Selon Naomi Klein, l’IA risque d’« aggraver activement la crise climatique »
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Dans une tribune publiée par le quotidien britannique The Guardian, la très réputée professeure de justice climatique Naomi Klein s’attaque aux fantasmes qu’engendre l’intelligence artificielle, de la lutte contre le réchauffement climatique au « faux-socialisme », derrière lequel se cache un capitalisme retors. Autant d’« hallucinations » que l’autrice à succès entend démonter.
En tête de liste des avantages de l’intelligence artificielle (IA) figure, presque invariablement, l’affirmation selon laquelle ces modèles algorithmiques aideront à lutter d’une manière ou d’une autre contre la crise climatique.C’est ce qu’ont affirmé tour à tour le Forum économique mondial, le think tank américain Council on Foreign Relations ou encore le cabinet de consulting Boston Consulting Group, assurant que l’IA « peut être utilisée pour […] construire une société plus verte ».
Bien qu’énergivores, les intelligences artificielles sont fréquemment brandies comme une solution pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de secteurs polluants, à l’instar de l’aviation et de l’agriculture. Mais pour Naomi Klein, professeure de justice climatique et autrice des bestsellers No Logo (Actes Sud, 2002), La Stratégie du choc (Actes Sud, 2013) et Plan B pour la planète, le New Deal vert (Actes Sud, 2019), les IA sont loin de « résoudre » la crise climatique ; bien au contraire. « Il est beaucoup plus probable que l’IA soit commercialisée de manière à aggraver activement la crise climatique », estime l’éditorialiste dans une tribune pour le quotidien britannique The Guardian, publiée le 8 mai dernier.
Que ce soit l’industrie fossile, qui a recours à des modèles d’intelligence artificielle pour accélérer l’exploration pétrolière et gazière, ou la firme Coca-Cola, qui investit massivement dans l’IA générative afin de vendre davantage de produits, les entreprises qui se hissent déjà au rang des plus émettrices en termes de gaz à effet de serre exploitent désormais des modèles d’IA pour faire fructifier leurs bénéfices, quitte à alourdir leur bilan carbone. « Il devient de plus en plus évident, énonce Naomi Klein dans les colonnes du Guardian, que cette nouvelle technologie sera utilisée de la même manière que la dernière génération d’outils numériques : ce qui commence par de nobles promesses sur la diffusion de la liberté et de la démocratie finit par un microciblage des publicités pour que nous achetions davantage de produits inutiles et émetteurs de carbone, [comme ceux de Coca-Cola, ndlr] ».
« Hallucinations »
Considérer que les intelligences artificielles permettront de lutter efficacement contre le réchauffement climatique n’est qu’une des multiples « hallucinations » dont souffre le milieu de la tech depuis l’avènement de ChatGPT, avance Naomi Klein. « L’IA générative mettra fin à la pauvreté, nous disent-ils. Elle guérira toutes les maladies. Elle résoudra le problème du changement climatique. Elle rendra nos emplois plus intéressants et plus passionnants. L’IA rendra nos vies pleines de loisirs et de contemplation, nous aidant à retrouver l’humanité que nous avons perdue à cause de la mécanisation capitaliste tardive. Elle mettra fin à la solitude. Elle rendra nos gouvernements rationnels et réactifs, liste la codirectrice du Centre pour la justice climatique à l’université de Colombie-Britannique, dans sa (très) longue tribune. Ce sont là, je le crains, les véritables hallucinations de l’IA et nous les entendons tous en boucle depuis le lancement de ChatGPT ».
Pour mieux faire passer ces illusions, la Silicon Valley joue la carte du « faux-socialisme », affirme l’essayiste. Cette stratégie revient à créer un produit attrayant, à le distribuer gratuitement pendant quelques années et à le rendre payant une fois que les utilisateurs en sont devenus dépendants. Un plan que semble adopter Open-AI, maison mère du générateur de texte ChatGPT, dont la dernière version est réservée aux abonnés.
Autre tactique : faire croire que l’IA générative ne provoquera pas la fin de l’emploi, mais seulement celle du « travail ennuyeux », les chatbots se chargeant des tâches répétitives. Cette stratégie-là, bienveillante en apparence, dissimule les effets potentiellement dévastateurs de l’intelligence artificielle telle qu’elle est utilisée aujourd’hui dans notre système capitaliste, juge Naomi Klein. « Dans ce système, les effets de l’inondation du marché avec des technologies qui peuvent possiblement effectuer les tâches économiques d’innombrables travailleurs ne signifient pas que ces personnes seront soudainement libres de devenir des philosophes et des artistes, ironise la militante altermondialiste, connue pour avoir pointé les défaillances du capitalisme, du néolibéralisme et de la mondialisation dans ses ouvrages. Cela signifie que ces personnes se retrouveront face à l’abîme, les artistes réels étant parmi les premiers à tomber ».
« Les entreprises les plus riches de l’histoire s’emparent unilatéralement de la somme totale des connaissances humaines qui existent sous forme numérique, et les enferment dans des produits propriétaires »
Monopole
De la même manière qu’elle le fait pour le réchauffement climatique, la professeure de justice climatique met en garde contre le risque de monopole qui plane sur les intelligences artificielles et qui, selon elle, profite au système capitaliste. « Les entreprises les plus riches de l’histoire (Microsoft, Apple, Google, Meta, Amazon…) s’emparent unilatéralement de la somme totale des connaissances humaines qui existent sous forme numérique, et les enferment dans des produits propriétaires, dont beaucoup s’en prendront directement aux humains dont le travail de toute une vie a permis de former les machines, sans leur permission ou leur consentement », alerte-t-elle dans les colonnes du Guardian. Craignant que les intelligences artificielles ne deviennent un outil de dépossession et de spoliation massif, l’altermondialiste canadienne appelle quiconque voudra bien l’entendre à refuser d’utiliser ces outils et à exiger des employeurs et des autorités mondiales qu’ils les rejettent également.
« Nous pouvons réglementer la forme actuelle des chatbots vampiriques et commencer à construire un monde dans lequel les promesses les plus excitantes de l’IA seraient plus que des hallucinations de la Silicon Valley »
Bien qu’alarmiste, Naomi Klein ne se montre pas totalement défaitiste, espérant trouver une issue collective favorable dans l’encadrement juridique des IA. « Un monde de contrefaçons profondes, de boucles de mimétisme et d’aggravation des inégalités n’est pas une fatalité, rassure-t-elle. Nous pouvons réglementer la forme actuelle des chatbots vampiriques et commencer à construire un monde dans lequel les promesses les plus excitantes de l’IA seraient plus que des hallucinations de la Silicon Valley ».
Ce n’est qu’une fois que ces intelligences artificielles seront régulées que leur plein potentiel pourra être exploré, projette l’autrice. « Il existe un monde dans lequel l’IA générative, en tant que puissant outil de recherche prédictive et d’exécution de tâches fastidieuses, pourrait en effet être mise au service de l’humanité, des autres espèces et de notre maison commune, imagine-t-elle. Mais pour que cela se produise, prévient l’essayiste, ces technologies devraient être déployées dans le cadre d’un ordre économique et social très différent du nôtre, un ordre dont l’objectif serait de répondre aux besoins humains et de protéger les systèmes planétaires qui abritent toutes les formes de vie ».
Source : usbeketrica.com
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J’avais lu à leurs sorties “No Logo” et “La stratégie du choc”, et je vois que Naomi Klein a toujours l’esprit aussi lucide.