Justine et son téléphone portable à cadran rotatif
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Justine n’aime pas les smartphones, elle a donc fabriqué son propre téléphone portable, seule et de A à Z. C’est le seul exemplaire de ce type au monde et elle n’y voit pas d’inconvénient. Cela dit, les choses se compliquent lorsqu’elle tente de commercialiser l’appareil.
En août 2022, j’ai commandé le Rotary Un-Smartphone . Il s’agit d’un téléphone portable à cadran rotatif, soit tout l’opposé d’un smartphone. C’était une précommande, dans l’esprit d’un financement participatif. Je n’ai toujours pas reçu le téléphone, mais quelques longs e-mails. La développeuse Justine Haupt y décrit la situation actuelle et les causes des retards. Ces causes sont multiples. Justine écrit à la première personne, car cela fait des années qu’elle travaille presque toute seule sur le concept, le design, le firmware, le choix des composants et l’assemblage des pièces.
L’histoire de ce projet remonte au début des années 2020. C’est une histoire pleine de déceptions et de problèmes, mais aussi d’espoir qui renaît toujours. Je reste enthousiaste, non seulement parce que j’aimerais bien avoir mon téléphone, mais aussi parce que je souhaite que son projet réussisse, car je le trouve courageux, cool et sympathiquement fou.
L’idée
Justine répond parfaitement au cliché de la nerd. Elle travaille à l’institut de recherche Brookhaven National Laboratory et développe des robots en parallèle. Elle travaille avec Debian, fait en principe tout en open source et peste contre les brevets. Elle n’aime pas se mettre en avant. En raison de l’intérêt qu’elle a suscité, elle a tout de même décidé de parler de son projet.
Elle le fait également de la manière dont vous attendez d’un·e nerd qu’iel le fasse. Elle commence sa première vidéo sur YouTube par « ne vous abonnez pas à cette chaîne ». Et elle ne plaisantait pas. Environ 31 700 personnes ne l’ont pas écoutée.
Pendant les cinq premières minutes de la vidéo, Justine parle de sa motivation à fabriquer un anti-smartphone, et pendant les dix minutes suivantes, explique comment fonctionne la première version du téléphone. Le reste de la vidéo (relativement long) montre comment assembler le téléphone ; Justine veut vendre les premiers téléphones en kit.
Ce qui dérange Justine avec les smartphones, c’est qu’elle ne sait jamais ce que l’appareil fait réellement ; ce qui se passe en arrière-plan et dans le boîtier. Il n’y a plus de manuels. Tous les fabricants partent du principe que les utilisateur·rices savent déjà comment se servir de l’appareil, malgré sa grande complexité.
Justine pense que c’est de la bêtise.
Son téléphone en est l’antithèse : il est simple, clair et logique. Il est doté de touches physiques et de boutons aux fonctions clairement attribuées. Le cadran rotatif est certes la caractéristique la plus visible du téléphone, mais ne sert qu’occasionnellement. Il existe des touches de sélection directe pour les deux contacts les plus fréquents. En outre, il est relativement facile d’accéder à n’importe quel contact du carnet d’adresses et de l’appeler. Au dos se trouve un écran E-Ink flexible qui affiche les contacts enregistrés.
Il est censé permettre de téléphoner plus facilement et mieux qu’avec un smartphone. L’intensité du signal est indiquée avec plus de précision et l’antenne est plus grande. C’est probablement pour cela que la réception est meilleure.
Bien sûr, il éveille aussi une certaine nostalgie : le téléphone a une vraie cloche. Comme un vieux téléphone mural. Il tient cependant facilement dans une poche de pantalon. Après tout, il s’agit d’un téléphone portable, et il est nettement plus petit qu’il n’y paraît au premier abord.
La vidéo date du 4 mars 2020. À ce stade, l’Un-Smartphone est déjà bien pensé et fonctionne. À la base, Justine l’a construit pour elle et l’utilise comme téléphone principal. Une production de masse n’est pour l’instant pas prévue.
Ok, alors je vais produire ça
La vidéo n’existe que parce que le projet s’est répandu de manière virale peu avant, début 2020. Du magazine Wired au Spiegel , d’innombrables médias en parlent. Bien sûr, certaines personnes veulent absolument avoir ce téléphone. Mais Justine n’a pas envie de devenir fabricante de téléphones. Elle a déjà un emploi et veut créer une entreprise de robotique en parallèle.
En guise de compromis, Justine commence à prendre des commandes pour un kit.
Désormais, elle n’imprimera plus les pièces avec son imprimante 3D, mais les fabriquera par un procédé de moulage par injection. C’est comme ça que les pièces en plastique sont produites dans la production de masse. Le téléphone devrait fonctionner sur les réseaux LTE et recevoir quelques autres améliorations. Justine développe une toute nouvelle version de l’appareil. L’écran E-Ink est plus grand, les petites lampes LED sont remplacées par un véritable OLED à l’avant. Pour ce faire, elle programme elle-même les pilotes.
Le téléphone est disponible en cinq couleurs : noir, blanc, turquoise, beige et « Atomic Hotline Red ».Difficultés globales d’approvisionnement
Pratiquement toute l’année 2021, Justine se débat avec le problème des difficultés globales de livraison. Les puces et autres pièces électroniques sont difficiles à obtenir et, surtout, leur disponibilité change constamment. Pour passer à la production de masse de manière un tant soit peu rentable, Justine devrait attendre toutes les pièces pour toutes les précommandes. Au lieu de cela, elle décide de mettre en place son propre processus de fabrication. Elle peut ainsi produire de petites quantités du téléphone de manière flexible.
Mais le fait d’avoir son propre processus de fabrication rend la chose complexe, et sujette aux erreurs.
Même la fabrication est faite maison.La machine de production est en panne
Le 13 février 2022, Justine écrit que, si tout se passe bien, les 84 premiers kits pour l’Amérique du Nord seront envoyés en février. Pour les 114 autres précommandes, il manque l’écran OLED ; problèmes de livraison. Justine propose l’option d’envoyer le téléphone sans l’écran OLED et de le livrer ultérieurement. Elle mentionne aussi que la machine de placement est défectueuse.
Le 21 février, Justine rectifie : la machine est toujours en panne et les premiers kits ne peuvent pas être envoyés. Nouvelle date : mars. Justine signale – ni pour la première ni pour la dernière fois – que les précommandes peuvent être annulées à tout moment.
Mise à jour le 6 mars : la pièce de rechange nécessaire à la réparation n’est, comment pourrait-il en être autrement, pas disponible immédiatement. Le 15 mars, la pièce de rechange est là, mais elle ne résout que partiellement le problème. Justine tente de réparer la machine elle-même. Elle en a mal au ventre.
Soulagement le 12 avril : la machine fonctionne enfin ! Justine peut-elle maintenant produire et expédier les téléphones précommandés ?
Il y a toujours quelque chose
Non. Fin juin, Justine n’a toujours pas envoyé un seul téléphone. La production de masse ne fonctionne pas de manière fiable. Cela change à la mi-août. Les 200 premières commandes pour l’Amérique du Nord devraient être expédiées en septembre. La bonne nouvelle fait le tour des portails tech, je découvre pour la première fois le Rotary Un-Smartphone et j’en commande un. Mais j’ai besoin d’une version pour l’Europe. Justine doit prévoir différentes variantes du téléphone pour les différentes régions.
Pour 2023, Justine s’attend à pouvoir produire directement les nouveaux téléphones commandés, « comme une entreprise normale ».
Mais ce n’est pas un business comme les autres. Début septembre, Justine écrit qu’elle n’a pas encore commencé la production de masse, mais que le lendemain, c’est chose faite. Il ne resterait qu’un petit bug matériel…
La vidéo d’aperçu est amusante et divertissante. De ce côté aussi, les choses ont donc évolué.
Le 15 novembre 2022, c’est la désillusion. Les cadrans rotatifs ne fonctionnent pas de manière fiable. Parfois, ils composent le bon numéro, parfois non. Tous les téléphones assemblés jusqu’à présent doivent être mis au rebut. 770 pièces auraient dû être prêtes pour Noël ; le temps ne suffit plus maintenant.
Justine propose de rembourser l’argent. Je ne suis pas intéressé, je veux le téléphone. Elle demande de prévenir si ce n’est pas urgent. C’est le cas.
En outre, il y a encore deux problèmes relativement mineurs qui doivent être résolus : la prise casque ne fonctionne que pour écouter, pas pour parler. Et l’autonomie de la batterie n’est que de 12 heures. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas.
2023 : c’est là que les choses se compliquent vraiment
Quelque part au début de l’année 2023, Justine a effectivement résolu tous les problèmes. Tout ça pour se retrouver avec un nouveau problème sur les bras. Plus gros que tous les précédents.
Les opérateurs de réseau américains exigent depuis peu une certification pour chaque téléphone, qui doit être effectuée par un laboratoire de test indépendant. Et ce, bien que les différents composants matériels soient déjà certifiés. Ce qui n’est pas une mince affaire pour une entreprise milliardaire comme Apple pose d’énormes problèmes à une entreprise d’une personne. Justine n’a aucune idée du temps qu’il lui faudra pour obtenir cette certification. Pour la première fois, elle n’envisage même plus de date.
Celles et ceux qui ont déjà passé commande peuvent, comme toujours, se retirer et se faire rembourser. Les alternatives : attendre la certification ou recevoir le téléphone sous forme de kit expérimental. Je décide d’attendre. Il est même possible que le téléphone fonctionne en Europe, mais je n’ai pas envie de bricoler et de rechercher des erreurs à l’infini.
All in : il n’y a pas de retour en arrière
Pas pour Justine non plus. Il y a des moments où elle aimerait bien tout arrêter. Mais elle a déjà investi trop de temps et de cœur pour tout laisser tomber. Si elle abandonnait maintenant, tout cela n’aurait servi à rien. Et tous·tes celles et ceux qui ont passé commande seraient déçu·es. Ce n’est pas une option.
La certification coûte non seulement du temps, mais aussi de l’argent. Et de toute façon, il est clair depuis longtemps que Justine ne peut pas s’occuper de tout toute seule. Le simple fait de répondre aux milliers de courriers électroniques serait déjà un travail en soi. Comme abandonner n’est pas une option, il n’y a qu’une chose à faire : développer l’entreprise à une plus grande échelle.
Justine fait donc appel à un partenaire commercial qui est également directeur financier. L’entreprise s’installe dans un nouveau siège social, embauche de nouvelles personnes. Fini l’atelier dans le garage. Mais cela entraîne aussi une foule d’autres tâches à accomplir avant que Justine puisse s’occuper de la certification téléphonique.
Petite note : la machine de production est à nouveau tombée en panne après seulement 15 téléphones fabriqués. Justine a peur qu’on ne la croie plus.
Justine, légèrement énervée.Mais la machine se remet bientôt en marche et en septembre, la moitié des kits est produite. C’est mieux que rien. Pour l’autre moitié, il manque encore une fois des puces.
La date de livraison des téléphones finis et certifiés est toujours inconnue. Peut-être mi-2024. Je dois encore faire preuve d’un peu de patience.
Bonne chance, Justine.
Le modèle rouge ferrari à de la gueule et dans les mains d’une jolie femme, ça doit faire terriblement monter le taux d’ocytocine.
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