[Interview] Jérémie Perrin (Mars Express)
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Connu pour l’impressionnante série Lastman et une poignée de courts-métrages déjantés, dont l’urotsukidojiesque (oui, c’est dans le dictionnaire) clip musical Fantasy pour l’artiste électro DYE, Jérémie Périn en a sans doute déjà assez de commenter la filiation entre Mars Express et Blade Runner ou Ghost in The Shell.
Ça tombe bien, nous avons plutôt eu envie de lui parler de thrillers complotistes et de détectives privés.Plus encore que Ghost in the Shell, qui semble être une référence évidente, Mars Express m’a beaucoup fait penser à Blow Out.
J’adore Brian De Palma, et en termes de mise en scène, j’ai toujours l’impression de naviguer entre la tentation d’être ultra baroque comme lui, et celle d’être très sec comme William Friedkin. Dans Mars Express, j’ai souvent hésité à aller très loin dans la liberté visuelle, et je me suis retenu dans de nombreuses séquences.
La mise en scène a clairement un côté hybride, qui souligne la cohabitation forcée entre les personnages organiques et les machines. Il y a d’ailleurs une lente évolution dans votre manière de filmer, jusqu’à cette fin planante où l’on change radicalement de point de vue. Au passage, on sent aussi l’influence de Chinatown sur votre film.
Oui, au-delà de l’argument de science-fiction, avec mon coscénariste Laurent Sarfati, on voulait faire un film de détective privé, car on s’était rendu compte que le genre avait presque disparu. Ce qui nous motive à chaque fois, c’est de trouver un type de cinéma qui nous manque, en plus d’explorer des thématiques qui nous intéressent. Au moment où on écrivait Mars Express, la hard-SF était aussi assez rare. Donc oui, Chinatown faisait partie des références, et on a revu Le Privé de Robert Altman, ou En quatrième vitesse de Robert Aldrich. J’aime aussi beaucoup la vague de films paranos des années 1970, type Les 3 Jours du Condor ou À cause d’un assassinat. Blow Out fait partie de cette vague, d’une certaine manière.
Oui, on entre dans l’intrigue par un point de vue isolé, et on se rend compte que la machination est beaucoup plus vaste. C’est la trajectoire de Mars Express : on commence dans une chambre d’étudiants, et on finit avec une situation que je ne révélerai pas.
Voilà ! Avec le tout premier plan, je voulais que la caméra sorte d’un trou d’aiguille. Et plus tard, le spectateur se rendra compte que tout est tissé sur un pull géant. (rires) C’est l’effet qu’on recherchaîit. C’est le principe fondamental du film noir : «untel a disparu », ou alors «je crois que ma femme me trompe », mais ça se termine par un truc aux proportions folles, comme dans Chinatown, où des promoteurs et des politiciens trouvent un moyen de prendre le contrôle de l’eau pour la vendre au peuple. Et par-dessus, il y a une histoire d’inceste horrible ! C’est un film extrêmement difficile à résumer ou à raconter, son scénario est complètement dingue, mais à l’écran tout est clair, évident.
En voyant Mars Express, je me suis demandé si votre coscénariste et vous aviez relu le script de Robert Towne.
On ne l’a pas relu, l’idée n’était pas de faire de l’ingénierie inversée. On s’est surtout basé sur nos souvenirs, sans forcément vérifier. Dans un film noir, il faut dispenser un certain nombre d’images marquantes à des moments précis pour que le spectateur garde une information importante en tête. Avec Mars Express, on double un peu la difficulté : on doit déjà décoder l’enquête, ce qui implique de créer un puzzle et de détacher les pièces en sens inverse, et en même temps, on doit aussi décoder le monde de SF dans lequel se déroule l’intrigue. Les personnages ne vont pas aider le spectateur à le comprendre, car pour eux, c’est juste leur quotidien.
À ce niveau, j’ai beaucoup aimé la manière dont le générique d’ouverture élargit l’horizon. Dans le prologue, on ne sait pas si on est sur Terre ou sur Mars, et puis on a droit à ce long voyage spatial qui annonce du hors-champ. On sait dès lors qu’on est dans un univers plus grand que ce qu’on verra à l’écran. Il me semble aussi qu’il y a un travail sur le mouvement, avec des séquences comme le voyage spatial, la poursuite dans le tunnel ou cette longue marche finale.
Ce flux et cet agrandissement progressif sont pensés, on a toujours aimé faire ça avec Laurent. Une des choses qui me fascinent dans la science-fiction, c’est son caractère existentiel. On a tous 2001 à l’esprit, avec son élargissement hallucinant en dernier acte. Notre rapport métaphysique à l’univers, le rapport entre l’individualité et le mystère absolu me touchent beaucoup. On a essayé d’y toucher et pour cela, il fallait partir de quelque chose de relativement quotidien avant d’excentrer le regard du spectateur avec la fin.
Le cinéma de science-fiction français des vingt dernières années a essayé de refaire 2001 avant de savoir marcher. Même si Mars Express s’essaie au climax métaphysique, il y a quand même un vrai effort d’'humilité et de divertissement.
Encore une fois, c’est une chose à laquelle on a réfléchi à l’étape du scénario. On aime aussi les films d’action, les films d’aventure plus dynamiques et accueillants pour le spectateur. J’espère que ça aide Mars Express à ne pas être hermétique, mais c’est quand même un pari. On ne veut pas surexposer ou surexpliquer l’univers ; on veut prendre le spectateur pour quelqu’un d’intelligent — et je crois que c’est le cas, mais l’équilibre est difficile à trouver. Je ne suis pas sûr qu’on ait totalement réussi, peut-être qu’on a été encore trop nerd sur certains aspects. Un habitué de la SF va avoir beaucoup de portes d’entrée dans le film, mais peut-être que des spectatrices ou des spectateurs vont se sentir moins impliqués. Une chose est sûre : on n’a pas renoncé à l’humour, alors que beaucoup de films de SF actuels abordent le genre uniquement sous un angle sérieux, comme s’ils avaient honte d’évoluer dans le genre. Je trouve ça chiant à mourir. L’humour rend les personnages plus vivants et crédibles. J’aime aussi l’effet surréaliste que peut produire un univers de science-fiction : les personnages sont habitués à tout ce qu’ils voient, donc le spectateur doit constamment interroger les images et trouver une façon de s’y projeter.
https://www.dailymotion.com/video/xlnz3u
– L’excellent clip musical urotsukidojiesque “Fantasy” pour l’artiste électro “DYE”
La mise à jour inopinée d’un des personnages principaux est à ce sujet très drôle.
C’est très actuel, oui. On a essayé de proposer des variations autour de choses qu’on connaît tous aujourd’hui, tout en servant l’histoire. Un dessin animé coûte cher, donc on a dû compresser notre intrigue, réduire quelques scènes, raboter des plans, repenser des scènes d’action… Plein d’idées sont passées à la trappe, mais c’est comme ça.
La scène du tunnel a-t-elle été réduite ?
Etonnamment, elle n’a pas beaucoup changée. On s’est dit assez vite avec Laurent que les scènes d’action dans le futur seraient forcément plus courtes. Par exemple, si on imagine que des balles téleguidées existent, il y a forcément des contremesures adaptées. Il faut donc que la victoire se décide très rapidement, avant que les personnages aient le temps de brandir leurs gadgets les plus sophistiqués. La scène du tunnel a eu droit à plusieurs variations, mais comme les autres, elle a surtout évolué à l’étape des storyboards. Le rythme est extrêmement important dans l’action et quand on écrit, on ne se rend pas forcément compte de ce qui ne fonctionnera pas à l’écran. Parfois, on al’impression qu’un personnage est en train d’attendre qu’une situation se règle avant d’attaquer à son tour ; il faut faire attention aux temps morts bizarres dans le hors-champ.
Au départ, je voulais essayer de renouveler la figure de la poursuite, mais le problème c’est qu’on met en scène des véhicules autoguidés. Les regarder filer en ligne droite à la même vitesse, ça ne me paraissait pas très intéressant. En revanche, jouer du côté ultra-sécuritaire et piéger les personnages à cause de ça, c’était prometteur. Je me suis permis de citer Psychose avec le plan du bras arroseur qui fait fondre la mousse. C’est presque la même image, mais chez Hitchcock, il n’y a pas de gouttes d’eau sur la caméra — on se demande même comment ils ont réussi à faire ça — alors que moi, j’ai décidé d’en envoyer virtuellement sur la focale. Il y a un jeu sur l’illusion du réel.
Merci de parler de ça, car ça m’a frappé : tout du long, vous jouez avec divers fluides, qui soulignent les interactions entre les personnages et le décor. Il y a le sang de robot dans l’ouverture, qu’on prend au départ pour de l’encre, le sang que l’héroïne étale sur un balcon pendant une poursuite, la mousse et l’eau dans le tunnel… Cela donne un aspect très vivant au film. Même le tank qu’on voit vers la fin est organique !
Je ne m’en suis pas vraiment rendu compte. J’ai l’impression que c’est présent dans de nombreux films d’animation… Mais oui, le fait d’animer des choses comme ça, ça décuple l’intention des auteurs. Comme tous les dessins sont pensés et dessinés un par un, tout ce qui bouge est une décision, et tout ce qui ne bouge pas non plus. Quand on manque de budget et qu’on doit figer un élément, on est amenés à se demander ce qui est vraiment important. Avec les chefs animateurs du film, on s’interrogeait constamment sur l’essentiel des mouvements. J’ai beaucoup appris de l’animation japonaise, notamment de Mamoru Oshii ou de Yoshiaki Kawajiri. Par moments, ils n’hésitent pas à rester fixes et à favoriser une pose élégante et signifiante.
Aujourd’hui, beaucoup fantasment sur l’IA et la performance capture, mais dans un film d’animation, si on fait tout bouger exactement comme dans le monde réel, on risque d’obtenir un résultat étrange et dérangeant.
Oui, c’est la vallée de l’étrange. Il faut trouver le juste équilibre. Il y a des styles d’animation très amples que j’aime beaucoup -Akira, par exemple -, mais je ne suis vraiment pas fan de l’école Disney où les personnages sont souvent sur-animés. Je préfère quand c’est plus synthétique, plus mesuré… En tout cas, je ne suis pas dans l’exagération des mouvements ; je suis plus dans le contraste. Une interview de Lynch m’avait marqué à ce sujet : il disait que dans la mise en scène, l’important, c’est le contraste. J’ai essayé d’appliquer ce principe un peu partout, autant dans la mise en scène que dans l’animation elle-même. Si on veut mettre en valeur un élément, c’est bien d’avoir une opposition juste avant. Quand une scène de violence éclate, c’est beaucoup plus efficace si on sort tout juste d’un moment calme.
Le choix du type d’animation s’est-il fait avant ou après l’écriture du script, et est-il lié à des envies esthétiques ou des contraintes budgétaires ?
C’est un peu tout en même temps. J’aime l’esthétique de l’animation industrielle, son côté cellulo, ses lignes claires, ses aplats de couleurs, ses ombres, et ses décors plus détaillés que les personnages. Cette manière de fabriquer est issue de Blanche Neige, et on la retrouve aussi chez Miyazaki. Partant de là, il reste plein de possibilités : il faut choisir le style de dessin et les techniques pour arriver au résultat final. On a testé plusieurs logiciels d’animation, et le budget nous a guidés dans nos recherches. Avec un logiciel, on avait un très beau tracé, mais on ne pouvait pas réutiliser une animation donnée en zoomé, en petit ou à l’envers. Je pense notamment aux figurants qui se baladent dans la rue, pour lesquels on a fait quelques copier-coller en changeant les couleurs, dans des scènes éloignées les unes des autres afin qu’on ne puisse pas remarquer l’astuce. On ne peut pas faire ça avec tous les softs, car on risque de perdre en définition sur la ligne de dessin.
Il a fallu trouver une solution vectorielle ?
Oui, c’est ça. Avec le logiciel qu’on a choisi, on avait un pinceau classique manipulable à la main, comme sur Photoshop, mais c’était converti en vecteurs. On pouvait donc zoomer et faire des rotations sans perdre quoique ce soit. La ligne pouvait quand même grossir, s’épaissir ou se rétrécir, donc il fallait parfois la redessiner, mais c’était assez rare. J’ai aussi eu l’envie très tôt de créer tous les robots en 3D, en cel-shading. Déjà, ça me permettait de ne pas me limiter sur les designs, je pouvais avoir des silhouettes compliquées et bizarres sans que ce soit une galère pour les animateurs et les animatrices. Il y avait aussi une raison esthétique : même si je voulais intégrer le mieux possible ces éléments 3D dans l’image, je voulais que leur volume soit bien plus parfait que celui des protagonistes humains.
Il fallait thématiquement qu’on sente une différence entre les êtres réels et les êtres artificiels. Ça me permettait enfin de jouer sur l’évolution de Carlos au fil de l’intrigue. Comme il est persuadé au départ d’être encore un humain, on l’a dessiné à la main, et je pense que les animateurs et les animatrices m’en veulent beaucoup, car il a des épaules infernales à dessiner. Mais à la fin, son corps est tout en 3D et sa tête reste en 2D, ce qui souligne encore plus sa dualité. J’ai même envisagé de passer sa tête en 3D, mais on a fait des tests trop peu concluants. Le saut esthétique était trop grand, son visage était différent, ses cheveux aussi. Le spectateur aurait eu du mal à avoir de l’empathie pour lui.
– Propos recueillis par Alexandre Poncet.
– Merci à Séverine Lajarrige.
– Mad Movies #376– Lire la preview avec une autre interview de Jérémie & la critique :
https://planete-warez.net/topic/1991/preview-interview-mars-express
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Pour ceux qui n’ont pas la ref urotsukidojiesque
J’ai connu cet OAV (et d’autres) assez jeune via la collection VHS Manga Video. Il m’avait traumatisé et hypnotisé à l’époque ! C’était violent mais l’histoire et l’animation était canon !
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