[Interview] Makoto Shinkai (Suzume)
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Makoto Shinkai: Réalisateur et scénariste
L’histoire d’amour entre Makoto Shinkai et le public japonais ne se dément pas : après les triomphes de Your Name et Les Enfants du temps, son Suzume est devenu en quelques mois le dixième plus gros succès de l’Histoire du cinéma nippon. C’est donc un cinéaste plutôt apaisé qui nous a accueillis dans un hôtel parisien pour discuter de la façon dont il a réussi à aborder un sujet aussi grave que sensible à travers une pure œuvre de divertissement…
Lors d’un entretien réalisé à l’occasion de la sortie des Enfants du temps, vous nous aviez expliqué que le succès de Your Name vous avait fait prendre conscience que vous aviez désormais la possibilité de communiquer avec la population japonaise tout entière à travers vos films. Avec Suzume, vous vouliez enjoindre vos concitoyens à ne pas oublier la tragédie du 11 mars 2011 ?
En un sens oui, mais le plus important pour moi était de traiter ce sujet au sein d’un film de divertissement. Et si on m’a permis d’aborder un thème si dramatique dans une production de pur entertainement, c’est parce que je bénéficie désormais d’une large audience grâce aux succès de Your Name et des Enfants du temps. On pouvait espérer toucher plusieurs millions de personnes, et même 10 millions, ce que nous sommes finalement parvenus à faire. Si j’avais fait Suzume en tant que réalisateur indépendant, je n’aurais pas vu l’intérêt d’aborder ce type de sujet, car cela n’aurait surpris personne. Au Japon, les gens ne s’attendent pas à découvrir une telle histoire dans une grosse production commerciale. J’étais très curieux de voir la réaction du public, mais aussi de la société japonaise dans son ensemble.
Vu l’immense succès du film dans les salles japonaises, pensez-vous qu’un dialogue s’est établi sur le devoir de mémoire lié à la catastrophe du 11 mars 2011 ?
Au moment où nous parlons (cet entretien a été enregistré le 27 février 2023 - NDR), le film est à l’affiche depuis trois mois au Japon, donc je ne connais pas encore son score définitif. Globalement, tout s’est bien passé, mais il y a eu un moment où j’ai été très angoissé : lorsque j’ai dû présenter Suzume dans la région du nord-est du Japon, où a eu lieu le tremblement de terre. Tous les spectateurs présents dans la salle avaient, à des degrés divers, été impactés par cette tragédie.
Après la projection, beaucoup de gens m’ont dit à quel point ils étaient heureux que j’aie fait ce film, que j’aie montré l’endroit où ils ont vécu… Des personnes m’ont même dit que certains dialogues les avaient beaucoup réconfortés. Mais dans le même temps, d’autres ont été sérieusement bouleversées, presque choquées. Elles m’ont dit qu’elles n’avaient pas envie de voir ce genre d’histoire ni de se replonger dans la tragédie. Pour elles, c’était insensé de faire ce type de film.
Donc, je n’ai toujours pas tiré de conclusion définitive sur ce que Suzume peut avoir suscité au sein du public ; je ne prétends pas avoir compris les sentiments des gens. Mais grâce à cette projection, j’ai tout de même pu voir dans quel état d’âme se trouvent aujourd’hui les personnes qui ont vécu ces terribles événements. Et c’est peut-être un peu égoïste de ma part, mais je suis heureux d’avoir eu cet échange avec eux.
– Suzume utilise les réseaux sociaux pour retrouver la trace du facétieux DaijinYour Name, qui traitait d’une catastrophe fictive, était finalement une parabole déguisée du tremblement de terre du 11 mars 2011. Pour vous, ce film et Suzume doivent être étroitement liés, non ?
Il y a en effet un lien très fort entre les deux films. La comète de Your Name, qui apparaît tous les mille ans, est une métaphore des tremblements de terre qui frappent régulièrement le Japon. J’ai fait Your Name en 2016, donc cinq ans après le tremblement de terre, et pour moi, c’était trop tôt pour aborder ce sujet de façon frontale, et je pense que le public n’était pas plus prêt que moi. Maintenant que douze années ont passé, je me suis dit qu’il était temps de le faire_ Après, il sera trop tard. Pour le moment, la catastrophe est toujours présente dans la mémoire collective.
Dans Suzume, l’héroïne fait un périple à travers une grande partie du Japon, durant lequel elle ne cesse de visiter des lieux abandonnés.
Ces deux aspects - le côté road movie et la mise en avant d’endroits oubliés de tous - étaient-ils primordiaux à vos yeux ?L’aspect road movie était en effet un élément très important pour moi. Je voulais que l’histoire prenne place dans le Japon tout entier. Car le scénario a beau traiter du tremblement de terre qui a frappé le nord-est du pays, cet événement a impacté l’intégralité de la société japonaise. Sans oublier que de tels phénomènes frappent un peu partout sur le territoire. Après ce séisme, beaucoup de gens ont été obligés de quitter leurs terres natales à cause des destructions ou de la radioactivité, et ces personnes se sont installées dans l’est du Japon.
C’est le cas de Suzume, qui vit sur l’île de Kyüshü lorsque commence le film. Elle doit accomplir un périple qui part de l’ouest du pays pour aller vers l’est, afin de comprendre ses origines. Pour ce qui est des lieux abandonnés, je désirais montrer qu’il est important de ne pas oublier ces morceaux de passé. Plus concrètement, je voulais que les gens se souviennent du quotidien des habitants de ces zones avant que celles-ci soient sinistrées. Même si ce sont des ruines, elles ont abrité une vie normale, une vie de tous les jours. Les héros du film parviennent à fermer les portes qui causent les catastrophes en écoutant les voix des gens qui vivaient là et dont le quotidien a été brusquement interrompu par ces désastres.
Car finalement, c’est bien ce qui arrive aux victimes, notamment celles du 11 mars 2011 : ce matin-là, les gens ont quitté leur habitation en se disant qu’ils reviendraient le soir, comme tous les jours. Mais ça n’est pas arrivé, ils ne sont jamais revenus sur le pas de leur porte. Cette réalité, Suzume l’a vécue. Et le scénario l’embarque dans ce voyage à travers le Japon ; elle visite des lieux désertés dont la vie quotidienne a été interrompue afin de fermer ces portes symboliques. Et à travers ce périple, elle apprend à reprendre le cours de sa propre vie.
La production de Suzume a été impactée par la pandémie. Comment était-ce de travailler sur un film qui est une invitation au voyage à une période où personne ne pouvait bouger de chez soi ?
La pandémie a en effet démarré alors que j’écrivais le scénario du film. Directement ou indirectement, j’ai été influencé par la frustration que nous avons tous éprouvée face à cette obligation de rester enfermé chez soi. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que les héros voyagent sans masque et que Suzume embrasse toutes les personnes qu’elle rencontre, alors que les Japonais ne font pas ça, d’habitude. C’est comme cela que s’est traduite ma frustration vis-à-vis de cette situation. J’ai ardemment désiré le retour du monde d’avant, le plus vite possible ! Et je dois vous dire que lorsque je vois les Français qui s’embrassent à tout-va de façon si chaleureuse, ça m’étonne toujours ! (rires)
Vous employez dans le film deux figures scénaristiques très classiques : le beau gosse ténébreux et mystérieux et le petit animal mignon. Mais très vite, vous les subvertissez : le beau gosse devient une chaise d’enfant à trois pieds et l’animal mignon provoque des cataclysmes très dangereux. Cette subversion était-elle intentionnelle ?
Le côté « beau gosse » n’est pas une exclusivité de l’animation japonaise ; de beaux hommes ou de belles femmes, on en voit plein dans le cinéma live français ou américain. Comme les personnages animés sont de pures créations, on y projette souvent notre idéal. Au Japon, on pense qu’avoir de grands yeux est synonyme de beauté, ce qui explique que la plupart des personnages ont d’immenses yeux. Sôta, notre héros masculin, reflète bien cet idéal. Si j’ai choisi de le transformer en chaise, c’est parce que j’étais à la recherche d’un certain équilibre tonal.
Le film traite d’un sujet dramatique et si j’avais raconté l’histoire de Suzume de manière tragique et sérieuse, je n’aurais pas suscité de plaisir chez le public. C’est pour cette raison que j’ai tenu à ce que l’héroïne soit toujours accompagnée par quelque chose de mignon et de drôle. C’est comme ça que j’ai eu cette idée de chaise pour enfant. Le fait qu’il lui manque un pied renforce encore son côté décalé. Pour ce qui est du chat, c’est un personnage qui ne cesse de semer la pagaille. comme les chats !
Et puis, selon moi, les félins sont les personnages animaliers les plus aimés dans le monde. À chaque fois que j’ai assisté à une projection du film, j’ai pu constater les réactions très positives du public lors de l’apparition de ce protagoniste. Je sais d’ores et déjà que si je mets un chat dans mon prochain film, le succès est assuré ! (rires)
– Daijin, un être surnaturel aux immenses pouvoirs aux airs de… mignon petit chatVotre filmographie, de Voices of a Distant Star à Suzume, est traversée par une idée purement cinématographique et absolument passionnante : la communication entre les êtres par-delà le temps et l’espace. Pensez-vous que Suzume constitue une sorte d’aboutissement de cette thématique ?
C’est en effet un thème que je traite très régulièrement et qui, moi aussi, me passionne. Mais ce que fait Suzume dans le film est une chose que nous faisons tous au quotidien. Notre existence même est un voyage constant à travers l’espace et le temps. Tous autant que nous sommes, lorsque nous vivons un moment difficile, nous nous disons : « Allez, dans un an ou dans dix ans, j’aurai traversé cette crise, les choses iront mieux »
Cette façon de se projeter dans l’avenir est une sorte de communication entre notre moi du présent et notre moi du futur. Pareillement, lorsque nous nous remémorons un moment délicat de notre existence, nous pensons : « À l’époque, c’était dur, mais aujourd’hui, la situation s’est améliorée. ». Ces projections vers le passé ou l’avenir sont des choses que nous faisons très souvent, dans notre esprit.
Suzume est le premier film que vous réalisez au format Cinémascope. C’est un choix qui semble naturel en raison de l’aspect extrêmement cinématographique de vos œuvres. Mais pourquoi avoir choisi ce projet en particulier pour l’adopter ?
Et ce changement vous a-t-il poussé à modifier vos habitudes en matière de composition de cadre ou de mouvement de caméra ?
J’avais envie d’utiliser le Cinémascope tout simplement parce que… je n’avais jamais essayé ! Au début, j’ai eu un peu de mal à m’habituer, je trouvais que le format était vraiment trop large. Mais au fur et à mesure, j’ai réussi à adapter mon style. Et maintenant que je me suis vraiment habitué au Cinémascope, lorsque je vois des images au format 16/9, ça me semble presque carré ! (rires)
Toutefois, il faut prendre en considération les différents écrans des salles de cinéma. Certaines, notamment les salles IMAX, ont un plafond très haut, et le Cinémascope n’est clairement pas approprié pour ce type d’installation. Ce qui fait qu’aujourd’hui, eh bien… je suis assez confus, en fait ! (rires)
Je ne sais plus vraiment quel format utiliser ! Je vais observer attentivement d’autres films pour essaye de trouver une réponse…
Le célèbre chef-opérateur Vittorio Storaro, qui a notamment capté les images d’Apocalypse Now, a développé un format qu’il a appelé l’Univisium, au ratio 2:1. Pour lui, c’est le format idéal, situé entre le Cinémascope et le 16/8 des télévisions modernes. C’est peut-être une piste à creuser ?
Ah c’est intéressant, je vais étudier la question !
– Propos recueillis par Laurent Duroche.
– Merci à Rachel Bouillon.
– Traduction : Shoko Takahashi.
– Mad Movies #370 -
attendons j’ai adoré “belle” de je sais pas qui et des ghibli en générale Merci pour ces articles !