« Avec ChatGPT, nous n’exerçons pas nos capacités d’interprétation, de réflexion, de critique et de délibération »
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Entretien avec Anne Alombert, maître de conférences en philosophie française contemporaine à l’Université Paris 8, dont le livre Schizophrénie numérique (Allia, 2023) se présente comme une exploration de « la crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies ».
Agrégée de philosophie, Anne Alombert est maître de conférences en philosophie française contemporaine à l’Université Paris 8. Spécialiste des questions liées à la technique – elle a soutenu une thèse sur le sujet en s’appuyant sur les œuvres de Jacques Derrida et Gilbert Simondon --, elle a publié le 7 avril dernier Schizophrénie numérique (Allia, 2023), un essai dans lequel elle analyse notre tiraillement spirituel face aux nouvelles technologies. Alors que le monde, mi-fasciné mi-effrayé, ne fait encore que découvrir le potentiel des intelligences génératrices de textes et d’images, il nous a semblé précieux de recueillir son témoignage.
« Les progrès des machines apprenantes ou intelligentes semblent coïncider avec la destruction progressive des facultés de penser », écrivez-vous. Ce paradoxe correspond-il à la « schizophrénie numérique » qui est le thème central de votre livre ?
ANNE ALOMBERT :
La notion de « schizophrénie numérique » a pour fonction de décrire un tiraillement entre deux discours contradictoires qui semblent traverser notre époque : d’un côté, des discours au sujet de l’intelligence artificielle, de l’apprentissage automatique, des agents conversationnels, qui attribuent aux dispositifs technologiques des facultés humaines, et de l’autre, des discours scientifiques qui soulignent les effets néfastes des écrans sur les capacités d’attention, de mémorisation, de concentration. Tout se passe comme si les métaphores anthropomorphiques que nous utilisons pour décrire les machines servaient à masquer les effets des médias numériques sur nos cerveaux et nos pensées. Je crois qu’il faut dépasser cette alternative afin de se demander à quelles conditions les technologies numériques pourraient augmenter nos esprits individuels et collectifs.
Vous soulignez les effets nocifs de l’économie de l’attention en précisant qu’elle n’est pas née avec la révolution numérique. De quand date-t-elle ?
ANNE ALOMBERT :
L’économie de l’attention a émergé avec l’affichage publicitaire et la presse imprimée, mais elle s’est surtout développée à l’époque des industries culturelles télévisuelles : comme l’affirmait en 2004 Patrick Le Lay, le PDG de TF1, le but d’une chaîne de télévision privatisée est de capter le « temps de cerveau » des téléspectateurs grâce aux émissions, afin de le rendre « disponible » pour les publicités. Les consciences sont ainsi vendues à des entreprises sous forme d’un espace-temps télévisé durant lequel elles pourront diffuser des messages publicitaires.
Les technologies numériques ont d’abord rompu avec cette logique : elles constituent des médias bi-directionnels permettant aux récepteurs passifs de devenir des producteurs contributifs. Les individus ne sont plus soumis à la temporalité et aux contenus des programmes télévisés, mais peuvent naviguer selon leurs désirs et produire eux-mêmes les contenus. Néanmoins, le passage du Web à l’Internet des plateformes a changé la donne : les dispositifs dominants appartiennent désormais à des entreprises privées d’ampleur planétaire qui fondent leurs modèles d’affaires sur la collecte des données, la génération automatique de profils et le ciblage publicitaire. Les technologies numériques deviennent ainsi des « technologies persuasives », qui influencent les utilisateurs à leur insu en leur suggérant des publicités adaptées et en les incitant à réagir de manière immédiate aux injonctions des algorithmes. Le caractère immersif et ubiquitaire de nos appareils numériques connectés à toute heure du jour et de la nuit rend l’économie de l’attention beaucoup plus puissante et beaucoup plus dangereuse qu’aux époques précédentes, comme en témoigne les nouvelles pathologies attentionnelles qui émergent.
« Nous croyons que ce contenu est gratuit, mais à travers l’utilisation du dispositif, nous entraînons les algorithmes : c’est donc l’entreprise OpenAI qui nous utilise »
Vous expliquez que Platon est le premier à avoir « souligné l’ambiguïté entre enrichissement des esprits et accumulation des profits ». En quoi les technologies numériques sont-elles comparables aux sophistes de l’Antiquité ?
ANNE ALOMBERT :
Les technologies numériques constituent des technologies d’enregistrement ou des supports de mémoire, comme l’écriture à l’époque de Platon. Or, Platon souligne l’ambivalence de l’écriture : elle permet de conserver de grandes quantités de connaissances, mais du même coup, les individus risquent de se reposer sur elle et de ne plus exercer leurs mémoires par eux-mêmes. Pourquoi s’efforcer de retenir un savoir si celui-ci est stocké dans un dispositif matériel ? Le sophiste est celui qui utilise la technique de l’écriture pour manipuler les esprits : il écrit des discours très bien construits qu’il apprend par cœur et qu’il se fait payer pour diffuser. Ceux qui l’écoutent sont séduits et flattés par sa rhétorique, ils ont l’impression de devenir très savants sans effort, mais ils demeurent pourtant passifs à l’égard des contenus transmis, ils ne participent pas à la construction des savoirs, ils ne font que consommer des informations.
Aujourd’hui, une technologie comme ChatGPT peut nous délivrer toutes sortes de contenus textuels très bien construits, mais nous sommes à l’égard de ces textes dans la même position que les auditeurs des sophistes : nous n’exerçons pas nos capacités d’interprétation, de réflexion, de critique et de délibération, nous recevons bêtement un texte automatiquement produit (ni évalué ni certifié). Nous croyons que ce contenu est gratuit, mais à travers l’utilisation du dispositif, nous entraînons les algorithmes : c’est donc l’entreprise OpenAI qui nous utilise, après nous avoir séduit ! En ce sens, un dispositif comme ChatGPT ressemble aux sophistes. Mais heureusement, le numérique ne se réduit pas à ce type de technologie.
La mort de Socrate. Tableau de Jacques-Louis David (1787), Met Museum, New York / Domaine publicAfin de renforcer notre regard critique, vous appelez à transformer radicalement notre rapport aux nouvelles technologies. Comment s’y prendre ?
ANNE ALOMBERT :
Il s’agit de cesser de penser les technologies numériques comme des moyens, mais de les considérer comme un milieu : il ne suffit pas de se demander si nous pouvons bien ou mal utiliser le numérique, mais se demande plutôt comment ce nouveau milieu technique est configuré et comme il nous transforme – comment il affecte nos corps, nos cerveaux et nos psychismes. Cela implique de se demander à chaque fois quelles sont les fonctionnalités techniques et quels sont les modèles économiques qui commandent les dispositifs. Est-ce que ces fonctionnalités techniques automatisent nos capacités ou bien est-ce qu’elles permettent l’exercice de la réflexivité et le partage des savoirs ? Est-ce que les technologies standardisent nos comportements pour en tirer profit ou bien est-ce qu’elles permettent la production de communs ?
Dans quelle mesure les réseaux sociaux, loin de tenir leur promesse initiale, diminuent-ils notre sociabilité, voire notre humanité ?
ANNE ALOMBERT :
Tous les réseaux sociaux ne diminuent pas notre sociabilité : par exemple, une encyclopédie collaborative comme Wikipédia constitue bien une sorte de réseau social à travers lequel les différents contributeurs partagent leurs savoirs, délibèrent ensemble et construisent une œuvre collective au service de l’humanité. Et une plateforme numérique comme Bippop constitue un réseau social permettant de renforcer les solidarités locales.
En revanche, les réseaux sociaux fondés sur le profilage des individus, l’exposition de soi et la quantification des vues risquent d’exacerber la concurrence entre les individus, le besoin de reconnaissance sociale et les tendances mimétiques ou réactives : il s’agira alors de publier les contenus les plus nombreux et les plus sensationnels possible, ou de réagir le plus vite possible, afin d’accumuler les clics – ce qui permet aux entreprises de maximiser leurs profits, en maintenant les utilisateurs connectés. Ce type de technologie accentue les narcissismes individuels et ne permet pas la constitution de communautés de pairs. Mais on voit bien à travers ces exemples que ce n’est pas le numérique en tant que tel le problème : le problème est de concevoir et de développer des dispositifs numériques renforçant les solidarités locales et l’intelligence collective.
Source : usbeketrica.com
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pour moi c’est un outil qui est tres bien pour les étudiants un peu comme une calculatrice
bientot le brevet pour gépeté : https://www.presse-citron.net/le-sigle-gpt-sera-bientot-une-propriete-privee/