[Dossier] La petite histoire des "Sleeper hits" : ne réveillez pas un film qui dort
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Tout au long des nombreuses mutations de l’industrie cinématographique, des pellicules sorties du néant, sleepers pour les intimes, sont parvenues à s’extirper du lot de manière aussi fracassante qu’inattendue. Vivez la saga de ces films somnambules qui ont parfois amassé des sommes faramineuses.
Le récent succès de Terrifier 2 au box-office US a remis en lumière toute la tradition de ces succès-surprises qui ont émaillé l’Histoire du cinéma fantastique. Le phénomène touche avant tout les États-Unis, si bien que les Américains ont inventé un terme pour désigner ces petits Poucets : on parle de « sleeper hit », ou simplement de « sleeper ». Le mot s’applique d’ailleurs à tous les domaines de l’industrie du divertissement, pouvant qualifier le triomphe inopiné de tel ou tel disque de musique, série télévisée, jeu vidéo, etc.
En matière de cinéma, il s’agit de films modestes au budget moyen, voire bas, dépourvus d’acteurs très connus et lancés sans grande publicité, et qui recueillent pourtant les suffrages du public – souvent de manière graduelle, le bouche-à-oreille entraînant un élargissement de la distribution. Mais si la définition est relativement aisée, il est difficile d’établir une liste précise des sleepers. Après tout, l’histoire du 7e Art regorge d’énormes productions soldées par un bide ou de titres assez obscurs décrochant le jackpot commercial, et chaque sortie est un cas très particulier.
On peut cependant dégager un certain nombre de morceaux de pellicule un peu sortis de nulle part, qui ont cassé la baraque au point de révolutionner le business, parfois à l’issue de processus de diffusion un tantinet extravagants.
DE B À X
Pour trouver les sources historiques du phénomène, il faut revenir aux structures de la distribution américaine et à la signification première de l’expression « série B ». De nos jours, le terme désigne une petite bande qui sacrifie aux conventions du genre. Pas de souci, du moment qu’on comprend bien que c’est une utilisation métaphorique du mot.
– Linda Lovelace et Harry Reems dans Gorge profonde de Gerald Damiano.Son sens propre, lui, a à voir avec les efforts des exploitants pour retenir un public ruiné par la crise économique de 1929. Leur réponse : deux films pour le prix d’un. Mais si les salles du second rang se contentent d’accoler deux péloches d’envergure moyenne, les établissements qui appartiennent aux grands studios font la promesse d’un spectacle total.
La production de prestige du moment est précédée de dessins animés, de bandes d’actualités, d’attractions, et aussi d’un second long-métrage. Et c’est ce dernier qui est officiellement appelé « film B » ou « film de complément », sa fabrication étant confiée soit à un producteur indépendant soit au département dédié du studio en question.
Pour autant, aussi architecturé qu’il paraisse, le système possédait sa souplesse. Dans leur bouquin 50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier signalent que « ce qui était le film de complément à New York pouvait devenir le grand film à Dallas ou être exploité comme la locomotive dans un double programme de budgets moyens ailleurs ».
De plus, certains titres parvenaient à s’arracher complètement de leur catégorie. Coursodon et Tavernier notent ainsi qu’« il arriva plusieurs fois qu’un film B soit exploité, lancé comme un A, soit pour des raisons historiques (…), soit parce qu’ils devenaient des succès inattendus, des sleepers : Cat People de Jacques Tourneur, My Name Is Julia Ross de Joseph H. Lewis, T-Men d’Anthony Mann, Five Came Back de John Farrow, Hitler’s Children d’Edward Dmytryk ».
Cette liste est édifiante, en ce qu’elle démontre le caractère novateur de moult productions B. En effet, on voit là les glorieux ancêtres de genres en devenir, du polar ultra violent (T-Men aka La Brigade du suicide, 1947) au survival dans la jungle suite à un crash aérien (Five Came Back aka Quels seront les cinq ?, 1939), en passant par le thriller paranoïaque (My Name Is Julia Ross, 1945, où une femme se réveille au milieu d’inconnus qui prétendent qu’elle est une autre personne).
– Jack Nicholson et Peter Fonda dans Easy Rider de Dennis Hopper.Toutefois, le cas le plus spectaculaire est sans doute Cat People (aka La Féline, 1942), fruit de la volonté du producteur Val Lewton, embauché chez RKO pour fabriquer des bandes d’épouvante à 150.000 dollars pièce. Tourneur et lui décident d’abandonner l’attirail gothique au profit de la suggestion et des jeux d’ombres, avec l’histoire d’une jeune femme fragile qui se persuade qu’elle se transforme nuitamment en meurtrière griffue.
Le public hurle de peur et offre un succès qui permet à la RKO de se remettre de l’échec retentissant du Citizen Kane d’Orson Welles. Les recettes de La Féline sont en effet estimées à quatre millions de dollars aux États-Unis, plus quatre autres millions à l’international. Voilà sans doute le premier vrai sleeper fantastique.
Il existait cependant un autre domaine, évoluant loin de Hollywood et de ses codes d’autocensure. Il s’agit du cinéma d’exploitation au sens strict, qui spéculait sur des sujets sensationnalistes au risque de se heurter aux censures locales.
Le plus gros hit de la catégorie fut sans conteste Les Fausses pudeurs de William Beaudine (Mom and Dad, 1945), film d’éducation sexuelle produit par la boîte Hygienic Productions (!). La chose était projetée lors de séances événements (incluant un bonimenteur se faisant passer pour médecin et la présence d’infirmières prêtes à intervenir, au cas où une jeune fille s’évanouirait au moment où on lui expliquait le danger d’être engrossée par un militaire en permission), et au bout de plusieurs années de carrière, elle a engrangé des recettes estimées entre 40 et 100 millions de dollars. Pas mal pour une mise de départ de 67.000 billets verts…
Mais de manière générale, il est difficile d’avoir une idée exacte des revenus engendrés par ce circuit parallèle où, dans la grande tradition foraine, les producteurs trimbalaient leur film de ville en ville, organisant des projections dans des endroits parfois incongrus. Le plus célèbre d’entre eux fut David F. Friedman qui, entre deux bandes sexy, inventa le cinéma gore en finançant en 1963-64 Blood Feast et 2000 Maniacs! de Herschell Gordon Lewis. Et seul son comptable devait connaître les profits accumulés, le box-office des séries Z passant sous le radar de la presse professionnelle.
– Psychose d’Alfred Hictchcock.Le mystère s’épaissira encore avec l’arrivée du cinéma X, synonyme de budgets réduits, d’acteurs inconnus… et de présence à peine cachée de la mafia new-yorkaise derrière le tiroir-caisse. L’un des premiers pornos largement distribués, Gorge profonde (Deep Throat, 1972) de Gerard Damiano, en plus d’être un film fantastique (l’héroïne a un clitoris au fond de la glotte), remportera un succès monstre, propice à tous les fantasmes. Des estimations plus ou moins farfelues iront même jusqu’à prétendre que les profits se sont élevés, compte tenu de l’inflation, à l’équivalent de cinq milliards de dollars actuels !
Suite à diverses bisbilles (procès pour obscénité, revirements de l’actrice Linda Lovelace qui affirmera avoir été violentée sur le tournage), le FBI lui-même se penchera sur la question et avancera la somme plus réaliste mais tout de même rondelette de 100 millions de dollars de l’époque.
En France, il y aura aussi le cas gouleyant de Lucien Hustaix. Modeste distributeur régional, le bougre se lance dans la réalisation à l’avènement de la mode sexy, et son destin bascule le 2 octobre 1974, quand la Gaumont lui demande un film en urgence pour une salle lilloise. Venant justement de recevoir le visa de censure pour Les Jouisseuses, Hustaix en envoie une copie, bien qu’il n’ait pas eu le temps de faire imprimer le matériel publicitaire. Cela n’empêche pas les Chtis d’affluer en masse, bientôt imités par les spectateurs d’autres villes de province. Le film est ainsi un énorme carton avant même de sortir enfin à Paris, le 11 juin 1975.
Toutefois, les raisons demeurent obscures. Un titre qui rime adroitement avec Les Valseuses de Bertrand Blier ? La promesse d’un dévoilement de l’orgasme féminin ? Un film situé à l’exacte jointure entre le porno soft et les balbutiements du hard ? Un mélange de cul et de comédie pouêt-pouêt, via une intrigue à base de pilule aphrodisiaque ?
En tout cas, Les Jouisseuses terminera sa carrière avec un résultat de 2.240.100 entrées France, score bien supérieur à celui de cet autre pionnier du porno fantastique qu’est Le Sexe qui parle de Frédéric Lansac/Claude Mulot. Hélas, l’ascension de Lucien Hustaix aura été aussi fulgurante que brève : bon vivant et collectionneur de maîtresses, il meurt d’un infarctus peu après, alors qu’il est au sommet de sa gloire.
– La Nuit des morts-vivants de George Romero.MALAISE DANS LA CONTRE-CULTURE
Mais comme il n’y a pas que le sexe dans la vie, le bouleversement des mœurs provoque aussi un intérêt pour d’autres sujets, comme les existences marginales ou la drogue. Certes, le cinéma d’exploitation avait dès l’origine fait ses choux gras de mises en garde hypocrites contre la fumette et la délinquance. Néanmoins, le premier sleeper de l’âge moderne est sans conteste Easy Rider de Dennis Hopper (1969), road movie sur fond de trafic de poudre. Budgété à moins de 400.000 dollars, le film en récolte 60 millions, se hissant à la quatrième place du box-office de l’année.
Ce succès fracassant plonge dans la stupeur les patrons des grands studios, qui se mettent à donner carte blanche à des projets censés répondre aux attentes d’un public avide de contre-culture hippie. Naissent ainsi Zabriskie Point, l’unique film américain de Michelangelo Antonioni, le génial Macadam à deux voies de Monte Hellman ou encore le space opera éthéré Silent Running de Douglas Trumbull. Mais toutes ces œuvres seront des échecs, souvent à cause du manque de soutien de studios qui n’y croyaient plus au moment de la sortie.
Le chemin inverse sera effectué par The Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman (1975), film connu pour ses séances animées par des troupes de fans transportant le spectacle dans la salle. En vérité, cet opéra rock déjanté sur fond de références au cinéma bis a été un énorme four à sa sortie.
Chose encore plus ignorée, le culte qui l’entoure n’a pas été un phénomène tout à fait spontané. En désespoir de cause, un exécutif de la 20th Century Fox a eu l’idée de refourguer le film dans le circuit des séances de minuit, en suggérant d’offrir des places gratuites aux spectateurs venant déguisés. Sauf que l’astuce marketing a fait boule de neige au-delà de toute espérance, des hordes d’amateurs s’appropriant le principe de ces projections-kermesses.
Ainsi, « le Rocky » en est aujourd’hui à près de 250 millions de dollars de recettes et détient surtout le record de la plus longue distribution, puisqu’il tient l’affiche sans interruption depuis sa sortie. Même le rachat de la Fox par Disney n’y a rien changé, la firme aux grandes oreilles ayant fait une exception à sa politique d’exploitation ponctuelle du catalogue maison.
– L’Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento.Mais revenons donc à nos moutons horrifiques. En la matière, le premier grand coup de semonce a été tiré par Alfred Hitchcock lui- même, avec son chef-d’œuvre Psychose (Psycho, 1960). Rappelons les grandes lignes.
À la vive consternation de son entourage et des patrons de la Paramount, Hitch se met en tête d’adapter fidèlement le roman fort peu glamour de Robert Bloch. Pour l’en dissuader, le studio lui impose des conditions drastiques : budget limité à 800.000 dollars, tournage en noir & blanc, pas de grandes stars. Mais contre toute attente, le cinéaste accepte, sachant qu’une esthétique crue convient à cette histoire de tueur dérangé. Et grâce à une promotion astucieuse (interdiction d’entrer dans la salle après le début de la projection), le film a un succès fou, allant gratter les 60 millions de dollars de recettes.
Intéressé aux bénéfices via un contrat très avantageux, Hitchcock en ressortira richissime, en plus d’avoir rappelé qui était le boss. En effet, s’il avait entrepris Psychose, c’était entre autres pour battre sur leur propre terrain les bandes d’exploitation fauchées, qui taillaient alors des croupières aux superproductions hollywoodiennes. Car à cette époque, le système de distribution US a bien changé. La formule film A + film B a disparu à la fin des années 1940, quand une loi anti-trust a forcé les grands studios à se séparer de leurs réseaux de salles.
Mais les doubles programmes n’en subsistent pas moins, à un échelon plus local. D’un côté, on a des mini-majors comme l’American International Pictures (AIP), qui inondent les drive-in de monstres géants et d’histoires de délinquance juvénile, chaque film étant diffusé en masse dans un État, puis dans l’État voisin, etc. De l’autre, des distributeurs régionaux se chargent de faire circuler des titres crapuleux dans des salles de troisième zone, les grindhouse theaters. Et c’est dans ce paysage éclaté que des œuvres horrifiques révolutionnaires vont pouvoir acquérir une réputation grandissante.
Un cas célèbre est représenté par La Nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead, 1968), qu’une bévue administrative de George Romero et de ses associés a vite fait tomber dans le domaine public. De petits distributeurs se sont ainsi partagé les 30 millions de dollars de recettes, dont le cinéaste n’a vu qu’une infime partie. Romero prendra néanmoins sa revanche avec Zombie (Dawn of the Dead, 1978), dont le box-office s’élèvera à 66 millions de billets verts, soit cent fois plus que la mise de départ.
– Debra S. Hayes dans Vendredi 13 de Sean S. Cunnigham.Quant à Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre, 1974), il culminera à 30 millions, après certains déboires. Votre serviteur se souvient que le réalisateur Tobe Hooper lui avait raconté que le film avait été exploité de manière pirate dans certaines zones, et qu’il avait dû en récupérer les copies auprès de personnes qu’il qualifiait de « gens sérieux » – comprendre : des pontes du crime organisé.
Un détour par l’Italie est aussi nécessaire pour parler de L’Oiseau au plumage de cristal (L’Uccello dalle piume di cristallo, 1970), le premier long-métrage de Dario Argento. La mise en chantier n’est guère difficile, le cinéaste s’étant associé à son père producteur. Mais Goffredo Lombardo, le patron de la société de distribution Titanus, déteste le résultat et ne consent à le sortir qu’après avoir vu la réaction de sa secrétaire, prise de tremblements à la suite d’une projection privée du film.
Néanmoins, les événements semblent lui donner raison : des sorties-tests à Milan et Turin se soldent par des salles littéralement vides. Dario songe alors à abandonner la réalisation et se sent très mal vis-à-vis de son père. Or, ce dernier réclame d’autres premières à Florence et Naples, et là, le bouche-à-oreille fonctionne du feu de Dieu. Les séances du samedi soir sont ainsi pleines à craquer, en prélude à ce qui se passera dans toute l’Italie, y compris lors de ressorties à Turin et Milan. « Le désastre s’était transformé en victoire » notera Dario dans son autobiographie Peur, traduite aux éditions Rouge Profond.
LES MAJORS CONTRE-ATTAQUENT
Bref, on trouve presque toujours un sleeper à l’origine de l’émergence d’un film clé du fantastique, d’une franchise, d’un genre (comme le giallo dans l’exemple précédent), d’un auteur incontournable. Rien d’étonnant à cela d’ailleurs : on conçoit aisément qu’une œuvre bouleversant les règles du jeu mette un peu de temps à conquérir le public après avoir suscité la perplexité des plus gros producteurs.
Une borne importante est cependant constituée par Halloween (aka La Nuit des masques, 1978) de John Carpenter, qui coûte environ 325.000 dollars et en rapporte 47 millions sur le seul territoire nord-américain, à partager entre divers distributeurs régionaux. L’Universal en rachète les droits pour produire une longue série de suites.
– Heather Donahue dans Le Projet Blair Witch de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez.De la même manière, Paramount acquiert avant sa sortie (et pour trois fois son budget) le film indépendant Vendredi 13 (Friday the 13th, 1980), s’offrant ainsi sa propre franchise slasher. Quant à la Warner, elle s’assure la diffusion mondiale du Mad Max de George Miller (1979), qui fut aux États-Unis l’un des derniers succès d’AIP et sera longtemps inscrit au Livre Guinness des records comme le film le plus rentable de tous les temps, avant d’être détrôné par Le Projet Blair Witch.
Pour autant, ce genre de triomphe impromptu vit alors ses deux derniers feux, à cause d’une complète réorganisation de la distribution. Auparavant, les productions des grands studios étaient diffusées par étapes : premières dans les grandes villes, sortie nationale quelques semaines plus tard, enfin essorage dans les salles plus modestes. Désormais, les films déboulent simultanément sur des milliers d’écrans. Concomitamment, les distributeurs indépendants commerciaux disparaissent à mesure que ferment les salles pouilleuses, tels les temples grindhouse de la 42e Rue de New York.
Des mutations similaires affectent de nombreux pays, et il n’y aura donc bientôt plus de place pour un succès de scandale comme le Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato (1980), qui aurait récolté 200 millions de dollars dans le monde – dont 10 % au seul Japon, où le film s’est classé second du box-office 1982, juste derrière E.T. l’extra-terrestre !
Cela dit, de nouvelles sociétés parviennent à tirer leur épingle du jeu, telle la New Line qui, avant d’être absorbée par la Warner, aura eu une rapide croissance en tant que distributeur grâce à une série de bons coups – Evil Dead de Sam Raimi (1981), une ressortie de Massacre à la tronçonneuse en 1983 – avant de passer à la production avec Les Griffes de la nuit (A Nightmare on Elm Street, 1984) de Wes Craven ou… Les Tortues Ninja (Teenage Mutant Ninja Turtles, 1990) de Steve Barron.
Quant à la mini-major Orion Pictures, à l’origine des franchises Rambo, Terminator et RoboCop, elle se retrouve en faillite dans les années 1990-91, les succès inespérés de Danse avec les loups (Dances with Wolves) de Kevin Costner et Le Silence des agneaux (The Silence of the Lambs) de Jonathan Demme ne suffisant pas à éponger ses dettes.
– Shawnee Smith dans Saw de James Wan.Mais l’élément vraiment nouveau est l’arrivée du marché vidéo, qui remplace désormais la petite distribution salles et le cinéma d’exploitation. À la clé surgissent ce qu’on pourrait appeler des sleepers à retardement. Un exemple célèbre touche au délirant Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin (Big Trouble in Little China, 1986) de John Carpenter, gros flop en salles mais champion des locations de VHS.
On cite aussi le cas du long-métrage d’animation Le Géant de fer (The Iron Giant, 1999) de Brad Bird, qui gagnera une réputation grandissante grâce au DVD. Cependant, comme disait Jacques Chirac, il faut raison garder. À mesure que le terme sleeper est passé dans le langage courant, ses contours sont devenus assez flous. Sur le Net, vous trouverez ainsi des articles compilatoires qui confondent allègrement la notion avec d’autres, comme le succès d’estime, l’œuvre à redécouvrir, ou le film culte vénéré par une petite chapelle de cinéphiles.
De toute façon, l’économie du show-business n’étant pas une science exacte, on peut élargir la catégorie à l’infini. Après tout, Les Dents de la mer, La Guerre des étoiles et Les Aventuriers de l’Arche perdue ont été des projets auxquels personne ne croyait dur comme fer, à part leurs instigateurs Steven Spielberg et George Lucas. Mais à ce petit jeu, le concept de sleeper se trouve singulièrement dilué.
Pour être rigoureux, on remarquera qu’à partir des années 1990, dominent surtout des comédies des familles programmées par les studios pour des succès moyens, mais qui décrochent inopinément la timbale. Des titres vénéneux comme Se7en de David Fincher (1995), Scream du récidiviste Wes Craven (1996) ou Destination finale de James Wong (2000) constituent l’exception. L’heure est plutôt à Sister Act, Le Mariage de mon meilleur ami, Mariage à la grecque, ou à des tubes indés comme Juno en 2007.
Le cas de la comédie romantique Nuits blanches à Seattle (Sleepless in Seattle, 1993) de Nora Ephron est intéressant, car la Columbia troque en l’occurrence le matraquage publicitaire pour des avant-premières dans des quartiers habités par des jeunes couples des classes moyennes – ces derniers sont censés engendrer un bouche-à-oreille favorable, et cela réussira effectivement.
– Le martyr de Jim Caviezel dans La Passion du Christ de Mel Gibson.Ainsi starifié, l’acteur Tom Hanks sera définitivement consacré l’année suivante par Forrest Gump de Robert Zemeckis, qui se rattache à une catégorie particulière. Celle des films qui sont loin d’être des micro-budgets (celui-ci a coûté 55 millions de dollars) mais qui, selon la logique « dormante » indiquée par le mot sleeper, maintiennent tranquillement leurs entrées de semaine en semaine, jusqu’à récolter des scores pharaoniques (le box-office mondial du brave Forrest frise les 680 millions de billets verts) puis une pluie d’Oscars et autres récompenses.
Ce rayon comprend aussi Pulp Fiction de Quentin Tarantino (1994) ou Tigre et dragon (Wo hu cang long, 2000) d’Ang Lee, rare exemple de succès américain d’un long-métrage en langue étrangère. À la limite, on peut ajouter Titanic de James Cameron (1997) : certes, le résultat du premier week-end est loin d’être négligeable, mais compte tenu de l’énormité du budget, le film ne deviendra vraiment profitable qu’en s’installant dans la durée.
Le millénaire s’achève cependant sur la révélation d’un nouveau talent fantastique, dans une veine suggestive héritée de La Féline, avec Sixième sens (The Sixth Sense, 1999). Bien qu’interprété par Bruce Willis, le premier hit de M. Night Shyamalan n’avait coûté que 40 millions de dollars, en rapportant 672 à travers la planète.
LE SLEEPER SE PENCHE SUR LUI-MÊME
Au tournant du siècle, le système n’en est pas moins fermé au maximum. Plus que jamais, les films sont jugés à la seule aune du score du premier weekend, et éjectés des écrans en cas d’insuccès. Mais de petits malins sauront passer à travers les failles en tournant à leur avantage les nouvelles technologies, aussi bien dans la fabrication de l’œuvre que dans sa promotion.
C’est en effet le début de la vague du found footage, lancée par le succès inouï du Projet Blair Witch (The Blair Witch Project, 1999) de Daniel Myrick & Eduardo Sánchez, préparé par un battage Internet spéculant sur une fausse légende urbaine.
– Photo du tournage du tournage dans le tournage de Ne coupez pas ! de Shin’ichirô Ueda.Suivront le sous-estimé survival marin Open Water de Chris Kentis (2003), et surtout le carton démentiel de Paranormal Activity d’Oren Peli (2007), considéré aujourd’hui comme le long-métrage le plus rentable de tous les temps. En vérité, si le tournage principal a nécessité 15.000 dollars, la Paramount, après avoir racheté le film pour une somme bien supérieure, a engagé d’autres frais : plus de 200.000 billets verts pour des reshoots en sus des dépenses de publicité. Le principe reste pourtant diabolique, la force d’une telle bande, à base de prétendues vidéos domestiques, venant du fait qu’elle n’a pratiquement rien coûté.
Autre ambiance avec les péloches destinées au public chrétien, qui obtiennent des recettes non négligeables et ont même accouché de deux sleepers lorgnant vers le fantastique voire le gore. Nous voulons parler de L’Exorcisme d’Emily Rose de Scott Derrickson (2005), et surtout des 600 millions de dollars engendrés par l’impensable La Passion du Christ (2004), sur lequel personne n’aurait misé un kopeck à part le réalisateur Mel Gibson, qui a dû distribuer avec sa propre compagnie ce film parlé en araméen !
De manière générale, comme l’excellent François Cau l’a détaillé dans son article dossier dédié aux nouveaux succès du gore sur le petit écran comme sur le grand (à lire ici), le cinéma d’horreur demeure une niche à part, capable de faire la nique aux grosses machines hollywoodiennes.
En effet, le genre appelle plutôt de jeunes acteurs pas très connus et des budgets raisonnables, s’en remettant entièrement à des concepts accrocheurs. Voir la vogue du torture porn, qui culmine avec les succès de taille de Saw de James Wan (2004) et Hostel d’Eli Roth (2005). Ou encore la réussite exemplaire de la société Blumhouse qui, après Paranormal Activity, maintient une politique de coûts limités, ce qui ne l’empêche pas de sabrer le champagne avec American Nightmare (The Purge, 2013) de James DeMonaco, Unfriended de Levan Gabriadze (2014) ou encore Happy Birthdead (Happy Death Day, 2017) de Christopher Landon.
Le nabab Jason Blum se paie même le luxe de remettre en selle Shyamalan en apposant son logo sur The Visit (2015) que le cinéaste avait autoproduit en hypothéquant sa maison pour cinq millions de dollars, et aussi d’emmener Get Out de Jordan Peele (2017) sur la route des Oscars.
– Paranormal Activity d’Oren Peli.Par ailleurs, des phénomènes inattendus peuvent éclore ici et là. En Italie, le film de super-héros On l’appelle Jeeg Robot (Lo chiamavano Jeeg Robot, 2015) de Gabriele Mainetti est un carton inattendu, en dépit des bâtons mis dans ses roues par les gros distributeurs locaux, qui ont fait que le film a connu trois sorties successives !
On peut aussi citer deux titres qui tirent leur impact de leur caractère fauché. Championne des ventes de DVD, la production Asylum Sharknado (2013) parodie de manière volontairement ringarde les histoires d’agression animale. Quant à Ne coupez pas ! (Kamera o tomeru na!, 2017) de Shin’ichirô Ueda, qui dévoile les coulisses d’un film de zombies quasi amateur, il rapportera mille fois plus que son budget et fera même l’objet d’un remake français par Michel Hazanavicius. Voilà inventé le sleeper réflexif, qui parle de sa propre nature de sleeper.
Enfin, l’actualité la plus récente est notamment marquée par l’irruption du Terrifier 2 de Damien Leone, produit pour 250.000 dollars grâce au crowdfunding et au soutien du site spécialisé Bloody Disgusting. Alors que l’opus 1 avait eu une sortie limitée en salles, cette suite est lancée sur 886 écrans aux États-Unis. Le résultat du premier weekend est déjà stupéfiant, avec 800.000 dollars de recettes. Mais les chiffres ne cessent de croître par la suite, grâce notamment à un nombre d’écrans passé à 1550. Ils culmineront à 10,1 millions au dernier relevé de compteurs. Dernière preuve que, par-delà les mutations successives du business, le sleeper ne cesse de renaître tel un Phénix.
– Par Gilles Esposito
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Tiens je rajouterais le génialissime The Witch de Eggers qui a rapporté la modique somme de 40 Millions de dollars pour un investissement de 3.5 millions
- Super Size Me (2004) : 65 000 dollars - 28.5 millions
- Rocky: tourné en 28 jours, moins d’un million de dollars - 225 millions de dollars
- Halloween (1978) : 325 000 dollars), 70 millions de dollars
- Clerks (1994) : 27 000 dollars - 3.9 millions