Cette année, il y a déjà une centaine de personnes blessées et une quinzaine de morts dans l’archipel. En cause: le dépeuplement des campagnes.

Parc Senshu à Akita, avec barrières et panneaux avertissant de la présence d’ours: l’accès est interdit au public après des attaques
En bref:
- Plus de 20’000 ours ont été aperçus au Japon ces six derniers mois.
- Les attaques ont causé une quinzaine de décès et plus de 100 blessés.
- Le manque de nourriture pousse les ours affamés vers les zones urbaines.
Hanako et Satsuki, deux retraitées âgées de 69 et 75 ans respectivement, s’apprêtent à s’adonner à leur hobby favori: la randonnée. Dans la forêt luxuriante d’Ome, une bourgade semi-rurale située à une quarantaine de kilomètres des arrondissements centraux de Tokyo, mais qui, administrativement, fait partie de la capitale.
Pour autant, les deux amies affichent une mine soucieuse. «Je n’ai presque pas dormi de la nuit tellement j’étais inquiète», soupire Satsuki. «Je n’en mène pas large, ajoute Hanako. On ne peut pas exclure que cette escapade en forêt tourne mal…» En raison des ours.
On en dénombre 70’000 environ dans l’archipel et, rien que ces six derniers mois, plus de 20’000 ont été aperçus, jusque dans des écoles, des supermarchés, des gymnases, des vergers, des parkings ou des sites touristiques très fréquentés.
Les ours ont déjà blessé plus d’une centaine de personnes, leurs attaques ayant été mortelles dans une quinzaine de cas. C’est nettement plus que les cinq ou six décès qu’ils ont causés les deux années précédentes.
Une clochette sur le sac à dos
Près de 800 ours ayant déjà été vus à Tokyo cette année, Hanako et Satsuki ont attaché une clochette à leur sac à dos, comme les autorités recommandent aux promeneurs de le faire. En effet, leurs tintements avertissent les animaux de la présence d’êtres humains à proximité, donc ils ne sont pas surpris ni potentiellement irrités, dès lors dangereux. Elles ont aussi veillé à ne pas emporter de casse-croûte, car les ours ont un odorat très développé.

Le port de la clochette est recommandé quand on se promène dans une zone à ours
Dans la localité voisine d’Okutama, pareillement, les promeneurs sont sur leurs gardes. «Je porte un casque – on ne sait jamais. Et puis, j’ai un spray au gaz poivré. Il paraît que ces aérosols sont assez efficaces», témoigne un octogénaire. «Je ne randonne plus jamais seule: toujours en groupe. C’est la consigne. Pour autant, je ne suis pas du tout rassurée…» confie une jeune fille. «En plus, on ne s’écarte jamais des sentiers balisés et on n’écoute plus de musique en marchant: ça nous paraît plus prudent», ajoute sa compagne de randonnée.
Ours ninja
Le vent de panique qui souffle sur l’archipel est alimenté par le délire des réseaux sociaux. À longueur de journée, ils attribuent le nombre grandissant d’attaques à des ours qui seraient devenus «des mangeurs d’hommes» et auraient «pris goût à la chair humaine».
Des photos ou vidéos créées de toutes pièces à l’aide de l’intelligence artificielle montrent ces animaux à des endroits où ils n’ont jamais été vus ou des gens en train de les cajoler ou de les nourrir alors qu’il ne faut jamais s’approcher d’eux. Il y a deux ans, déjà, ces réseaux avaient idolâtré OSO18: le nom de code donné par les autorités à un ours qui attaqua plus de 60 bovins avant d’être abattu à l’issue d’une traque qui dura quatre ans.
D’innombrables commentaires avaient alors élevé ce redoutable plantigrade au rang d’«ours ninja» pour sa capacité à éviter les humains et à déjouer leurs pièges. Toutefois, les experts froncent les sourcils devant tant d’élucubrations, la cohabitation de plus en plus ardue entre ces animaux et les humains étant due à des facteurs parfaitement identifiés.

Certains s’équipent de spray au poivre, qui serait utile pour se protéger
Plus d’ours, moins de chasseurs
On aperçoit davantage d’ours qu’auparavant au Japon, car ils sont de plus en plus nombreux, leur population augmentant de 10 à 20% par an. À l’inverse, l’archipel ne compte plus que 220’000 chasseurs, deux fois moins que dans les années 80. Et puis, les autorités, soucieuses de la biodiversité, ont mis fin dans les années 90 à la politique massive de «prélèvements» – d’abattages, en clair – lancée trente ans plus tôt, quand l’on déplorait chaque année plusieurs dizaines de décès dus aux ours.
Malgré ces mesures de protection, une dizaine de milliers d’ours auront été tués d’ici à la fin décembre, sans d’ailleurs que l’opinion ne s’en émeuve. Plus de six sondés sur dix approuvent ces abattages, seuls 20% prônant d’autres méthodes, comme la capture de ces animaux puis leur don à des zoos ou leur remise en liberté dans des régions reculées et peu peuplées.
Les ours tirent aussi profit du dépeuplement des campagnes dû à l’exode rural. Désormais, 60% des Japonais vivent dans les trois plus grandes métropoles: Tokyo, Osaka et Nagoya. On compte plus de 420’000 hectares de surfaces agricoles inexploitées dans le pays, soit près de deux fois plus qu’en 1990 (217’000 hectares). C’est autant de territoires nouveaux à conquérir pour ces animaux.
Une petite croque en ville
Les ours s’aventurent également de plus en plus hors de leur habitat rural traditionnel en raison du dérèglement climatique. «À l’issue de trois étés successifs, historiquement caniculaires, la végétation est épuisée», explique-t-on au Ministère de l’environnement.
«Dès lors, les ours trouvent moins facilement qu’avant leur nourriture automnale préférée, à savoir les glands, les noix de hêtre et les baies d’if. Affamés, ils se hasardent donc en milieu urbain, d’autant plus qu’ils doivent se constituer de grosses réserves caloriques en vue de leur hibernation.»

Une autre mise en garde. L’image rappelle qu’une femelle avec son petit peut être particulièrement dangereuse.
La sous-alimentation des ours due au climat risque d’ailleurs de perturber leur sommeil annuel. «S’ils n’ont pas stocké suffisamment de graisse sous-cutanée, ils hiberneront plus tardivement. Et de manière intermittente: sans cesse réveillés par la faim, ils erreront, faméliques et insatiables, prêts à dévorer n’importe quoi.»
Cette année, dès lors, les attaques d’ours, d’habitude rares quand ils hibernent, pourraient se poursuivre. Dans l’immédiat, les autorités se mobilisent. C’est du jamais-vu: des policiers antiémeutes et des militaires viennent d’être envoyés en renfort dans les régions du nord-est les plus frappées par ce fléau animalier, où la situation ne cesse de se dégrader.
Les livraisons à domicile et la distribution du courrier dans les boîtes aux lettres pourraient devoir être interrompues à cause des ours. Et d’ores et déjà, d’innombrables écoles ont dû recommander aux enfants de rester prudemment à la maison et de suivre les cours en distanciel. Comme aux pires moments de la pandémie de coronavirus.
Source: https://www.tdg.ch/japon-les-ours-tuent-et-attaquent-les-supermarches-957960186539