Mer sont en réalité très mal reliées. Nous disposons également d’une industrie forte et nous sommes bien présents sur tous les segments : production, réparation et opérateurs. Pour être très complet, il nous manquerait seulement des fournisseurs de contenu…
Justement, le principal changement récent est la montée en puissance financière des GAFAM qui sont devenues propriétaires des câbles après des investissements très importants. Pourquoi cette frénésie d’achats et quelles visées stratégiques en découlent ?
Il y a vingt ans, les GAFAM étaient les clients directs des opérateurs qui les taxaient énormément pour faire passer les données par leurs câbles. Ces opérateurs n’ont pas vu venir la réaction financière des GAFAM qui ont alors décidé d’investir directement dans les câbles pour s’émanciper de ces coûts. Ils ont commencé par prendre des parts dans les consortiums d’opérateurs, puis ont investi seuls ou en petit nombre.
La moitié de la capacité des câbles mondiaux est aujourd’hui utilisée par les GAFAM : ils sont les moteurs du trafic mondial. Outre l’intérêt économique, ces fournisseurs de contenu choisissent les routes suivies par ces câbles pour relier entre eux leurs data centers pour aller plus vite et répondre à leurs propres besoins. Enfin, le fait d’avoir très peu d’acteurs économiques autour de la table permet d’accélérer considérablement les décisions pour mettre en œuvre de nouveaux câbles : là où il fallait parfois l’accord de trente opérateurs avant, il n’en faut plus que deux ou trois aujourd’hui. En investissant par eux-mêmes, les GAFAM posent plusieurs câbles sur une même route, pour ne pas être victimes d’aléas ou d’impairs et ainsi de ne pas ralentir leur activité en cas de dommages sur le réseau. Leur stratégie d’investissement est parfaitement utilitariste et très maîtrisée.
Navire d’inspection de câble sous-marin © Shutterstock
Vous expliquez que le réseau satellitaire en fort développement est complémentaire et non pas concurrent du réseau sous-main. Quelles sont les prérogatives et spécificités de chacun ?
Ça n’est pas comparable car les investissements dans le satellite sont beaucoup plus importants que dans le sous-marin. Starlink (fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société SpaceX, ndlr), à lui seul, c’est 8 milliards de dollars, soit plusieurs années d’investissement dans les câbles sous-marins au niveau mondial. En revanche, les satellites ne savent pas faire transiter autant d’infos et aussi rapidement que les câbles. Le satellite est donc complémentaire et sert à des usages spécifiques : pour des raisons de fiabilité, il est précieux aux activités militaires et aux activités maritimes, et peut également aider sur les zones mal desservies et autres usages spécifiques, laissant la masse du trafic aux câbles sous-marin. Mais cette vérité de 2023 peut rapidement être remise en cause : la R&D (Recherche et Développement, ndlr) en la matière va si vite que cela pourrait changer dans les années à venir.
Votre livre s’achève sur le défi environnemental de cette artificialisation sub-aquatique. Vous dites que les acteurs industriels sont conscients du besoin de prendre soin des fonds marins. Concrètement, à quels périls faisons-nous face ?
Comme pour la construction de nouvelles autoroutes sur terre, la question de leur augmentation se pose, avec des problématiques d’érosion de la biodiversité… La multiplication du nombre de câbles dans des espaces naturels va évidemment à l’encontre de l’environnement. Mais on connaît tellement mal les fonds marins qu’on ne sait pas ce qu’on préserve exactement ; d’où l’importance d’accélérer la régulation juridique pour protéger complètement certaines zones. Pour ce qu’on connaît de l’existant, aujourd’hui, les câbles ont une emprise relativement faible par rapport à d’autres activités sous-marines : en termes de bruit, de rayonnement ou de déplacement d’espèces, les câbles sont infiniment moins nocifs que l’exploration minérale ou l’exploitation minière par exemple. Ça ne veut pas dire qu’ils sont neutres, mais ça n’est pas le principal risque et heureusement, car les industriels ne se limiteront pas d’eux-mêmes : malgré leur volonté d’affichage, je doute que l’environnement soit une priorité pour les GAFAM.
Source : usbeketrica.com