Iris² : petits arrangements entre géants du spatial européen
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Un unique consortium industriel va réaliser le projet de constellation souveraine de satellites européens. Pas certain que l’Europe y gagne.
Le projet Iris² est une sorte de couteau suisse du spatial. Une grande constellation de satellites de télécommunications capables de répondre aux besoins gouvernementaux comme à ceux du secteur privé. Le 24 janvier 2022, lors de la 14e Conférence européenne sur l’espace, Thierry Breton dévoile les contours de sa nouvelle idée. Et ses objectifs, multiples : gérer les échanges ultraprotégés avec les ambassades, les liaisons d’urgence déployées en cas de catastrophes naturelles, ou la surveillance des frontières. Surtout, promet le commissaire européen, la constellation sera souveraine.
L’initiative bénéficie de l’onction d’Emmanuel Macron qui, le 16 février 2022 depuis Toulouse, prononce 22 fois le terme “souveraineté”. Ce soir-là, le tout-spatial de la ville rose se rengorge. L’allocution présidentielle fleure bon les milliards de retombées pour l’industrie française. Le budget total évoqué est de 6 milliards d’euros - a minima. Le New Space, et ses PME agiles, est aussi enchanté puisque Iris² leur garantit une belle place. Reste la mise en œuvre. Un dicton de la tech veut que l’exécution dévore les meilleures stratégies (execution eats strategy for breakfast). Là, Iris² s’annonce comme un festin : une belle idée, mais qui semble déjà concentrer tous les risques des grands programmes industriels européens.
Deux approches sont possibles pour ce type d’opérations. La puissance publique - en l’occurrence la Commission européenne - peut jouer le rôle de donneur d’ordre, fixant le cahier des charges, le calendrier et le budget. Il appartient alors aux industriels de s’organiser pour être les plus compétitifs sur les trois volets. Inconvénient majeur, c’est le commanditaire qui règle la facture. Pour éviter cela, Iris² - abréviation d’Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite -, sera développé selon un PPP, un partenariat public-privé. “Dans le cas d’Iris², l’Europe paie uniquement la partie liée aux communications et services gouvernementaux, explique un haut fonctionnaire de la Commission. Les industriels vont investir beaucoup. C’est pour cela qu’ils auront la responsabilité de l’architecture. Nous, on fixe une échéance et un prix.” La Commission souligne le caractère vertueux du PPP qui, “avec un investissement de 2,4 milliards d’euros pour la partie souveraine d’Iris², permet d’avoir un puissant effet de levier. C’est une nouvelle façon de faire du spatial en Europe”.
Problème, la réponse à l’appel d’offres ne s’est pas déroulée tout à fait comme prévu. “Normalement, raconte un industriel du New Space, ce genre de projets doit avoir au moins deux primes [NDLR : un groupe de grande taille] accompagnés d’entreprises plus petites.” Dans son discours de Toulouse, le chef de l’Etat s’était félicité de voir une dizaine de consortiums se mettre potentiellement sur les rangs. Il n’en sera rien.
Entre-soi
Un an après le discours de Toulouse, un seul et unique consortium a fait une offre pour toutes les composantes du programme, soit 100 ou 200 satellites de tailles et types différents. Ce groupement est piloté par les deux géants français de la construction de satellites, Airbus Defence and Space et Thales Alenia Space, et la partie exploitation de la constellation revient à Eutelsat, Hispasat et le luxembourgeois SES. Six autres opérateurs complètent l’attelage : Deutsche Telekom et OHB System (Allemagne), Orange et Thales (France), Hisdesat (Espagne) et Telespazio (Italie), lui-même filiale à 33 % de Thales. Ainsi va la compétition industrielle dans le spatial européen : une seule offre et trois géants - Airbus, Thales, OHB - côte à côte. En décembre prochain, le consortium va remettre son offre finale pour un examen, qui devrait donc être rapide, début 2024.
La Commission a des circonstances atténuantes. En premier lieu, comme tous les programmes européens, Iris² est lesté d’une forte charge politique. En l’occurrence, il était impératif pour Thierry Breton de mettre l’affaire sur les rails avant la fin de sa mandature en octobre 2024, pour une finalisation en 2027. Ensuite, Bruxelles n’a pas les moyens techniques pour concevoir un appel d’offres aussi complexe, surtout dans un tel délai. L’exécutif a donc délégué la tâche à des agences européennes, l’ESA et l’EUSPA, “qui sont très proches des grands industriels du secteur”, relève un spécialiste des affaires publiques européennes.
Quant à la participation des entreprises du New Space européen, elle est statutairement assurée. Le programme prévoit une participation des PME-PMI de l’Union à hauteur de 30 % du contrat, une proportion jugée conséquente. En revanche, les relations entre les géants et ceux qui se sentent vassalisés sont difficiles. “On respire mal sous un éléphant”, regrette un entrepreneur expérimenté. Indépendamment même du projet Iris², la condescendance dont le consortium gratifie les PME du New Space européen n’augure rien de bon. Chacun garde en mémoire sa petite brimade. Un dirigeant de l’une d’entre elles raconte qu’un contrat obtenu devait initialement lui rapporter 2 millions d’euros ; une fois revu et corrigé par son puissant protecteur, le flux a été divisé par quatre. Un autre a fait l’objet d’une telle pression sur les prix que le contrat proposé était inférieur aux coûts des matières premières. Un troisième, qui vend aujourd’hui ses systèmes dans le monde entier, explique avoir été convoqué par un membre de l’actuel consortium pour s’entendre dire : “Vous êtes sur notre business, là. Donc vous arrêtez.” En Europe, on adore le bouillonnement du New Space. A condition qu’il ne déborde pas.
Omerta
Sur le dossier Iris², à l’exception de la Commission, personne ne s’exprime ouvertement. D’abord, parce que les jeux ne sont pas complètement faits. Bruxelles peut toujours effectuer des ajustements significatifs dans le processus. Parmi la dizaine de personnes interrogées pour cette enquête, il y a ceux qui espèrent revenir dans le circuit, et les heureux élus, qui font profil bas. Du côté du consortium, on dit ne pas vouloir s’exprimer dans un article qui contiendrait la moindre allusion à une entente sur ce programme spatial. Jusqu’ici, il est vrai, la communication du groupement est parvenue à imposer l’idée qu’“une coopération est mieux qu’une compétition à outrance”, selon les comptes rendus enthousiastes parus dans la presse.
Ce dont rêve le New Space européen, c’est d’un système à l’américaine, expliquent des entrepreneurs déjà implantés outre-Atlantique. L’un d’eux raconte : “La puissance publique, au travers d’agences compétentes comme la Space Development Agency pour l’armée, ou la Nasa pour le civil, fixe les besoins d’un projet. Les entreprises y répondent, quelle que soit leur taille. Après évaluations, l’acheteur leur passe commande d’une composante spécifique. Il n’hésite pas à parier sur des innovations prometteuses mais non encore prouvées, en libérant les financements au fil des étapes. Finalement, ce processus offre un triple bénéfice : il garantit l’accès à une innovation permanente, accélère le cycle de développement et fait baisser les prix.”
“La Commission européenne a le sentiment d’avoir été manipulée par les grands industriels européens”, juge un participant du privé, qui emploie, pour l’occasion, un langage plus fleuri. Une lecture contestée avec force par Bruxelles. “Les entreprises du New Space ne sont pas satisfaites non plus du traitement qui leur est infligé”, poursuit ce chef d’entreprise. Certaines font observer qu’aux Etats-Unis ce qui ressemble fort à une entente industrielle déboucherait sur un procès. “Aucune chance en Europe, assure un entrepreneur. Le consortium et le donneur d’ordre sont à l’abri de tout risque légal en raison de la dimension stratégique et souveraine du programme.” Une avocate spécialisée dans le droit de la concurrence européen le confirme : tout est juridiquement blindé.
La rentabilité de la partie commerciale - celle qui sera assurée par les opérateurs privés dans le cadre du PPP - reste incertaine. Starlink, la constellation de SpaceX qu’Iris² espère concurrencer, commence tout juste à gagner de l’argent. Elle a investi au moins 10 milliards de dollars, et 20 autres sont prévus dans les cinq ans, le tout avec une structure de coût de cinq à dix fois inférieure à ce que les industriels européens peuvent offrir, selon un document interne à SpaceX. Et l’entreprise d’Elon Musk avait l’avantage d’être la première sur ce marché. Aujourd’hui, avec des dizaines de projets de constellations du même type prévus avant 2030, la compétition s’annonce brutale.
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C’est une bonne chose. Les grands chantiers publics ont tendance à enfler au détriment des fonds publics et donc des contribuables que nous sommes. Donner la main au privé va réduire le risque (voir l’annuler) de surfacturation.
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Oui mais les PPP n’ont pas que des avantages, la surfacturation arrive souvent “apres”.
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Je ne dis pas que les PPP n’ont que des avantages @Pollux , je dis que dans certains cas, ça évite des surcoûts faramineux. Quand il y a marché public uniquement, l’assurance du chantier est publique et donc tout surcoût est pris en charge par la collectivité (penche toi sur la construction de l’A65). Au contraire, dans un PPP, l’assurance est privée et d’un coup, les entreprises font bien moins de conneries.
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Pas de soucis, on est d’accord
Je voulais juste montrer l’autre côté de la médaille, qui est que sur le long terme, la collectivité n’est pas toujours gagnante.
Ce qui rejoint le sous-titre de l’article de l’Express.