[Critique] Sleep : Le dormeur doit se réveiller
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Un appartement pour seul décor dont la caméra ne sortira jamais, une intrigue resserrée sur deux personnages. Un postulat aux mouvements dramatiques finement orchestrés : sur le papier Sleep de Jason Yu a tout du film de petit malin. À l’écran, nul besoin de stratagème stylistique où d’épate. Le récit n’accuse aucun temps mort, les interprètes se tiennent la dragée haute dans un savant équilibre entre tension, effroi et rires nerveux. Voilà un premier long qui n’a pas volé son Grand Prix à Gérardmer cette année…
Les fans du cinéma d’auteur concentrico-hardcore de Hong Sang-soo - les Hong Sang-zouzes — existent, vous en connaissez peut-être sur Twit. X ou pire, dans la vraie vie. Cette secte d’illuminés a néanmoins pour elle d’avoir repéré avant tout le monde le talent de Lee Sun-kyun, dans des rôles d’alter ego du cinéaste fumeur de clopes et buveur de soju. Les amateurs de polars coréens ont quant à eux attendu 2014 et A Hard Day de Kim Seong-hun où, avec tout le respect dû à Franckie G, l’acteur livre tout de même une performance d’un autre tonneau que celle de Gastambide dans Sans répit, le remake français du film sorti en 2022 sur Netflix.
Le reste du monde, enfin, a pu savourer son jeu subtilement odieux dans Parasite de Bong Joon Ho, trembler de colère rentrée devant son fameux petit air dégoûté par l’odeur de son chauffeur. Le 27 décembre 2023, harassé par une cabale médiatico-judiciaire invraisemblable pour soupçon (non confirmé) de consommation de marijuana, le comédien met fin à ses jours.
Le sentiment d’injustice révoltante et de gâchis menace fatalement de brouiller la réception de ses derniers rôles, surtout en cas de résonance avec la tragédie, comme ce fut le cas pour Inner Senses avec Leslie Cheung ou Paradis pour tous avec Patrick Dewaere, deux films où les malaises des personnages et leurs actions se juxtaposent inévitablement avec le mal-être sous-jacent de leurs interprètes. Une scène fugace de Sleep, le premier long-métrage de Jason Yu, peut éventuellement crisper à cet égard, pour peu qu’elle soit appréhendée hors d’un contexte narratif où elle s’avère indispensable pour la délicate montée en tension. Dans sa globalité, le film démontre avant tout quel acteur exceptionnel nous venons de perdre.
TURNING GATES
Soo-jin et Hyeon-soo forment le couple parfait, à l’orée d’un réarmement démographique dans leur bel appartement. Monsieur est soudainement pris de crises de somnambulisme, au gré desquelles il semble se comporter comme quelqu’un d’autre, un individu plus fruste, sans considération pour les conséquences de ses actes. Les nuits de Soo-jin, déjà perturbées par la grossesse, se transforment en travail de veille pour éviter que Hyeon-s00 ne se fasse du mal. Le couple s’en remet au corps médical, puis à d’autres solutions plus ésotériques. L’arrivée du nouveau-né dans le foyer rend la situation bien évidemment encore plus tendue. Soo-jin affiche à son tour des symptômes lui faisant douter de la réalité. Syndrome post-partum, fatigue extrême, autre chose ? Des indices disséminés çà et là peuvent aiguiller le public averti vers ce qui se trame entre ces murs, mais quand bien même le mystère se verrait éventé prématurément, rien ne peut réellement entamer le plaisir de suivre l’évolution de l’intrigue.
En une heure et demie formidablement resserrée, le scénario ne laisse pas le temps de souffler. S’ajoute sans cesse une nouvelle péripétie, un bruit extérieur au chaos ambiant, un retournement de point de vue à 180 degrés où toutes les règles établies jusque-là volent en éclats. Côté mise en scène, le cinéma coréen de la génération précédente nous avait bluffés par ses appréhensions bousculées des espaces clos, par des jeux savants sur les focales, les perspectives, la lumière, les déformations et autres décolorations de décors captées par des mouvements de caméra a priori impossibles.
Non content d’enfermer ses personnages dans un lieu unique dont ils ne sortiront quasiment jamais, Jason Yu assume le risque d’une mise en scène tout sauf performative, au plus près de ses acteurs. Tout se joue sur les choix de cadre, les angles de caméra, l’accélération irrépressible du montage, le surgissement d’un personnage. Cette maestria se fond dans le décor, prépare le terrain avec pertinence pour chaque rupture tonale. L’horreur s’invite au détour d’un plan, la comédie dans l’incongruité des situations. Chaque effet fait mouche, sans souffrir de l’économie de moyens.
ANTICLIMAX
Le réalisateur l’admet sans rougir : en l’absence d’interprètes à la hauteur, le projet était voué à l’échec. Les circonstances malheureuses pourraient concentrer toute la lumière sur Lee Sun-kyun, la réalité du film valorise tout autant sa partenaire à l’écran, Jung Yu-mi. La comédienne, vue elle aussi chez Hong Sang-soo ou chez Yeon Sang-ho (Dernier Train pour Busan, Psychokinesis), porte un rôle dont la survie et la salubrité du foyer dépendent entièrement, pendant une bonne moitié de la narration. Elle conjugue émotion, tension et physicalité avec un volontarisme impressionnant, avant que le film ne désaxe ses centres de gravité et ne lui demande d’aller puiser ailleurs, de façon tout aussi convaincante.
Le récit culmine dans une scène censée faire office de climax mais anti-spectaculaire à souhait, aboutissement on ne peut plus logique de tous les événements. Concrètement, un échange dialogué, toujours dans le même espace brutalement reconfiguré à l’aune de tout ce qui précède, où l’irruption du cinéma de genre n’intervient que par l’entremise des deux interprètes. Jung Yu-mi relâche toutes les émotions refoulées au fil des scènes, avec une intensité hypnotisante, et Lee Sun-kyun rejoint le club très fermé des comédiens capables de se métamorphoser en un changement de posture et une inflexion de voix.
Sleep montre des interprètes en pleine maîtrise olympique de leur art, à l’alchimie palpable. D’un projet modeste, Jason Yu tire une force créative enthousiasmante. Les amateurs de cinéma coréen rentre-dedans, biberonnés aux vengeances sanglantes et aux fusions traumatisantes entre genre et cinéma d’auteur, risquent sans doute de trouver la pitance trop maigre. Dans l’attente que l’industrie cinématographique coréenne sorte un jour de la crise qu’elle traverse depuis trois ans, le réalisateur/ scénariste vient de trouver un détour stimulant pour contourner la défiance des producteurs vis-à-vis des metteurs en scène débutants.
Grâce lui en soit rendue.
- Par François Cau
- Mad Movies #379– Le film sort chez nous le 21 février 2024
–> S’il y a bien un film qui montre tout le talent de Lee Sun-kyun, c’est le polar coréen A Hard Day, je vous le conseille chaleureusement.
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