[Analyse] Avatar : Jungle Fever
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Douze ans et dix mois se sont écoulés depuis la sortie d’ Avatar. Nous avancions fin 2009 que James Cameron avait une décennie d’avance sur l’industrie cinématographique mondiale, mais à en juger par la copie remasterisée dévoilée le 21 septembre dernier, il est clair que le long-métrage constitue encore une expérimentation venue d’un futur lointain. Retour sur un trip hallucinatoire toujours aussi immersif, en attendant de pouvoir explorer les océans de Pandora dans La Voie de l’eau, prévu en salles pour le 14 décembre.
Avançant des arguments scénaristiques connus, reliés entre eux par une science de l’écriture en tout point exceptionnelle, Avatar reprend la structure des mythes fondateurs en incluant, comme le ferait une tribu d’Amazonie au XXI° siècle, des éléments perturbateurs on ne peut plus contemporains. Concrètement, les chasseurs court-vêtus armés d’arcs et de flèches doivent cohabiter avec une peuplade à la technologie arrogante, rongeant la forêt à l’aide de lance-flammes et de bulldozers. Ce que les détracteurs ont hâtivement condamné il y a treize ans comme de la paresse narrative est en fait une réflexion visionnaire sur l’inconscient collectif, la tradition orale et la place de la culture indigène dans un monde régi par la propagande corporative et la religion de l’argent.
L’élection de Jair Bolsonaro à la tête de l’État brésilien exactement dix ans après la sortie d’Avatar montre à quel point les enjeux du long-métrage sont brûlants, et rétrospectivement, ce qui pouvait sembler caricatural en 2009 prend un tout autre sens dans notre ère post-Trump. Une séquence en particulier a de quoi glacer les sangs : alors qu’elle se laisse emporter par son émerveillement en décrivant la manière dont les arbres de Pandora et les Na’vis partagent sensations et informations, selon un processus scientifiquement quantifiable, le cadre de la RDA interprété par Giovanni Ribisi balaie les faits d’un revers de la main et répond par un rire moqueur.
Dans sa capacité à anticiper les grands conflits idéologiques à venir (ici la course au profit contre l’urgence climatique et la connaissance), Avatar renvoie à Starship Troopers, qui avait prédit avec une exactitude terrifiante le 11 septembre et ses lourdes conséquences. La démarche de James Cameron est tout aussi frondeuse et acide que celle de Paul Verhoeven : quand il ne dessine pas de façon subliminale une bannière étoilée avec des stores lors d’un discours belliciste de Quaritch, le cinéaste inverse les canons de l’héroïsme hollywoodien en offrant à son grand méchant quelques accès de bravoure inouïs (cf. l’évasion du Dragon en chute libre) qui, dans un blockbuster formaté, auraient été réservés au protagoniste central.
Interface cinématographique
Outre son commentaire politique et sa dissection des écrits de Joseph Campbell (qui nous vaut quelques tableaux mémorables, par exemple l’envol de Toruk Makto), Avatar est conscient de sa position dans l’évolution du mythe hollywoodien, ce qui amène Cameron à connecter intimement le voyage de Jake Sully à l’expérience vécue par le spectateur. La réplique « Vous n’êtes plus au Texas » n’est en cela pas un clin d’œil aléatoire puisqu’elle renvoie à l’une des premières superproductions fantastiques à avoir tenté de transporter le public dans un univers alternatif visuellement crédible.
Avatar s’inscrit également dans la continuité du Monde perdu, de King Kong, du 7% voyage de Sinbad et de Jurassic Park, dont on retrouve la porosité du cadre et les thématiques liées au photoréalisme des images. Si Spielberg méditait sur son propre parc d’attractions à travers celui de John Hammond, Cameron se questionne sur les limites du rêve cinématographique en constellant son récit de plans de réveils et d’endormissements, les cabines des pilotes d’Avatar renvoyant aux lunettes que doivent chausser les spectateurs. La déconstruction opérée par Cameron est bien sûr évolutive, les notions de « réalité » et de « rêve » étant interverties précisément à mi-parcours (« Tout est à l’envers désormais », à 90 minutes de la version longue). Ce paradoxe se retrouve dans la conception même du long-métrage, dont les décors naturels sortent des ordinateurs de Weta Digital alors que les environnements futuristes de la RDA ont été fabriqués en dur.
Saut de la foie
Croyant fermement en la capacité de Weta à tenir les promesses d’un script jugé infilmable seulement quelques années auparavant, Cameron n’hésite pas à prendre des risques esthétiques majeurs durant son premier acte. La première sortie dans la jungle de Pandora constitue ainsi un bloc de 27 minutes presque entièrement rendu en images de synthese : si le spectateur décroche à ce moment-là, il sera perdu à jamais. Dans un geste potentiellement autodestructeur mais loin d’être surprenant pour un homme qui a décidé d’explorer la fosse des Mariannes à deux jours de la première mondiale de Titanic 3D, Cameron choisit d’abandonner ses deux seuls personnages 100 % humains pour ne suivre qu’un trio d’avatars.
Pour contrebalancer cette perte immédiate de lien visuel, le cinéaste choisit de structurer cette plongée dans le monde de Pandora en strates et étapes successives. On survole dans un premier temps la planète dans le confort de l’hélicoptère Samson, le personnage de Trudy restant souvent au premier plan. Après la séparation avec Trudy et Wainfleet, le premier lieu visité est une école terrienne abandonnée. La mise en scène se concentre avec équité sur les repères ostensiblement humains (l’école donc, mais aussi les accessoires que manipulent les avatars) et la flore environnante. Tout change quand Jake est confronté à la faune de Pandora : Cameron met deux moments en exergue, lorsque le Thanator s’empare du fusil puis du sac à dos. Dépouillé d’une partie de son inventaire, le héros est contraint de plonger dans une rivière en contrebas, symbole d’un saut dans l’inconnu. Dès lors, la lumière jusque-là assimilée à une atmosphère terrienne se modifie : les rayons du soleil sont d’abord filtrés par de larges feuilles, puis le soleil se couche au-dessous de la jungle.
– Sensations de vitesse et profondeur de champSi Jake tente de percer l’obscurité avec une torche, dont les flammes vacillent étrangement en raison de l’air surchargé de Pandora, Neytiri interdit rapidement cet éclairage typiquement terrien et révèle à Jake la bioluminescence de la planète. Le spectateur se retrouve enfin totalement immergé dans ce monde étranger, dont la géologie fantastique ne connaît désormais plus d’entrave (cf. le tronc suspendu au-dessus du vide, les plantes-méduses semblant flotter dans les airs et l’arrivée des graines sacrées, ou l’arbre-maison surplombé par une planète et une lune). Cameron s’enfonce un peu plus encore dans son fantasme extraterrestre en accompagnant Jake au cœur de l’arbre aux colonnes entremêlées, où il restera très exactement cinq minutes, juste avant de réveiller son héros (et son spectateur) dans le laboratoire capitonné de Grace.
L’empire des sens
Les transitions et contrastes tels que celui-ci jalonnent le long-métrage, connectant implicitement l’intime et linfiniment grand. Le fondu enchaîné qui transforme le cercle des Na’vis en planète en est un bon exemple, tout comme la scène de réveil qui ponctue le prologue. Après être resté quelques secondes sur le visage de Jake dans son étroit caisson cryogénique, le réaligateur nous livre un plan large détaillant l’intérieur du vaisseau spatial avec une sensation de profondeur volontairement vertigineuse (à voir absolument en 3D).
En 2009, Cameron et son producteur Jon Landau insistent sur l’aspect « seamless » d’Avatar, C’est à-dire sur la fluidité des liaisons entre les prises de vues réelles et les images numériques. À l’évidence, cette réussite ne repose pas uniquement sur la performance technologique de Weta et ILM (en charge des véhicules, vaisseaux et robots du film), mais aussi sur la manière dont Cameron s’évertue à mettre en scène les cinq sens de son protagoniste, alors même que le cinéma n’est censé véhiculer que la vue et l’ouïe. Lorsque Jake se réveille pour la première fois dans son corps d’avatar, sa vue s’ajuste sur le visage des deux scientifiques, lesquels sortent littéralement de l’écran grâce à l’usage de la stéréoscopie. Le plan suivant montre la pupille de l’avatar se rétracter face à la lumière d’une lampe-torche, puis les savants testent ses réflexes auditifs. Une vue subjective se focalise pendant quelques secondes sur ses mains et ses doigts avant qu’un travelling latéral ne révèle le mouvement de ses orteils. Un gros plan cristallise le moment où les pieds touchent enfin le sol, et Jake affirme enfin sa présence en posant sa main sur la vitre qui le sépare du laboratoire.
Qu’il soit dans son corps originel ou dans sa peau d’avatar, Jake appartient physiquement à ce monde ; pour preuve, il manque d’être renversé à deux reprises par un AMP-Suit, la première fois à la sortie de la navette Valkyrie, la seconde lors de sa course à travers les plantations. Le toucher est bien sûr primordial tout au long du film : Jake enfonce ses orteils dans la terre, s’agrippe à une branche humide après avoir échappé au Thanator, frappe toutes les plantes bioluminescentes qui se présentent à lui lors de sa première virée nocturne dans la jungle et est gêné par ses nouveaux vêtements quand il suit Neytiri jusqu’au banquet des Omaticayas. Cameron induit aussi l’importance de l’odorat (Jake humant profondément l’air de Pandora ou partageant la respiration d’un Equidius) et du goût (le fruit envoyé par Grace, la boue sur la langue).
– La bataille finale d’Avatar, toujours un grand moment de furie guerrière d’une lisibilité à toute épreuveDirector’s cuts
Cette construction sensorielle culmine avec une prodigieuse scène de baiser et est pleinement résolue lors de la première vraie rencontre entre Jake et Neytiri, où la formule ethnique des Na’vis, « I see you », gagne une dimension absolument bouleversante. Simulant une sensation de proximité entre spectateurs et personnages, Avatar n’a pas affolé le box-office sans raison, et le revoir dans une splendide copie remasterisée rappelle à quel point ses coutures sont subtiles.
Puisant autant dans son background de réalisateur high-tech que dans son expertise dans le domaine du documentaire (les video-logs de Jake s’apparentent d’ailleurs à un élément de found footage et des zooms et décadrages viennent régulièrement donner de la spontanéité à la chorégraphie globale), Cameron sera parvenu à rendre accessible des concepts de SF hardcore au public le plus large sans jamais niveler son ambition par le bas.
En résulte une fresque à l’ampleur inédite, dont les moments d’action sont gorgés de terreur et de tragédie (la mort de l’arbre-maison est toujours aussi déchirante). On regrettera tout de même que la ressortie concerne uniquement le montage cinéma d’époque, où manquent des détails dramaturgiques très importants (la mort de la sœur de Neytiri, l’attaque du bulldozer par les Na’vis, les adieux de Tsu’tey). La réintégration, au milieu de l’épilogue, d’un dialogue totalement inédit entre Jake et Parker permet toutefois de comprendre le raisonnement de Cameron dans sa salle de montage. En 2009 et 2010, l’auteur avait semble-t-il décidé de laisser ce cliffhanger de côté par respect pour le public, puisqu’une suite d’Avatar n’était pas encore assurée. À quelques semaines de la sortie de La Voie de l’eau, l’ajout prend enfin tout son sens.
La voie du futur
Deux séquences de La Voie de l’eau, justement, sont dévoilées à la fin d’Avatar, selon que l’on voit le film en 3D simple ou dans sa copie partiellement convertie en High-Frame-Rate (des plans du Thanator et des Viperwolfs y gagnent considérablement). Dans le premier extrait, un adolescent omaticaya (a priori le fils de Jake et Neytiri) se réveille sur le dos d’une baleine extraterrestre au beau milieu de l’océan. Abordant ses créatures comme d’authentiques personnages, Cameron épouse pendant quelques secondes le point de vue sensoriel du cétacé en adoptant son regard, son ouïe étouffée et en soulignant la douleur provoquée par un harpon.
Dans le second extrait, de jeunes Na’vis explorent des récifs aux côtés d’une tribu aquatique, laquelle se distingue par sa peau tirant sur le vert, ses mains palmées et divers détails anatomiques inspirés de la faune marine. Les mots manquent pour décrire le sentiment d’immersion que procurent ces images. Se rapprochant davantage des recherches de Douglas Trumbull que des travaux de Peter Jackson ou Ang Lee, Cameron aborde le HFR avec une pertinence imparable, en passant de 24 à 48 images par seconde d’un plan à l’autre… voire au sein du même plan.
Des moments à la surface (avec des personnages entravés dans leurs déplacements) peuvent ainsi être diffusés en 24, et tout ce qui se trouve sous la ligne d’eau bénéficiera du 48, renforçant l’impression de liberté de mouvement. À cela s’ajoute un jeu de prises de vues au réalisme hallucinant, avec des avancées maladroites, voire des reculs de l’opérateur, comme s’il luttait avec acharnement contre le courant.
⛧ Après tout, n’est-ce pas ainsi que Cameron pense son cinéma depuis près de 40 ans ? ⛧
Par Alexandre PONCET
Mad Movies #364 -
Sans aucun doute c’est le genre de film à voir au ciné !
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C’est bien beau tout ca , mais le Blu-ray 4K il sort quand
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@Nick2 a dit dans [Analyse] Avatar : Jungle Fever :
Sans aucun doute c’est le genre de film à voir au ciné !
C’est clair que sur la version remasterisée sorti en septembre dernier, j’en ai pris plein les mirettes, c’était vraiment incroyable, une dinguerie Chose impossible à reproduire chez soi.
Pourtant ce n’était pas la première fois que je le voyais au cinéma.