[Interview] Nikhil Nagesh Bhat (Kill)
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Après un premier long-métrage jamais sorti et un second noyé dans les abîmes de la VOD, Nikhil Nagesh Bhat puise dans SON vécu, prend les codes du cinéma d’action de Bollywood à revers pour finalement remporter la mise, Il revient pour nous sur la création de cette bête de festivals, sur son rapport à la violence, sur la place du train dans tout ça.
Aussi bien dans les films d’action, les comédies romantiques que le cinéma d’auteur, le train occupe une place fondamentale dans les cinématographies indiennes. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
En Inde, les trains sont quasiment la colonne vertébrale du pays tout entier : c’est le moyen de transport de la plupart de la population depuis plus d’un siècle. Et c’est toujours le cas, bien que les voyages en avion soient devenus plus abordables. À l’époque de l’Inde britannique, une partie non négligeable du combat pour l’indépendance a pu être menée grâce aux trains, le réseau routier n’étant pas aussi développé qu’’aujourd’hui. Beaucoup d’Indiens n’utilisent que ce moyen de transport : Ça fait partie de la culture.
Lorsque je faisais mes études à 2.000 kilomètres de la ville où j’habitais, je voyageais en train. Au-delà de ça, ça reste le moyen de transport le moins cher. Toutes les castes, toutes les religions, toutes sortes de personnes s’y retrouvent sous le même toit. Elles partagent le même espace, mangent la même nourriture, tout en parlant souvent dans des langues différentes. C’est une mise en abyme de l’Inde, un marqueur culturel fondamental, dont vous pouvez relever une infinité de références dans nos films. Les trains font partie intégrante de nos vies et de notre développement : toutes les villes les plus importantes du pays ont été construites autour des réseaux ferroviaires.
Quand il s’agit de convoquer des représentations iconiques du train dans le cinéma indien, des films dans lesquels a joué Amitabh Bachchan des années 70 et du début des années 80, de sa période « jeune homme en colère », viennent immédiatement en tête, comme Sholay (Ramesh Sippy, 1975) ou Coolie (Manmohan Desai, 1983). Avez-vous des exemples antérieurs ?
C’est vrai que dans le domaine du thriller, les films d’Amitabh Bachchan ont réellement eu un impact fort, surtout Sholay, pour sa mise en scène et sa façon d’appréhender le train comme un personnage à part entière. Mais il y a beaucoup d’autres exemples : je pense à des films portés par Raj Kapoor comme Chori Chori (Anant Thakur, 1956 - NDR), Half Ticket (Kalidas, 1962 - NDR), ou encore Pakeezah (Kamal Amrohi, 1972 - NDR), qui en ont offert des représentations pertinentes.
Le prochain blockbuster de Sunny Deol, Lahore 1947 (réalisé par Rajkumar Santoshi), est déjà vendu sur la foi de son grand final, présenté par ses producteurs comme la plus grande scène d’action jamais filmée à bord d’un train. Au sortir de la projection de Kill, on leur souhaite bon courage.
(rires) De ce que j’en sais, c’est une h’stoire qui repose avant tout sur l’émotion. Au moment de la Partition, il y a eu un exode important de personnes venant du Pakistan en Inde et vice versa. Des événements horribles se sont déroulés à bord de ces trains, avec parfois des wagons entiers de cadavres qui arrivaient en Inde ou au Pakistan. C’est un sujet très grave, pour n’importe quel Indien, et apparemment, le film avec Sunny Deol entend lui rendre justice.
– Nikhil Nagesh Bhat en train de donner des indications de jeu à son acteur principal.L’intrigue de Kill vous est venue d’un incident dont vous avez été le témoin. Ressentiez-vous le besoin de raconter cette histoire ?
Comme je vous le disais, j’ai fait mes études loin de chez moi, dans la ville de Pune. J’habitais à Patna, qui était donc à environ 2.000 kilomètres, et je faisais trois ou quatre allers-retours par an. La répartition par wagon que vous voyez dans le film est un phénomène datant d’une quinzaine d’années ; quand je faisais ces voyages, autour de 1995, beaucoup de personnes se retrouvaient en classe générale, ce qui était mon cas en tant qu’étudiant - si j’avais pris un billet en première, mon père m’aurait foutu dehors ! (sourire) Ce jour-là, j’ai embarqué vers 23h30.
Le matin, le train était censé s’arrêter à la gare d’Allahabad, où j’avais prévu de prendre mon petit déjeuner. Je me suis réveillé et j’ai constaté qu’on était encore loin d’Allahabad, que le train était arrêté dans une gare abandonnée. Quand je suis sorti, j’ai vu beaucoup de policiers, et j’ai fini par comprendre que le wagon juste à côté du mien, la première classe, avait été la cible d’une trentaine de voleurs. Dans la nuit, le wagon avait été réservé pour les invités d’un mariage, et quelqu’un avait dû faire fuiter l’information. Ils ont été frappés, certains passagers ont reçu des coups de couteau, les voleurs ont pris tous les bijoux, les vêtements, l’argent… Les victimes étaient rassemblées à l’extérieur, elles étaient horrifiées, elles redoutaient de remonter à bord. Pendant ces deux ou trois heures durant lesquelles le train était arrêté dans cette gare de fortune, j’ai pu voir toute la détresse de ces passagers, et ça m’a hanté pendant un long moment. En 2016, lors d’un voyage en train pour aller tourner un film, tout m’est revenu. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’écrire une histoire autour de cet incident.
Qu’avez-vous retiré du fait de vous inspirer d’une expérience personnelle, d’un point de vue artistique ?
Ce fut cathartique, mais pas de la façon attendue. J’ai réalisé un film en 2008 (Saluun - NDR), et ce film n’est jamais sorti. Il a tourné dans quelques festivals, mais il n’a jamais vraiment vu la lumière du jour. À la suite de ça, j’ai connu huit années difficiles où personne ne voulait produire mes films. On me reprochait le fait que je n’avais pas réalisé de films, ce que je contestais, en soulignant que celui que j’avais réalisé n’était jamais sorti… C’était sans fin. J’ai fini par tourner un second long-métrage, l’un des premiers Netflix Originals d’Inde, qui est sorti en 2018 (Brij Mohan Amar Rahe!). Mais ça ne m’a pas vraiment ouvert plus de portes. Toute la frustration accumulée a nourri l’écriture de Kill, et la catharsis s’est opérée à ce niveau-là.
L’un des partis pris les plus audacieux du script réside dans l’écriture des antagonistes. Qu’est ce qui vous a poussé dans cette direction ?
Je voulais que les spectateurs ressentent une forme de réalisme, qu’ils vivent le film comme s’ils faisaient partie des passagers, et c’est aussi pour ça que l’action est amenée de cette façon. Il fallait que lorsqu’un personnage meurt, on ressente sa douleur et celle de ses proches, quel que soit ce personnage, même s’il s’agit d’un antagoniste. Voir quelqu’un être blessé où mourir, ce n’est pas réjouissant : c’est l’une des pires choses qui soient, et il fallait que ça soit tangible. L’inspiration vient en outre d’un de mes films préférés, Aliens, le retour. J’ai vu une interview qui évoquait le fait que l’histoire tourne autour de deux mères : ce n’est pas une créature contre une astronaute, mais deux mères qui essaient de protéger leurs progénitures. L’émotion se développe des deux côtés. Cette lecture du film m’a fasciné, et elle m’est restée. C’est une idée à partir de laquelle je voulais expérimenter et Kill m’en a donné l’occasion.
Et vous avez poussé ce principe encore plus loin dans votre film suivant, Apurva. Diriez-vous que les deux films se répondent ?
Ils entretiennent des similitudes, mais ils s’opposent tout autant : Apurva est un survival, dans lequel une femme résiste à ses agresseurs sur une durée de 24 heures, alors que rien ne l’avait préparé à une telle éventualité ; Kill est une histoire de revanche, avec un membre de commando entraîné pour ce type de situation. On ressent le même genre d’émotions à la vision des deux films, bien que les personnages les amènent dans des directions différentes. Je dirais aussi que dans Apurva, il n’y a pas vraiment de gore: le film est très violent, mais il n’est pas sanglant.
Les gerbes de sangetles retouches numériques, les montages et mises en scène d’aujourd’hui tendent beaucoup vers une insensibilisation au gore. Dans Kill et Apurva, toutefois, la violence est franchement ressentie.
Merci beaucoup. Mon but dans ces deux films était de ne pas rendre la violence sensationnelle, ne pas la glorifier, ni même la dramatiser. Je voulais la montrer comme un renoncement, une perte d’humanité. C’est une tendance du cinéma indien et de beaucoup de films hollywoodiens d’utiliser la violence comme une forme de style, comme une fin en soi. La violence est devenue une déclaration d’intention esthétique. C’est quelque chose qui me rebute, et c’est pour ça que je tiens autant à l’aspect émotionnel du récit.
Comment gardiez-vous l’équilibre ? N’y a-t-il pas eu des moments où vous vous disiez que vous alliez trop loin ?
Il n’y avait pas vraiment de méthode. J’avais en réalité tout couché sur le papier en amont, chacune des quarantedeux morts du film, comment elle devait s’exécuter et se chorégraphier. Je fonctionnais à l’instinct pour savoir si c’était trop ou pas. À l’origine, le script comptait dix morts supplémentaires. En discutant avec le chorégraphe des scènes d’action, Oh Se-yeong, j’ai réalisé que c’était trop, que ce serait épuisant à voir. On faisait des previz sur chaque chorégraphie, et je décidais au coup par coup s’il fallait les réduire ou non. C’était un processus instinctif, qui s’est poursuivi au montage, même si en fin de compte, 95 % de ce qui a été filmé se retrouve à l’écran.
Je n’ai pas rogné parce que je savais qu’à partit du moment où le personnage principal bascule et devient un monstre, tout pourrait se justifier. Il passe par des états de culpabilité, de deuil pour succomber à la rage. Mais je crois que le film n’est pas encore sorti en France, donc je ne préfère pas m’étendre sur cet aspect. (sourires)
– Nikhil Nagesh Bhat apprend à ses comédiens à se mouvoir dans un espace pour le moins exigu.Les chorégraphes des scènes d’action ont tous les deux travaillé sur des films du Spy Universe“), des blockbusters hindis avec un sens du spectaculaire plutôt fantasque, presque à l’opposé des partis pris de Kill.
Oh Se-yeong et Parvez Shaïkh sont des chorégraphes fantastiques. Oh Se-yeong a travaillé sur des productions indiennes mais aussi sur Snowpiercer, le Transperceneige ou Avengers : l’ère d’Ultron ; c’est un chorégraphe sud-coréen de renommée internationale. À la lecture du script, il a tout de suite compris le type d’action que je recherchais. Lui et Parvez Shaïkh ont toujours respecté les intentions de départ, à savoir de l’action viscérale, au rendu très personnel. D’autant que la contrainte du décor ne laissait pas vraiment le choix.
Comment avez-vous géré cette contrainte, justement ?
On s’est adaptés de scène en scène, au fil du tournage. Aucun d’entre nous n’avait travaillé sur un film d’action de ce type auparavant. J’avais demandé au production designer, Mayur Sharma, un décor laissant de la place pour les mouvements des comédiens et des caméras. Il fallait que tous les murs puissent bouger, se manipuler. Il avait déjà construit des décors de train, mais jamais avec ce type d’impératifs. Il a fait des recherches, m’a présenté une maquette d’une trentaine de centimètres, en me disant : « Voilà comment les murs vont bouger. »
Il a ensuite travaillé sur une maquette de trois mètres et demi, sur trois cabines puis deux Wagons, jusqu’à arriver au résultat final. Il en est allé de même pour les maquillages et les prothèses : d’abord, on se disait que la plupart des effets seraient en images de synthèse, avant de prendre conscience du temps et de l’argent que ça représentait. Quasiment tout ce que vous voyez à l’écran est réel : c’est l’œuvre du studio Dirty Hands, un travail de quatre mois d’une grande méticulosité. De notre côté, nous avions un grand tableau récapitulatif de chaque arme utilisée, de chaque blessure. C’est la méthode qu’on a fini par adopter, pour s’y retrouver. Puis il y avait les éclaboussures de sang : là aussi, j’ai préféré me passer des effets numériques.
Kill semble tellement ancré dans la culture indienne par son décor, la caractérisation de ses personnages et une certaine radicalité que l’annonce d’un projet de remake américain a pu sembler absurde, voire perdue d’avance. Êtes-vous plus optimiste ?
Pour moi, la singularité du film ne tient pas tant à ses spécificités indiennes qu’à sa charge émotionnelle. Si cet aspect est respecté, peu importe le pays où ça se passe, ça marchera. Un père aimera son enfant n’importe où dans le monde, des amants s’aimeront et se disputeront n’importe où dans le monde. On en revient aux mêmes émotions primaires, qui fonctionnent partout. Parfois, vous regardez un film auquel il peut manquer un ou plusieurs degrés de sophistications techniques, mais ça ne vous empêche pas d’être embarqué par l’émotion.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
J’écris. Pour être honnête, j’ai pris goût au sang (sourire), donc je planche sur un autre film d’action, un autre film basé sur une vengeance.
C’est un thème qui traverse les cinématographies indiennes de part en part, ces dernières années…
Je pense que ça vient du fait que la société indienne fait face à une telle densité de population que les chances de réussite sont rares, limitées à peu de personnes. Et le reste de la population se sent laissée de côté. Ce ressentiment, cette impression d’être un outsider, est profondément ancrée dans la psyché du système indien. Il y a toujours cette volonté de s’élever de sa condition, de saisir la moindre occasion. Et quand ça ne se passe pas bien, il y aura toujours ce sentiment d’avoir été floué, et l’envie de prendre sa revanche. C’est du moins comme Ça que je me l’explique.
– Propos recueillis et traduits par François Cau.
– Merci à Aude Dobuzinskis, Jean-François Gaye et Amanda Kichler.
– Mad Movies #385