[Critique] Here : Les plus belles années de notre vie
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Quand un salon devient l’épicentre d’une fabuleuse odyssée temporelle
Un plan pour tous, tous les plans pour un. C’est l’histoire d’un voyage unique à travers le temps — on voit même des dinosaures! L’histoire de familles dont les peines, les joies et les moments de doutes se font écho à travers les générations.
Maudits soient les films. Coutumier des expérimentations visuelles dans les œuvres les plus récentes de sa filmographie, Robert Zemeckis en dévoile un grossissement dramaturgique audacieux et ludique avec Here, adapté de la bande dessinée Ici de Richard McGuire. Lequel est rythmé par un dispositif à cases qui capte plusieurs instants de vie, sur différentes époques de l’Histoire, avec différents personnages, depuis le point de vue d’un seul et même angle, et dont hérite ici la mise en scène de ce film. D’une route menant à un manoir en passant par un salon aménagé maintes et maintes fois jusqu’ une forêt ravagée par le feu de l’ère jurassique„. Mais c’est par petites touches numériques que le film va se révéler davantage, imbriquant des cases les unes sur les autres pour mieux faire transparaitre l’hybridité de cette véritable machine à explorer le temps, telle une captation en direct par effet du filmage. Un live des Beatles à la télévision peut alors rencontrer une période plus ancienne, un dégât des eaux présage la perte des eaux dune mère prête à accueillir son nouveau-né, et un fauteuil convertible révolutionnaire va occuper le même espace qu’un canapé en coin.
La multiplication par l’effet d’unicité, un rapport aux images et à leurs croisements synonymes d’exploration, où la simple faculté de regarder ne cantonne plus le spectateur à son seul rôle d’observateur, mais le pousse à devenir acteur de son propre regard. Une case apparaît et une autre peut autant se suspendre sur ou en dessous delle, greffant la bande dessinée et le cinéma par d’étonnants effets de relief et, surtout, de miroitements entre les différentes situations, époques et histoires. Le film devient de plus en plus proliférant par la substance multiple accordée par la mise en scène, et parvient sans difficulté à raconter à la fois une histoire du temps, mais aussi une histoire de famille gangrénée par la malchance et l’abandon d’ambitions personnelles et familiales. Plus bouleversant encore, le film distille à mesure qu’il avance une esthétique de l’oubli, où la maladie d’Alzheimer qui frappe le personnage joué par Robin Wright croise des images témoins et référentes d’une autre époque, notamment un rocher sur le coin inférieur droit qui fait référence à une période préhistorique. Une fabrique de trajets allers-retours des images qui bouleverse, aussi par l’importance accordée à des références à une période ou même à un simple repère dans le cadre.
L’exploration temporelle n’est alors qu’une vaste exploration esthétique, où même la question du déplacement des personnages ou des objets au sein même de cet angle de prise de vue porte avec elle son lot d’occurrences et la raison d’un flux ininterrompu. L’exemple parfait est celui du canapé. Dans toutes les époques, tous les personnages sont, à un moment donné, assis et allongés sur un support. Et cette assise du temps sur l’image, de l’angle unique sur la mise en scène, vient puiser sa transformation et l’émotion de son histoire en ce fameux point de passage, propre à tout flux d’images: le canapé, donc.
Le fauteuil amovible inventeur plein aux as devient le fauteuil placé en face de la télé. Le fauteuil devient aussi canapé, qu’il faut à tout prix changer, car témoin temps passé. Celui-ci aurait pu être le rocher sur lequel les premiers hommes ont pu s’accoupler, ou le coussin d’une calèche où l’on parle d’ambitions politiques. Le canapé devient classy et moderne, possiblement divisible en plusieurs fauteuils par ailleurs. Avant que deux canapés bien blancs et bien propres ne soient placés l’un face à l’autre, dans l’époque la plus proche de la nôtre. Le canapé est convertissable, il est aussi le lieu de consignes d’un père afro-américain à son fils pour bien se comporter face à un policier en cas de contrôle, le lieu de la première relation sexuelle du couple principal du film…
Ce sont aussi deux chaises simples et mornes, placés au cœur pièce vidée de toute substance, théâtre du départ et de l’arrivée de cette exploration visuelle, et qui vont donner vie au tout dernier mouvement du film: autant au sens propre que figuré, puisque la caméra, à son tour, cherchera à remplir le vide de l’existence par quelques larmes placées sur les joues du souvenir d’un visage bercé par le bonheur. Encore une fois, l’idée de remplir cet a priori du vide par une multitude de sens amovibles en tout temps, comme lorsqu’on monte un puzzle, reproduit son regard sur une toile peinte, montre une première imagerie à un enfant. Ou tout simplement lorsqu’on est permis, un tant soit peu, de se souvenir.