La recherche au défi de la sobriété énergétique du numérique
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La quantité de gaz à effet de serre émise par le secteur du numérique augmente de 6 % par an. Une évolution inquiétante du bilan carbone de ce secteur qui fait débat au sein des laboratoires d’informatique, où les tenants de la recherche d’efficacité des systèmes s’opposent aux partisans d’une plus grande sobriété, donc d’une réduction des usages.
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La décharge de déchets électroniques d’Agbogbloshie, près d’Accra (Ghana), en 2010. Dans sa série « Permanent Error », le photographe sud-africain Pieter Hugo dénonce le déséquilibre géopolitique qui permet aux grandes puissances de déverser leurs déchets sur les pays pauvres. PIETER HUGOUn vent de rébellion souffle dans les laboratoires d’informatique au sujet des conséquences environnementales de leur activité. Une poignée de chercheurs rêvent d’entraîner avec eux toute une communauté vers un avenir numérique différent. « Le compte n’y est pas », a été l’un des leitmotivs de ces rebelles, répété lors des Green Days à Lyon, les 27 et 28 mars, une conférence académique nationale réunissant les spécialistes des questions numériques et environnementales.
Le compte n’y est pas, car la quantité de gaz à effet de serre émise par le secteur du numérique augmente de 6 % par an. Quand, pour respecter les accords de Paris, il faudrait les baisser annuellement d’environ 7 %, a rappelé par exemple Guillaume Urvoy-Keller, professeur à l’université Côte d’Azur, graphique du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) à l’appui. Dans sa dernière estimation, le pôle numérique Arcep-Arcom réunissant les régulateurs des télécoms et de l’audiovisuel estime quel’empreinte carbone du numérique devrait augmenter de 45 % entre 2020 et 2030 en France.
Selon la coorganisatrice de l’événement, Anne-Cécile Orgerie, chercheuse CNRS à l’Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires (Irisa), à Rennes, « le numérique fait partie du problème et pas seulement de la solution ». De quoi recadrer les discours triomphalistes des promoteurs des technologies numériques appelées à révolutionner la santé, le transport, l’agriculture, l’environnement…
Anne-Laure Ligozat, professeure à l’Ecole nationale supérieure d’informatique pour l’industrie et l’entreprise, dans l’Essonne, elle aussi en se référant aux graphiques du GIEC, a fait un pas de plus en moquant les rapports optimistes de cabinets de conseil. Dans l’un, réalisé parAccenture, pour le compte de la Global Enabling Sustainability Initiative, qui regroupe des industriels, est par exemple écrit *« que le secteur des technologies de l’information et de la communication peut finalement découpler la croissance économique de la croissance des émissions de gaz à effet de serre». Même en 2015, date du rapport, l’irrationalité de cette phrase était patente.
Nouvel état d’esprit
« La réponse aux questions d’environnement n’est pas que technologique. Elle doit être plus globale et systémique », observe Laurent Lefèvre, chercheur à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), à Lyon, pionnier de ce nouvel état d’esprit et coorganisateur de ces onzièmes Green Days.
Deux visions coexistent, selon Anne-Cécile Orgerie. Celle, classique, de la recherche de systèmes moins énergivores, et celle des partisans d’une plus grande sobriété, donc de la réduction des usages. Parfois, cette dernière position passe mal. Un des groupes dans lequel la chercheuse est impliquée, EcoInfo, une fédération d’ingénieurs et de chercheurs soutenue par le CNRS, a par exemple écrit dans son analyse du déploiement de la 5G publiée fin 2022 qu’« on ne pourra pas maîtriser la consommation énergétique et les impacts environnementaux des réseaux mobiles sans imposer une forme de limitation dans les usages ». Ce qui lui a valu un tweet moqueur de Yann LeCun, responsable scientifique de l’intelligence artificielle (IA) chez Meta, maison mère de Facebook, projeté à l’écran de la conférence par Guillaume Urvoy-Keller : « Obscurantisme médiéval chez le groupe EcoInfo du CNRS. » Ambiance.
« A chacun de gérer ces tensions », estime Denis Trystram, professeur à l’université Grenoble-Alpes, qui fait part de sa propre expérience :« J’ai travaillé à faire faire des gains de performance de 30 % à 40 % pour différents calculs d’optimisation, mais c’était lutter contre des moulins à vent, caron fait de plus en plus de calculs… C’est une fuite en avant. Il faudrait revoir tout ça de façon systémique. » Dans l’amphi des Green Days, un jeune maître de conférences a même publiquement fait part de sa détresse actuelle, car il n’en peut plus de travailler sur des systèmes d’optimisation de technologies aussi néfastes à l’environnement. Il espère vite trouver une activité ayant plus de sens et de cohérence.
« La France est en pointe pour aller vers un futur alternatif durable », estime Benjamin Ninassi, ingénieur de recherche à l’Inria, à Rennes. Et de citer en effet bon nombre d’acteurs, académiques, comme EcoInfo, associatifs, comme GreenIT ou le Shift Project, ou institutionnels, avec des groupes à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep)…
L’impact des e-mails
Le travail ne manque pas pour les chercheurs. Prenons l’une des questions incontournables : la part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre. L’étude qui fait référence, de Charlotte Freitag (université de Lancaster, Royaume-Uni), en 2021, l’évalue entre 2,1 % et 3,9 % du total mondial, soit l’équivalent du trafic aérien. Cette étude repose sur d’autres, antérieures, dont la fourchette allait de 1,8 % à 2,8 %. Si les chiffres sont plus élevés, c’est que l’équipe a tenté de tenir compte de l’analyse du cycle de vie (fabrication, usage, recyclage…), difficile à évaluer, car impliquant une chaîne complexe d’acteurs et de produits. Et « ces estimations sont sommaires avec un degré important d’incertitudes », insistent les auteurs.
En sait-on plus sur un objet plus commun et emblématique de ce sujet, les e-mails ? Combien de « carbone » cela pèse-t-il ? En 2011, selon l’Ademe, l’estimation était de 19 grammes d’équivalent CO~2~. En 2018, Mike Berners-Lee, un spécialiste souvent cité, a affirmé que ce serait plutôt 4 grammes. Avant de préférer avancer en 2020 une fourchette entre 0,3 et 26 grammes, si l’on prend en compte notamment le terminal sur lequel on consulte, ordinateur fixe ou téléphone par exemple. Surtout, cela dépend de nouveau de l’analyse du cycle de vie.
L’une des erreurs avec les e-mails est de confondre « analyse attributionnelle et conséquentielle », explique un billet d’EcoInfo. La première étudie le seul effet des e-mails, la seconde prend en compte le poids de l’infrastructure permettant leur acheminement. « En simplifiant, le fait de ne pas envoyer un mail ne va pas faire disparaître votre ordinateur, ni le réseau ni les serveurs, et si en plus vous restez devant votre écran à rêvasser, voire pire, à regarder une vidéo à la place de lire un mail, au mieux, cela ne change rien, au pire, cela aura plus d’impact », précise la note d’EcoInfo. En outre, le temps passé à faire le nettoyage des boîtes e-mail a un impact, voire finalement plus d’effets négatifs que positifs.
Aux Green Days, la difficulté des mesures, qui prennent des allures d’équation avec un grand nombre d’inconnues, était omniprésente. Comme sur le visionnage de vidéos, de loin le plus gros usage de données dans les réseaux, 80 % selon le Shift Project. L’entreprise Quanteec a exposé que, selon trois méthodes, on peut obtenir des consommations associées à une consommation de vidéos « streamées » variant presque de 1 à 10 !
Le chemin vers des estimations correctes des impacts de tous les usages s’annonce long. Par exemple, la méthodologie que les opérateurs devront appliquer pour se conformer à la loi Antigaspillage pour une économie circulaire (AGEC), promulguée il y a plus de trois ans, est encore en discussion. En attendant, une approche simplifiée est autorisée, qui conduit à appliquer la même empreinte, 3,95 kilogrammes de CO~2~ par mois, à tous les utilisateurs des réseaux fixes, quelle que soit leur consommation de données, mais surtout quelle que soit la qualité de leur box, et que celle-ci soit allumée ou éteinte…
Le paradoxe de Jevons
« Le plus gênant n’est cependant pas là. C’est le “greenwashing” que cela induit », critique l’informaticien Frédéric Bordage, fondateur du collectif GreenIT*.* Et de rappeler la dernière étude de l’Ademe, selon laquelle les effets sur les ressources (métaux et fossiles) concentrent 52 % de l’empreinte du numérique en France, les émissions de gaz à effet de serre seulement 11 %. « On met donc l’accent sur une petite partie et pas sur la principale, alors même que les opérateurs possèdent ces informations,observe-t-il. Cela évite malheureusement de parler des sujets qui fâchent, comme le suréquipement, l’allumage des box, l’obsolescence… »
Autre « oubli », bien connu des chercheurs, l’effet rebond. Selon le paradoxe de Jevons, de son nom plus savant, l’amélioration de l’efficacité énergétique d’un produit ou d’un service mène à une augmentation de la consommation de ce produit… Et les exemples abondent, notamment celui des data centers qui abritent le cloud, des services informatiques à la demande et délocalisés. Les progrès dans la gestion de leur énergie ont été considérables. De fait, le fonctionnement de l’infrastructure (avec la ventilation, la surveillance, etc.) ne consomme que 10 % à 20 % d’énergie en plus que les serveurs qui la composent. C’était près de 100 % il y a encore vingt ans. Mais leur nombre a augmenté…
Guillaume Urvoy-Keller a cité, dans son exposé aux Green Days, d’autres exemples. Les voitures autonomes ? Pourquoi pas, mais elles peuvent engendrerplus de trajets à vide, par exemple. Le télétravail ? Il peut favoriser l’étalement urbain. Le chercheur n’a trouvé en fait qu’un effet rebond « positif » : des distributeurs automatiques de boissons et de snacking au Japon, bien que devenus plus efficaces énergétiquement, ne se sont pas multipliés.
En résumé, beaucoup de chiffres qui circulent sont encore fragiles. Il faut toujours en interroger la méthodologie et les périmètres. Le cycle de vie est-il pris en compte et dans quelle acception, attributionnel ou conséquentiel ? Parle-t-on des usages, des infrastructures, des travaux en amont ? De quelle empreinte environnementale est-il question, « carbone », « eau », « matière »… ? A défaut, le « greenwashing » risque d’instrumentaliser ces données.
Les pistes de travail pour les scientifiques sont nombreuses, à en croire les présentations faites lors des Green Days à Lyon. Pour les data centers, ils étudient des modes de fonctionnement qui permettraient d’éteindre complètement les machines pour tenir compte de la demande mais aussi de l’intermittence des énergies renouvelables.
On évalue des scénarios où le centre serait autonome en électricité, grâce à des batteries de stockage pour pallier l’intermittence. On élabore des plans de gestion de centres de données qui tiennent compte à l’échelle mondiale des mix énergétiques, du jour et de la nuit. On crée des protocoles de capteurs alimentés de façon intermittente, voire des calculs qui eux-mêmes peuvent s’arrêter et reprendre. On réduit la taille des gros réseaux de neurones pour faire les mêmes calculs, ou presque, que les gros.
On « dégraisse » les logiciels pour les rendre plus légers et donc moins gourmands. On élabore des outils pour mesurer la consommation de chaque logiciel sur un téléphone ou un ordinateur pour aider l’utilisateur à choisir les plus performants écologiquement. On vante l’importance de l’open source pour lutter contre l’obsolescence trop rapide des machines, la modification des programmes pouvant prolonger la durée de vie des équipements.
On se félicite de voir des constructeurs proposer d’étendre leurs garanties à sept ans au lieu de cinq. On essaie de faire tourner des algorithmes sur de vieilles machines, voire sur de très petits processeurs. Ou on fait un pas de côté, en appelant le design à la rescousse non pas pour jouer sur les consommations électriques, mais pour limiter les usages en informant mieux l’utilisateur.
« Réfléchir à la pratique de la recherche »
Voir cette mobilisation trépidante des acteurs académiques, des industriels et des responsables associatifs ou politiques est tout à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant, car il y a une convergence d’intérêts divers à combler les trous de la connaissance, y compris pour espérer préserver un modèle économique. Inquiétant, car, comme d’autres technologies, ce travail utile et nécessaire se fait en aval, une fois que les déploiements massifs sont réalisés. Le sujet met donc clairement en tension les différents acteurs, dont certains veulent aller plus loin que la poursuite de la « recherche as usual ».
Aux Green Days, Guillaume Urvoy-Keller a mis les pieds dans le plat en rappelant un avis du comité d’éthique du CNRS de décembre 2022, selon lequel « la responsabilité environnementale impose de réfléchir à la pratique de la recherche au quotidien et aux sujets et voies de recherche », sous-entendant que toute recherche n’est peut-être pas bonne à mener. « Quelles recherches veut-on faire en ces temps de réchauffement ?, se demande ainsi Anne-Laure Ligozat. Chaque chercheur doit se poser la question. » « Tout arrêter », « remettre en cause », « démanteler », Denis Trystram n’utilise pas ces injonctions, mais il les a entendues dans les labos. En invitant ses collègues à se plonger dans les philosophes techno-critiques des années 1970 comme Ivan Illich, il laisse entendre qu’il n’est pas défavorable à plus de radicalité.
Il n’est pas le seul à défendre cette ouverture vers les sciences humaines et sociales. « Il faut réfléchir de façon systémique et interdisciplinaire et ne pas se focaliser sur un système avec seulement un point de vue technique », insiste Anne-Laure Ligozat. « La sobriété se heurte à des difficultés dont les informaticiens n’ont pas toutes les clés, constate Anne-Cécile Orgerie. Tout est à construire. »
« Il nous faut ouvrir le débat pour dépasser la seule optimisation de nos calculs et limiter les dissonances internes qui nous habitent », renchérit Denis Trystram, qui a conclu son exposé par une planche de bande dessinée d’Astérix où le fameux barde est muselé alors que les autres villageois font bombance. Manière de montrer qu’il se voit appartenir à une minorité. Mais sans fausse note.
Source : www.lemonde.fr
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pour éviter le gaspillage, il faudrait acheter uniquement des bêtes de course, genre pc de gamer…
perso mon premier pc de gamer était un ASUS G751JY-T7094H - Intel Core i7, acheté début 2015 et il se porte comme un charme (seule la batterie mériterait d’être remplacée mais c’est un peu normal au bout de huit ans…).
je trouve dommage de se précipiter à acheter un pc à 500€ ou moins, pour finalement le jeter au bout de quelques années ^^