Empreinte du numérique : les prévisions (inquiétantes) de l’ADEME et l’Arcep aux horizons 2030 et 2050
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Des horizons plus ou moins bouchés
L’ADEME et l’Arcep ont publié leur troisième et dernier rapport sur l’état du numérique en France, sous le prisme de la durabilité et de l’empreinte carbone. C’est l’heure du bilan, mais surtout des analyses prospectives. Les deux agences ont réuni leurs pistes dans quatre scénarios, du plus optimiste au plus pessimiste.
En août 2020, le Ministère de la Transition écologique et le Ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance confiaient une mission à l’ADEME (Agence de la transition écologique) et l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) : mesurer l’empreinte du numérique et chercher des leviers d’actions et des bonnes pratiques pour la réduire.
En janvier 2022, les deux agences remettent les deux premiers volets d’un rapport prévu en trois parties. Ils étaient consacrés à la mesure de cette empreinte et aux méthodologies adoptées.
Hier, le troisième et dernier volet est sorti. Très attendu, il fait le point sur les constats réalisés depuis le début du chantier en 2022, trace les grandes tendances à venir, établit plusieurs scénarios prospectifs et doit servir de base aux réflexions futures, notamment ce qui va être demandé aux entreprises du numérique.
Le point sur la consommation du numérique
Commençons par rappeler qu’en matière de numérique, les différents maillons de la chaine n’ont pas la même empreinte carbone. Loin de là même : les équipements comptent pour 79 % de l’empreinte, contre 16 % pour les centres de données et 5 % pour les réseaux.
Dans l’ensemble, l’écrasante majorité de cette empreinte provient de la fabrication, ce qui fait dire aux deux agences : « avant même que nous n’utilisions notre dernier smartphone, téléviseur ou ordinateur flambant neuf, il a déjà produit près de 80 % des émissions de gaz à effet de serre qu’il émettra durant sa (trop courte) vie ».
Ce volet est riche de chiffres « lourds », au sens figuré comme au propre : un(e) Français(e) consomme en moyenne 949 kg de ressources (fabrication des équipements) et produit 301 kg de déchets par an, uniquement pour le numérique. Et si ces chiffres vous semblent énormes, c’est parce qu’ils prennent en compte tous les éléments de la chaine de la production et de traitement des déchets, y compris l’extraction des ressources, qui produit elle-même des déchets. Les ressources elles-mêmes comprennent les ressources abiotiques (matériaux, énergie fossile, etc.), la biomasse, ainsi que les déplacements de terre et d’eau.
Le rapport revient également sur le nombre d’équipements utilisés en 2020. L’ADEME et l’Arcep en ont compté 800 millions, parmi lesquels on retiendra : 245 millions de petits objets connectés (IoT), 110 millions pour le stockage externe, 63 millions de télévisions, 37 millions d’écrans d’ordinateur, 21 millions de box tv, 23 millions d’imprimantes, 70 millions de smartphones, 37 millions de téléphones fixes, 59 millions d’ordinateurs portables, 37 millions d’ordinateurs fixes, 24 millions de tablettes, ou encore 18 millions de consoles de jeu.
Seulement voilà, la proportion d’une catégorie dans l’ensemble ne reflète pas sa proportion dans l’empreinte carbone. Par exemple, les 245 millions de petits objets connectés représentent environ 30 % du nombre d’équipements, mais seulement 5 % de l’empreinte carbone.
Voici les trois segments majeurs (ils représente 85 % de l’empreinte carbone) :
- Téléphones mobiles, fixes et smartphones : 15 % du total d’équipements, 20 % de l’empreinte carbone
- projecteurs, écrans spécifiques, écrans d’ordinateur et télévisions : 14 % du total d’équipements, 26 % de l’empreinte carbone
- consoles de jeux, stations d’accueil, tablettes, ordinateurs fixes et portables : 22 % du total d’équipements, 39 % de l’empreinte carbone
Le graphique ci-dessous rend compte des chiffres :
Sans surprise, ce sont les smartphones et téléviseurs qui représentent les deux principaux moteurs des émissions pour le numérique. Toujours sans surprise, la consommation électrique augmente avec la taille de l’écran, une croissance non linéaire et courbe, car elle est plus rapide que celle de la taille.
Le problème des émissions est largement accentué par les habitudes de consommation, puisqu’un smartphone est gardé en moyenne 30 mois, et 36 mois pour une tablette. Il n’est donc pas étonnant que le rapport cite le prolongement de la durée d’utilisation comme l’un des principaux leviers de réduction de l’empreinte environnementale. Ce qui fait conclure au rapport : « Plus le renouvellement des équipements est fréquent, plus leur impact environnemental est important ».
Le scénario tendanciel à 2030, le plus pessimiste
Si ce rapport était attendu, c’était avant tout pour son aspect prospectif. Le travail des deux agences s’est articulé essentiellement autour d’un scénario dit tendanciel, qui regroupe les principales tendances observées aujourd’hui, pour donner une idée de ce qui nous attend à horizons 2030 et 2050, en extrapolant depuis les données actuelles.
D’autres scénarios sont prévus (nous y reviendrons), mais celui-ci est le principal. Il prévoit une augmentation de 45 % des émissions de gaz à effet de serre pour 2030 et un triplement pour 2050. Pour ce dernier, l’empreinte carbone bondirait précisément de 187 %, la consommation de ressources utilisées de 179 %, la consommation d’énergie finale de 79 % et celles des métaux et minéraux de 59 %. Ces chiffres sont exprimés sur la base d’indicateurs normalisés, notamment le MIPS qui intègre les ressources citées précédemment (abiotiques, etc.).
Cette tendance est considérée aujourd’hui comme la plus mauvaise, celle où globalement peu ou pas d’efforts sont faits. Il n’y aurait, d’ici à 2030, ni écoconception des produits, ni allongement de la durée de vie, ni substitution progressive des téléviseurs par des vidéoprojecteurs, les installations d’antennes de réseau mobile continueraient de croitre, le nombre d’équipements continuerait sa croissance rapide, tout comme les usages. La consommation électrique unitaire des équipements serait, elle, en légère baisse, grâce à la tendance actuelle.
Avec une écoconception des produits, un allongement d’un an de la durée de vie et une baisse légèrement accélérée de la consommation unitaire, l’évolution de l’empreinte d’ici à 2030 pourrait passer de 45 % à 20 %. C’est le scénario « écoconception modérée ». En ajoutant encore une année à la durée de vie et en faisant encore plus d’efforts sur la consommation unitaire, elle ne serait plus que de 5 %. C’est le scénario « écoconception généralisée ».
Enfin, si on stabilisait le nombre d’antennes relais et d’équipements, et que l’on remplaçait progressivement les téléviseurs par des vidéoprojecteurs, l’évolution deviendrait négative : -16 %. C’est le scénario « sobriété ».
Le rapport estime que l’écoconception modérée serait bien sûr le plus simple à mettre en place, tout en ayant une action concrète, réduisant de plus de moitié la croissance de l’empreinte. Cependant, même une croissance limitée à 20 % est vue comme problématique. Le scénario de sobriété est donc regardé avec envie, car il entrainerait une baisse significative de la consommation de ressources pour la fabrication des équipements numériques -30 %) et une chute drastique de la consommation d’énergie finale (-52 %).
À horizon 2050, l’écart explose entre les scénarios
D’ici 27 ans, les tendances actuelles pourraient avoir été confirmées ou bousculées par une série de mesures, alliant des décisions politiques fortes et une évolution importante des habitudes. Il y a tant d’éléments à prendre en compte que les quatre scénarios établis par le rapport varient profondément.
Le scénario le plus optimiste est nommé « Génération frugale » : « Des transformations importantes dans les façons de se déplacer, de se chauffer, de s’alimenter, d’acheter et d’utiliser des équipements, permettent d’atteindre la neutralité carbone sans impliquer de technologies de captage et stockage de carbone, non éprouvées et incertaines à grande échelle. La transition est conduite principalement grâce à la frugalité par la contrainte et par la sobriété ».
Rien d’impossible dans ce scénario a priori, même si son application pourrait venir de directions très différentes, ou d’un lot de contraintes diverses. Le rapport cite par exemple des directives réglementaires et une prise de conscience générale. Mais les changements pourraient également venir de pénuries en matières premières, le numérique entrant en concurrence avec d’autres secteurs. Les loisirs numériques se retrouveraient limités, surtout en mobilité, tandis que les services prioritaires (santé, éducation, mobilité, culture…) seraient garantis.
Dans le scénario « Coopérations territoriales », la société « se transforme dans le cadre d’une gouvernance partagée et de coopérations territoriales. Organisations non gouvernementales, institutions publiques, secteur privé et société civile trouvent des voies de coopération pragmatique qui permettent de maintenir la cohésion sociale. Pour atteindre la neutralité carbone, la société mise sur une évolution progressive, mais à un rythme soutenu du système économique vers une voie durable alliant sobriété et efficacité. La consommation de biens devient mesurée et responsable, le partage se généralise ».
Dans cette hypothèse, les habitudes de consommation de 2020 sont figées et les acteurs impliqués tentent des approches pragmatiques pour les maintenir. Les principes de sobriété et d’écoconception sont modérés, mais bien présents, avec de gros efforts sur la « décentralisation et la constitution d’un maillage territorial de serveurs de données ». Tout besoin matériel est analysé pour déterminer la réponse la plus efficace. Les objectés connectés sont utilisés principalement dans un but de gain énergétique.
Deux scénarios de solutionnisme technologique
Avec les « Technologies vertes », et en dépit de ce nom, les scénarios se font plus pessimistes. Dans celui-ci, le développement technologique « permet de répondre aux défis environnementaux plutôt que les changements de comportements vers plus de sobriété. Les métropoles se développent et les technologies et le numérique, qui permettent l’efficacité énergétique ou matière, sont dans tous les secteurs ».
On l’aura compris, c’est la voie du solutionnisme technologique, qui estime que tout problème à une solution adéquate dans l’emploi d’une technologie spécifique, sans tenir compte des actions de sobriété et donc du changement des habitudes. Dans ce scénario, la fracture entre centres urbains et campagnes grandit, ces dernières bénéficiant peu (ou pas) des innovations. Et pour cause, puisque l’optimisation viendrait de l’IA pour les systèmes complexes des villes : énergie, eau, transports et autres.
Quant à la dernière hypothèse, nommée « Pari réparateur », elle est presque là pour servir de point de repère : « Les modes de vie du début du XXIe siècle sont sauvegardés. Le foisonnement de biens consomme beaucoup d’énergie et de matières avec des impacts potentiellement forts sur l’environnement. La société place sa confiance dans la capacité à gérer, voire à réparer les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières. Cet appui exclusif sur les technologies est un pari dans la mesure où certaines d’entre elles ne sont pas matures ».
Dans le rapport, ce scénario est qualifié de « fuite en avant du numérique ». Il évoque une « digitalisation » (sic) systématique de tout ce qui peut l’être, un numérique devenu le maillon central des autres composantes de la société, la domotique est partout, les loisirs sont largement virtualisés, les villes sont toutes devenues des « smart cities ». Tous les équipements sont connectés, la consommation de données explose avec les mises à jour très fréquentes, la fabrication effrénée raréfie encore plus rapidement certains matériaux. « En conséquence, l’empreinte carbone du secteur du numérique est démultipliée ». Les techniques de compensation et captation carbone se multiplieraient.
On n’est donc pas étonné que l’évolution de cette empreinte carbone diffère totalement entre ces scénarios. Avec Génération frugale, elle serait réduite de 45 %. Tous les autres voient une augmentation, mais avec des ordres de grandeur abyssaux : +32 % pour Coopérations territoriales, +183 % pour Technologies vertes et jusqu’à +372 % pour Pari réparateur.
L’évolution envisagée du nombre d’équipements suit la même tendance : réduite de moitié pour Génération frugale, x1,6 pour Coopérations territoriales, x5 pour Technologies vertes et un énorme x14 pour Pari réparateur. Même chose pour le nombre d’objets connectés : stabilisation pour Génération frugale, x4 pour Coopérations territoriales, x15 pour technologies vertes et x43 pour Pari réparateur.
Pour l’ADEME et l’Arcep, la situation est très claire
« Pour atteindre l’objectif des accords de Paris en 2050, le numérique doit prendre la part qui lui incombe : un effort collectif impliquant toutes les parties prenantes est donc nécessaire », conclut le rapport.
Les deux agences insistent sur la nécessité d’une course d’actions aussi proche que possible du scénario Génération frugale, qui a cependant peu de chances d’être appliqué en l’état. La variation des habitudes serait brutale, mais des éléments extérieurs (géopolitique, pénurie de ressources…) pourraient les induire « par la force ».
Car le numérique est hautement dépendant « aux métaux stratégiques et autres ressources utilisées pendant la phase de fabrication des terminaux (principalement téléviseurs, ordinateurs, box internet et smartphones jusqu’en 2030 puis essor des objets connectés jusqu’en 2050 en lien notamment avec la mise en place de nouvelles technologies de réseaux mobiles) ».
Il n’y aura donc pas le choix si la France veut tenir ses engagements : il faudra des politiques courageuses de sobriété (principal levier d’action identifié), une forte évolution des mentalités, un accroissement de la durée de vie des produits, ainsi qu’une réflexion profonde sur les habitudes de consommation et ce qui peut être qualifié de « besoins ».
À noter que dans le rapport et durant la présentation presse qui s’est tenue hier à 14h, le terme d’écoconception revenait très régulièrement. Lorsque nous avons demandé ce qu’il impliquait et si des constructeurs répondaient présents, Raphael Guastavi, directeur adjoint Économie circulaire de l’ADEME, nous a répondu qu’une définition claire étant en cours de réflexion, car il incluait notamment un futur indice de durabilité, lui aussi en cours d’élaboration.
Source : nextinpact.com
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