Étant un ultime fan de cette légende de la japanimation (je me souviens encore faire mes copies de cassettes vidéos avec 2 magnétoscopes 😆 ), je ne pouvais que vous faire partager ce dossier, qui même datant de 2019, est extrêmement bien écrit et juste.
Enjoy !
Netflix à mis en en ligne en 2019, la version remasterisée de Neon Genesis Evangelion, la série animée dépressive et légendaire de Hideaki Anno vers laquelle son auteur n’a de cesse de revenir.
Les fans de Game of Thrones n’ont rien inventé. En mars 1996, la conclusion précipitée d’un jalon crucial de la pop culture déclenche déjà les foudres de son auditoire. Le dernier épisode de la série animée Neon Genesis Evangelion, avec son design épuré, ses plans manifestement finis à la hâte et son propos à la fois évanescent et très littéral, laisse plus d’un spectateur sur le carreau.
Les promesses gigantesques de la série semblent s’évacuer dans un déconcertant exercice de catharsis, dans un entre-deux entre le coaching motivationnel et la psychanalyse. Son auteur, Hideaki Anno, reçoit à la suite de la diffusion un nombre invraisemblable d’insultes et de menaces de mort manuscrites, ère pré-digitale oblige.
De fait, le créateur et son équipe se sont pliés à une cadence intenable pour boucler l’intrigue dans les délais impartis par son calendrier de diffusion télévisuelle, ce qui explique en partie l’allure minimaliste de cet épilogue. Pour calmer la déception criarde des fans et capitaliser un peu plus sur la franchise, le studio Gainax met en chantier une nouvelle fin sous forme de deux films sortis l’année suivante.
Hideaki Anno s’acquitte de la tâche dans ce qui reste le plus impressionnant doigt d’honneur créatif de la fin de siècle. Dans un premier temps, Neon Genesis Evangelion : Death & Rebirth condense en un peu plus d’une heure l’intrigue des 24 épisodes de 20 minutes de la série dans un montage cut, collage épileptique truffé de panneaux et de répétitions sursignifiantes, capable dans le même temps de s’offrir des pauses contemplatives jusqu’au malaise (le moment précédant la mort de Kaworu s’y éternise le temps de décupler son impact).
Death & Rebirth utilise des scènes inédites comme pour tordre le souvenir du show, triture le matériau de base pour donner un nouveau sens souvent destructeur aux images originales – le plus fameux et redoutable exemple étant sans aucun doute la séquence où Gendo Ikari reprend les commandes de l’EVA 01 des mains de son fils pour le forcer à anéantir son camarade : le montage plus ramassé, au gré duquel Shinji supplie son père d’arrêter dans une série de soubresauts, transforme presque la scène en viol incestueux.
Et parce qu’a priori, le ton est encore un peu trop à la déconne, Hideaki Anno entame Neon Genesis Evangelion : The End of Evangelion, sa nouvelle conclusion alternative, avec une scène atroce où Shinji, toujours plus extrême dans la haine de soi, se masturbe sur le corps inanimé d’Asuka à l’hôpital. Ce prologue dérangeant et dérangé trouvera un écho dans la toute dernière réplique prononcée par le même Shinji après une apocalypse de visions traumatiques :
« Ça me dégoûte » ou « Je me dégoûte » selon les traductions. Bonne ambiance. Un seul message demeure limpide à l’éclairage de cette deuxième conclusion : parfois, les fans devraient se méfier de ce qu’ils désirent, surtout avec un artiste aussi entier que Hideaki Anno et une œuvre aussi complexe et insaisissable que Neon Genesis Evangelion.
LA DÉPRÉSSION COMME UN MECHA
En 1991, Hideako Anno termine la production de la série animée Nadia, le secret de l’eau bleue. Ce fabuleux hommage à Jules Verne, initialement développé par Hayao Miyazaki, est le genre d’accomplissement artistique dont rêvent tous les réalisateurs.
La période post-partum vire à la sinistrose, la sinistrose laisse place à un colossal épisode dépressif, accompagné de plusieurs tentatives de suicide. Les troubles dont souffrait Hideaki Anno depuis plusieurs années s’abattent sur lui en nuées, et le réalisateur ne sort de son état qu’au terme de quatre ans de soins et de lutte acharnée pour reprendre le dessus.
Neon Genesis Evangelion est le produit direct de sa maladie, laquelle reviendra pointer le bout de son nez souffreteux aux deux tiers de la production. Dans ses seize premiers épisodes, Evangelion a des airs de série mecha quasi lambda, à l’animation particulièrement léchée. La maladresse sociale du personnage principal le rend vaguement attachant, les personnages secondaires intriguent autant qu’ils amusent – Shinji partage sa colocation avec une semi-alcoolique et un pingouin domestiqué, sources de gags de promiscuité et autres quiproquos rigolos.
Quelques indices épars sèment le trouble sans trop révéler pourquoi, comme si la série avançait masquée. De la nature incertaine de la menace (des kaijus protéiformes affublés du sobriquet d’« anges », liés à une cosmogonie à haute teneur mystico-symbolique) à l’appréhension pour le moins trouble du refoulement hormonal de son héros adolescent, quelque chose ne va pas dans cette mécanique narrative pourtant largement familière des consommateurs d’anime.
Les EVA, ces étranges robots géants, ne sont pas tant des habitacles que les prolongements monstrueux de leur pilote, et les AT-Field, les champs de protection des golgoths, des projections de leurs peurs et insécurités. Parfois, la seule façon de se débarrasser d’un ange est de s’abandonner à la démence et de déclencher ce faisant le mode « berserk » des EVA, au gré duquel les géants de fer deviennent des créatures plus organiques, avides de dévorer leur proie dans une orgie sanguinolente.
Rey, Asuka et Shinji vivent dans le monde clos de l’enclave de l’agence paramilitaire NERV, au cœur d’une cité tokyoïte réaménagée en champ de bataille fonctionnel et dénuée de toute âme qui vive – plus tard, dans les longs-métrages du cycle Rebuild of Evangelion, Hideaki Anno y matérialisera la population de la mégalopole japonaise, signe d’une (petite) ouverture au monde.
Neon Genesis Evangelion décrit les interactions gênées entre ses différents protagonistes, les isole de plus en plus, compense chaque moment de complicité entre ses héros par un drame ou une vision cauchemardesque. Peu à peu, le poids de leur mission les écrase sans laisser place à la plus petite respiration. Le show abandonne ses oripeaux de production mecha classique pour virer au requiem de passions tristes, où l’ennemi revient à chaque fois sous une forme différente pour mieux tromper les moyens de le combattre, où les relations sont foutues d’avance et tout doit crever pour espérer renaître.
SOUDAIN LE VIDE
À l’entame du dernier tiers, quand chacun a pris ses aises dans cet univers sériel, quelque chose se brise lorsque Shinji tient enfin tête à son géniteur, sérieux candidat au titre de pire père de fiction, et lui annonce son (faux) départ. Cette contestation de l’autorité remet toute la logique dramaturgique de la série en cause, et surtout, elle nous confronte brutalement à son absurdité. Ce faisant, Neon Genesis Evangelion colle au plus près de son pitch : la survie du monde dépend d’adolescents de 14 ans, les seuls a priori capables de piloter ces engins de mort à l’origine aussi nébuleuse que les anges qu’ils combattent. Des êtres par nature fragiles, en proie au doute, aux responsabilités beaucoup trop grandes pour leurs frêles épaules. Ainsi de Rey, et de sa pleine conscience d’être interchangeable et sacrifiable à merci, d’Asuka, la forte tête à la déchéance cruelle, et bien évidemment de Shinji, cet enfoiré de geignard contraint de sauver le monde et de « ne pas reculer », pour citer son mantra répété dans les pires situations.
Venez pour les joutes de créatures géantes, restez pour la torture bien retorse de personnages dépouillés de leur libre arbitre. Pour qui s’investit émotionnellement dans le parcours de ses personnages, Neon Genesis Evangelion est un vampire psychique capable de détruire toute stabilité mentale sur son passage.
Pour qui reste en surface, hermétique à cet univers volontiers abstrus, le choc sera purement graphique. Certaines images de la série se gravent dans le cortex pour n’en plus sortir, à la fois pour leur extrême violence diégétique et pour leur beauté obscène. Ainsi de la mort du bienveillant Kaworu Nagisa, de la destruction des clones de Rei, mais aussi de ces plans de Shinji dans le métro, tête baissée, casque sur les oreilles.
Restez vigilants : le spleen de la série cueille à la moindre baisse de garde. Non par une quelconque complaisance dans des abîmes ténébreux, entre le théâtre de la cruauté et la mélancolie adolescente, mais par sa faculté à viser émotionnellement juste sur des détails inattendus, des valeurs de plan et des changements de perspective à même de capter l’intime et l’aliénation dans un même mouvement.
C’est sans doute ce qui a désarçonné dans le dernier épisode diffusé originellement, au-delà de ses partis-pris graphiques en rupture profonde avec l’identité visuelle du show. Après moult tergiversations qui ont participé à la confection précipitée de cette ultime livraison, Hideaki Anno s’était décidé à délivrer une métaphore sur les voies qui l’avaient sorti de son état dépressif. Le public lui a opposé une fin de non-recevoir. Il lui a donc répondu avec le stupéfiant The End of Evangelion (lui aussi disponible sur Netflix).
L’HISTOIRE SANS FIN
Selon la production, le film transpose avec un surcroît d’ambition la première version des épisodes 24 et 25 que l’équipe n’avait pu fournir pour les diffusions finales, faute de temps et de budget. En l’état, le long-métrage a tout de même de gros airs de réaction épidermique au rejet du public.
Anno va jusqu’à inclure subrepticement des messages de protestation et de menaces dans un montage mêlant plusieurs prises de vues réelles d’environnements urbains anxiogènes. The End of Evangelion est le double maléfique du 25e épisode de la série : infiniment plus abouti au niveau visuel, il marque l’aboutissement du détournement profane de l’iconographie religieuse de la saga pour la porter vers des sommets graphiques à peine croyables. Et dans le même temps, il souille le peu d’innocence dont le show pouvait se prévaloir.
Les personnages sont résignés à l’issue funeste de l’Humanité. Shinji prend in fine la décision inverse à celle du 25e épisode, qui s’achevait sur une séquence lumineuse, et se retrouve prisonnier d’un sort alternatif désespéré. Les anges s’empalent le cœur jusqu’à se faire exploser, le corps d’une Rei géante se disloque, la planète Terre se vaporise dans le cosmos. Shinji se réveille sur une plage, sous les cadavres des anges flottant dans un ciel couleur sang. À ses côtés, le corps inerte d’Asuka, qu’il commence à étrangler. Lorsqu’elle lui caresse le visage, il s’interrompt et éclate en sanglots. Vous vouliez une autre fin ? La voici. Démerdez-vous avec et faites de beaux rêves.
Et oui, pardon, c’est un spoiler, quand bien même cette courte description ne vous prépare en rien au choc suscité par cette dérive métaphysique et sensorielle. The End of Evangelion s’empare des attentes des spectateurs qui ont engendré sa création pour entrer en mode berserk et dévaster le paysage beaucoup trop tranquille de l’animation mondiale dans un hurlement désespéré.
Que reste-t-il de ce geste inédit aujourd’hui ? Une poignée de leçons que le landernau pop culturel s’empêche de retenir de toutes ses forces, avec la même obstination qui l’a poussé à rejeter la fin initiale de la série. Un auteur a tout à perdre à se plier aux vœux de la majorité. Un objet plus esthétiquement léché ne s’avérera pas plus satisfaisant pour autant. Il faut apprendre à vivre avec la déception de ne pas voir toutes ses attentes honorées. Et si vous rejetez la conclusion d’une œuvre, c’est peut-être qu’elle n’était pas faite exclusivement pour vous.
YOU CAN (NOT) REBUILD
Une décennie s’écoule. Hideaki Anno revoit l’intégralité de la série en 2006 et décide de revisiter son monde dans une tétralogie de films baptisée Rebuild of Evangelion. Le premier épisode, Evangelion : 1.0 You Are (Not) Alone (2007), coréalisé comme le suivant par Kazuya Tsurumaki et Masayuki, remake les six premiers épisodes de la série sans grande sortie de route, place quelques pions stratégiques pour les bifurcations à venir.
La mise en scène, brillante et froide, s’accorde à la splendeur des images, venge Anno des frustrations limitatives rencontrées durant la production de la série. Les caractérisations de personnages apparaissent plus sèches, et ces derniers moins aimables – l’auteur ne dévoile pas encore son jeu.
Evangelion : 2.0 You Can (Not) Advance (2009) et Evangelion : 3.0 You Can (Not) Redo (2012) s’affranchissent de la tutelle du show et partent dans leurs propres directions narratives, greffent de nouveaux personnages, en réinventent d’autres.
Le troisième film démarre quatorze années après le Troisième Impact, le cataclysme retardé par la série jusqu’aux derniers épisodes. Il fige néanmoins ses héros dans leur apparence et leur âge adolescents, une astuce dialectique visant à la fois à rassurer les fans et à leur renvoyer une image d’éternelle stagnation. Assez proche dans son lyrisme singulier de The End of Evangelion, ce troisième volet du récit alternatif reflète la maturation de Hideaki Anno par rapport à sa maladie, une forme d’acceptation diffuse qui pourrait être remise en question dans l’ultime film, mis en hiatus le temps de la production de Shin Godzilla (2016) coréalisé par Anno et son comparse Shinji Higuchi.
En attendant cette troisième conclusion, la vision de Neon Genesis Evangelion avec l’œil de l’année 2019 s’impose, comme elle devrait s’imposer tous les cinq ans ou à chaque nouvelle étape décisive de sa vie pour la redécouvrir à chaque fois sous un jour différent.
La série et ses prolongements alternatifs offrent un spectre de lectures aussi large que celui de vos changements d’humeur. Ses multiples refontes et relectures permettent à chacun d’y trouver son compte en préférant telle version ou interprétation.
Evangelion ne demande qu’à être redécouvert et réapproprié. N’y allez pas en vous attendant à un divertissement de première légèreté, bien calé dans votre zone de confort netflixienne. Plus chafouin que Black Mirror, plus perché que The OA, plus singulier que l’intégralité des catalogues animés des services de VOD, Neon Genesis Evangelion boxe seul dans sa catégorie.
Son influence se ressent encore aujourd’hui, dans l’émotion graphique à fleur de peau d’un jeu vidéo comme Gris, dans la profonde tristesse des fans de la première heure quand de nouvelles générations bouffent leur madeleine de Proust sans vergogne et rejouent des matchs dont tout le monde est déjà sorti à la fois perdant et gagnant. C’est l’une des autres grandes leçons de la série, peu appliquée par les communautés de fans : une madeleine, c’est fait pour être partagé et boulotté à plusieurs.
SOURCE: Mad Movies