[Dossier] L'art du story-board
-
Nous avons décidé de nous pencher sur un métier trop souvent laissé dans l’ombre : celui du story-boarder. Pour l’occasion, nous sommes partis discuter avec quelques pointures en la matière, dont les CV cumulés alignent des titres comme Star Wars, Darkman, Le Seigneur des Anneaux, Sin City, The Mist ou Mad Max : Fury Road.
« Entre le script et le tournage, vous avez l’étape des story-boards » expose simplement Pete von Sholly, qui a participé à Freddy 3 – les griffes du cauchemar, Le Blob, The Mask, Mars Attacks ! et Les Évadés, et sort aujourd’hui le recueil Lovecraft Illustrated.
« C’est à ce moment que le scénario devient visuel. Les réalisateurs n’utilisent pas tous les story-boards de la même façon, mais beaucoup aiment qu’on les aide dans leur réflexion. Ce qui est sûr, c’est qu’une fois que l’on a bouclé un story-board, tout le monde sait exactement ce qu’il doit faire. Il s’agit vraiment de poser la vision du réalisateur sur le papier, afin que tout le monde comprenne ce qu’il veut voir à l’écran. Les équipes des effets spéciaux et du production design peuvent regarder quelque chose de précis. Si une scène se déroule dans un certain environnement et qu’une poignée de plans seulement est nécessaire, on peut choisir de ne fabriquer qu’un recoin du décor. D’ailleurs, on story-boarde souvent avant que les décors aient été choisis, ou avant que les acteurs aient été castés. On ne connaît pas le look du film ou le visage des comédiens ; on dessine donc des personnes génériques dans des décors génériques. Il y a bien sûr des exceptions : il y a des années, j’ai travaillé sur le film Vamp, mais j’ai commencé avant que Grace Jones ne soit engagée. Le rôle devait être tenu par une blonde très banale, et j’ai dessiné avec cet archétype en tête. J’ai ensuite révisé mes croquis, car Jones a un look absolument unique. Le casting peut donc influencer le style du story-board. »
Maintenant que l’on a entendu le point de vue du dessinateur, tendons le micro à un metteur en scène, au hasard un certain Peter Jackson.
« D’un point de vue pratique, le processus du story-board, c’est deux personnes qui travaillent seules dans une pièce. Chaque session dure cinq ou six heures. On a le scénario devant soi, on prend deux ou trois pages par jour, et on essaie de découper l’action en plusieurs cases. Sur Braindead ou Le Seigneur des Anneaux, Christian Rivers (aujourd’hui réalisateur de Mortal Engines – NDR) dessinait des choses à côté de moi, selon mes commentaires. Il faisait des croquis très bruts et chaque soir, quand j’allais voir un autre département, il peaufinait ses dessins. C’est vraiment aussi laborieux que ça. Christian a signé les story-boards de la plupart de mes films. On travaille ensemble depuis 25 ans ! »
Christian Rivers confirme :
« Braindead a été mon premier emploi après le lycée. Ç’a été mon école de cinéma. Le story-board vous aide à penser à la narration avant tout en termes visuels. Le script est déjà écrit par Peter Jackson, Fran Walsh ou Philippa Boyens, et Peter a déjà en tête le film qu’il veut voir. Il me décrit donc les plans qu’il souhaite obtenir et je dessine ce qu’il me raconte. »
Jackson insiste d’ailleurs sur un point :
« Il faut être très précis quand on choisit des angles de vues. On doit toujours faire un plan pour une raison précise. Chaque variation dans la position de la caméra va produire un effet différent. Il faut choisir quel type d’effet on recherche, et prendre des décisions en fonction. Voilà pourquoi je reste aux côtés de Christian lorsqu’il dessine. Je dois être sûr que l’angle obtenu est le bon. »
Selon Joe Johnston, story-boarder de la trilogie originale Star Wars et réalisateur de Chérie, j’ai rétréci les gosses, Jumanji ou Wolfman, « un bon story-board vous dit simplement ce que le plan devra être au final. Il y a de grands artistes qui sont incapables de faire du story-board, et des artistes assez médiocres qui sont capables de dessiner les meilleurs story-boards. Quand vous combinez la qualité du dessin et la maîtrise de la composition, de l’action, de la caméra et du mouvement, ça devient magique. J’ai travaillé avec un artiste du nom de Rodolfo Damaggio sur Jurassic Park III, Hidalgo, Captain America : First Avenger et Wolfman. Et à mon avis, c’est le meilleur story-boarder qui ait jamais vécu. Quand on voit son travail, on espère qu’on arrivera à tourner des plans aussi bons que ses story-boards ! »
Une autre légende en la matière se nomme Michael G. Ploog : créateur du personnage de Ghost Rider pour Marvel, l’artiste travaille sur Wizards de Ralph Bakshi au milieu des années 70 puis sur l’adaptation cinématographique de Métal hurlant, avant d’être embauché par Universal pour concevoir avec John Carpenter et Rob Bottin les séquences horrifiques de The Thing. Dans le genre, on n’a jamais vu mieux.
DRAW MY MIND
« Les premiers dessins sont toujours très rapides et très bruts » appuie Pete von Sholly.
*« Le but est de comprendre ce que recherche le réalisateur. Ensuite on s’en va, et on dessine de façon plus détaillée et élégante. Quand on revient vers le réalisateur, il n’est pas surpris par le résultat : il obtient une version affinée de ce que l’on a décidé ensemble. Évidemment, tout ne se passe pas toujours de façon aussi intime. Sur les films que j’ai faits avec Tim Burton, je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup m’asseoir à ses côtés. Plus le film est gros, plus il y a d’artistes pour les story-boards. Sam Raimi est une exception en la matière : il s’est énormément impliqué dans les story-boards de Darkman.
Sam a des idées très visuelles. Nous avons produit plus de story-boards sur Darkman que sur la plupart des autres films que j’ai faits dans ma carrière. La caméra faisait toujours quelque chose de spécial. Généralement, quand deux personnages parlent autour d’une table, on ne fait pas de story-boards. Mais Sam demande des dessins pour le moindre champ/contrechamp ! Parfois j’arrivais à ajouter quelque chose à une scène, tout en sachant que je n’aurais pas de crédit supplémentaire. Sur Darkman, Sam me disait souvent : « Ton idée est super. Et quand le film sortira, tout le monde dira qu’elle était de moi ! ». Il ne voulait pas être désagréable ; c’est juste la vérité, et il faut l’accepter. »
Dans des conditions adéquates, le dialogue très direct qui s’instaure entre un cinéaste et son story-boarder peut donner lieu à des collaborations durables.
« J’ai travaillé avec Mark Goldblatt sur Flic ou zombie et Punisher » note von Sholly.
« C’est un monteur, donc il sait comment enchaîner des plans. Je dois avouer n’avoir jamais vu Punisher, mais j’ai beaucoup aimé travailler dessus. J’ai adoré participer à Flic ou zombie, aussi. J’ai rendu visite à l’équipe lorsqu’ils ont tourné la scène de la boucherie asiatique, et c’était complètement fou ! Quand on s’entend bien avec un réalisateur, on est presque sûr de retravailler avec lui plus tard. Voilà pourquoi j’ai fait trois ou quatre films avec Frank Darabont, qui avait d’ailleurs coécrit Freddy 3 – les griffes du cauchemar et Le Blob de Chuck Russell. Je me suis donc retrouvé sur Les Évadés et The Mask au milieu des années 90. Pour The Mask, j’ai dessiné toutes les transformations de Jim Carrey, et c’était un vrai hommage à Tex Avery. Tous les plans réalisés par ILM ont été story-boardés en détail. Je n’ai toutefois pas travaillé directement avec eux. Entretenir des liens avec un cinéaste, c’est vraiment rassurant. Le problème, c’est qu’un réalisateur met du temps à faire un film ! Il faut donc développer plusieurs relations en parallèle pour pouvoir vivre de ce métier. Au milieu des années 2000, j’ai retrouvé Frank Darabont sur The Mist ; c’était son premier film huit ans après La Ligne verte.
J’ai dessiné beaucoup de story-boards pour ce projet. J’ai d’ailleurs une petite anecdote : quand j’ai lu le script la première fois, la créature géante qu’on voit lors du climax n’y était pas. Mon fils a lu le script et m’a lancé : « Où est le monstre géant ? ». Je suis donc allé voir Frank et je lui ai demandé à mon tour : « Où est le monstre géant ? C’est ce qu’il y a de mieux dans la nouvelle. ». Et Frank m’a répondu : « Je ne sais pas trop, qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? Montrer des grosses pattes en latex traverser l’écran ? Ce sera ridicule. ». Il n’était pas fan du concept à la base, mais il s’est laissé convaincre. Je ne pense pas avoir été le seul à lui dire ; tout le monde a dû le harceler avec ça. C’est la punchline du film ! On n’est pas seulement plongé dans un brouillard épais, on devient littéralement des fourmis piétinées par des éléphants d’un autre monde. Ce plan était indispensable, mais je n’ai pas eu la chance de le story-boarder car il a été ajouté très tard. »
L’ÂGE D’OR DU STORY-BOARD
Ray Harryhausen est l’un des premiers grands artistes des effets spéciaux à dessiner l’intégralité de ses séquences, de surcroît en solo. Le 7ème voyage de Sinbad, Jason et les Argonautes ou encore L’Île mystérieuse font l’objet de story-boards très détaillés, toujours monochromes mais dotés de jeux d’ombre et de lumière très précis. Pour La Vallée de Gwangi, Harryhausen redessine d’ailleurs les story-boards de son mentor Willis O’Brien, qui avait développé l’idée d’un dinosaure capturé par des cowboys quelques décennies plus tôt.
Grand admirateur de Harryhausen, George Lucas suit ses enseignements lorsqu’il commence à travailler sur La Guerre des étoiles. Dès 1975, il demande à l’équipe novice d’ILM de prévisualiser chaque plan d’effets spéciaux, et chaque séquence d’action.
« J’ai passé un entretien avec John Dykstra » se souvient Joe Johnston. « Ce dernier avait laissé des flyers dans mon ancien campus, pour dire qu’il cherchait des artistes pour travailler sur un film de science-fiction. Il n’expliquait pas de quoi il s’agissait, mais il y avait un numéro et une adresse. J’avais déjà quitté l’école sans avoir de diplôme, et j’avais trouvé un job dans le design industriel à Malibu. C’était un très bon poste, mais ce projet semblait intéressant. J’ai appelé ILM durant l’été 1975, et j’y suis allé un vendredi. Étonnamment, j’étais le seul à être venu ! C’est peut-être pour ça qu’ils m’ont donné le job, je ne sais pas… Mon portfolio ne contenait aucun travail dans le cinéma. Ils m’ont demandé si je pouvais faire des story-boards, mais je ne savais même pas ce que c’était à l’époque. Naturellement, j’ai dit : « Oui, bien sûr que je sais faire ça », et ensuite j’ai ouvert le premier dictionnaire que j’ai trouvé pour comprendre de quoi il s’agissait. Les story-boards n’étaient qu’une partie du travail. Je devais aussi redesigner la plupart des vaisseaux spatiaux. »
Une fois à bord de l’entreprise folle de George Lucas, Johnston doit réinterpréter les artworks clés de Ralph McQuarrie et leur donner un sens de la mise en scène et du mouvement plus cinématographique. « George avait à l’époque des idées très précises sur ce qu’il voulait » poursuit Johnston.
« J’ai travaillé sur les trois films originaux, et j’ai vu son évolution à ce niveau. Sur Un nouvel espoir, il m’a demandé des plans bien spécifiques. Mais sur Le Retour du Jedi, il me disait en gros : « Luke et Leia montent sur une moto volante et poursuivent les Stormtroopers dans la forêt. Conçois-moi une séquence intéressante ! ».
Même sur L’Empire contre-attaque, le processus était déjà plus libre. La bataille dans la neige en est un bon exemple : il ne savait pas exactement comment elle allait se dérouler. Il voulait commencer par un hommage à Alexander Nevsky, où l’on aperçoit les ennemis très loin à l’horizon. Il voulait que les marcheurs apparaissent de cette façon. Mais pour le reste, il m’a demandé de dessiner ce qui me passait par la tête, et de lui proposer des idées. C’est toujours plus drôle de faire des story-boards quand on a cette marge de manœuvre. Le concept du câble tiré par les snowspeeders n’était pas dans le scénario : il a été imaginé à l’étape des story-boards. On s’est demandé comment les speeders pourraient bien affronter les marcheurs. Il n’y avait même pas de câble sur le design original du snowspeeder ! On l’a rajouté après. George est très ouvert à ce niveau. Il avait installé un studio pour nous juste derrière sa maison. Dennis Muren, Phil Tippett et Jon Berg ont également contribué à la séquence, ne serait-ce qu’en définissant la manière dont les marcheurs allaient bouger. Quand on sait comment quelque chose bouge, ça influe forcément sur la narration et le style visuel. Il n’y a jamais une personne isolée qui dit : « Ça se passera comme ça, un point c’est tout. ». Une scène d’action comme celle-là est un effort collectif, impliquant un groupe de personnes très créatives. »
Story-boarder sur Le Créateur, Les Rivières pourpres ou encore Blueberry : l’expérience secrète, Farid Kermici ne tarit pas d’éloges vis-à-vis du travail de Johnston. « Johnston a prouvé que l’on pouvait passer des story-boards à la réalisation, même si l’époque était peut-être un peu différente. Pour moi, c’est un James Cameron bis, et il n’a pas la reconnaissance qu’il mérite. C’est un artiste complet, et j’adore plusieurs de ses films, notamment Hidalgo avec Viggo Mortensen. Son Captain America : First Avenger est génial, lui aussi. Le fait qu’il dessine lui-même, et qu’il ait signé quelques-uns des designs les plus iconiques de Star Wars, ça fait la différence. »
DESSINS EN FURIE
Des cases remplies de dessins, une narration visuelle, quelques indications textuelles… On pourrait aisément se demander en quoi les story-boards diffèrent de l’art du comic book. « Mon background, c’est les comics » note justement Pete von Sholly.
« C’est ce que je voulais faire quand j’étais jeune. Quand on travaille dans les cartoons et les comics, on apprend à exacerber les expressions et les gestes des personnages. Le lecteur doit comprendre instantanément ce que le personnage pense et ressent. » Impossible, dans ce contexte, de ne pas citer l’exemple de Mad Max : Fury Road, dont le scénario a été écrit sous la forme d’un story-board géant aux allures de comic book, conçu pendant de longs mois par Peter Pound (The Crow) et Mark Sexton (Dark City). « En octobre 1999 » se souvient ce dernier, « j’ai reçu un appel du frère de George Miller, Bill Miller, qui avait coproduit plusieurs de ses films. Il m’invitait à une réunion au sujet de Happy Feet. Vu que j’avais déjà participé au second Babe, je me suis dit que j’étais le type qu’on appelait quand George devait filmer des animaux qui parlent. Je savais que le développement d’une suite de Mad Max avait commencé en 1997, mais je pensais que ce n’était plus à l’ordre du jour. Quand je me suis rendu à la réunion, on m’a dit de me rendre à l’étage dans le bureau de George, un espace de travail long et ovale au coeur d’un vieux théâtre art déco entièrement restauré. En marchant, j’ai vu que les murs étaient recouverts de dessins et de peintures incroyables mettant en scène des personnages et des véhicules post-apocalyptiques. Il y avait même quelques story-boards préliminaires, et au milieu, un tableau blanc avec les mots « MAD MAX : FURY ROAD ».
Alors que j’observais tout ça, George est apparu discrètement à mes côtés. On s’est serré la main et j’ai montré du doigt les artworks. « George, il ne s’agit pas de pingouins qui dansent… Ça a l’air incroyable ! ». Il m’a lancé un sourire et m’a regardé. « Des Pingouins ? Oh non, on est bien trop occupés par le prochain Mad Max. Quand peux-tu commencer ? » Il m’a décrit le film comme une course-poursuite de deux heures, et comme c’était presque uniquement de l’action, écrire au format d’un script classique était très difficile et indigeste. Il voulait écrire Fury Road visuellement. Il voulait capturer chaque détail et nuance de l’action, et montrer comment elle faisait évoluer les personnages. Son projet était de réaliser un story-board pour chaque plan, chronologiquement, du début à la fin. Chaque matin, on commençait à travailler avec George à 9 heures. Nous étions quatre dans le bureau : le coscénariste Brendan McCarthy, Peter Pound qui avait conçu les designs magnifiques des véhicules et participait aussi aux story-boards, George et moi-même.
On parlait de ce qu’on allait pouvoir faire, on proposait des idées qui nous étaient venues pendant la nuit, et on discutait beaucoup de politique, des films qu’on aimait, etc. Ensuite, on commençait le boulot. Il y avait trois stations de travail, avec pour chacune un tableau blanc connecté à un scanner et une imprimante. George travaillait avec Brendan d’un côté, et Peter et moi nous partagions le reste de la pièce. George et Brendan parlaient de la séquence du jour, à partir d’un synopsis très détaillé qu’ils avaient écrit avant le processus des story-boards. Je crois qu’il y avait dans les 150 pages ! C’était vraiment très précis, mais ça ne servait qu’à lancer le film. Ce synopsis a d’ailleurs beaucoup évolué en fonction des boards. George et Brendan gribouillaient des dessins pour essayer de définir le cheminement des événements : d’où les personnages venaient dans chaque scène, où ils allaient, et ce qu’ils devaient faire quand ils atteignaient leur but. Peter et moi avons lancé des suggestions ici et là, et George prenait toujours le temps de les écouter et de peser leur pertinence dans le contexte de l’histoire. Une fois que George était satisfait de l’idée centrale pour la séquence du jour, il imprimait une copie des diagrammes sur du papier fax et nous les donnait à Peter et à moi. Nous nous partagions la séquence entre nous, afin que les dessins avancent le plus vite possible. George voulait que les boards aient un style unique, comme si une seule personne s’était occupée de l’ensemble du projet. Peter et moi nous sommes donc imités l’un l’autre, en utilisant les mêmes designs pour les véhicules, les personnages et les environnements.
Sur le tableau blanc, nous dessinions des images assez larges, je dirais au format A4. Une fois de temps en temps, Brendan venait nous voir et modifiait un élément ou deux ; il ne pouvait pas s’en empêcher. Une fois qu’un plan était fini, on l’imprimait sur du papier fax à une taille de cinq centimètres sur deux, et George rassemblait les boards sur des feuilles de papier A3. Il commençait à les déplacer dans la continuité de la scène ; en quelque sorte, il montait déjà le film. Ensuite, il nous demandait de redessiner certains plans en fonction des changements qu’il avait faits, afin que la narration soit la plus fluide possible. Il nous est arrivé de reprendre le travail jusqu’à six ou sept fois, même si c’était rare.
*Une fois que George était content d’une séquence, il collait tous les dessins à la glue et nous enchaînions sur la suite de l’histoire. Tout ce processus a duré près de quinze mois. Ensuite, Brendan est parti sur un autre projet et Peter est retourné travailler sur le design des véhicules. Et j’ai travaillé en solo avec George sur les story-boards allant du début de la poursuite finale jusqu’à la toute fin du film. Pour le climax, j’ai dessiné directement sur du papier ; c’était beaucoup plus simple ! Mais le processus était le même : George et moi discutions de la scène, il gribouillait des idées pour chaque plan et je les dessinais en détail. Il montait, je redessinais, il modifiait, etc. Nous avons passé neuf mois supplémentaires sur le projet, et avons bouclé le dernier plan en novembre 2001. »
Pour rappel, Mad Max : Fury Road est sorti en salles en mai 2015…*
BIBLES VISUELLES
Pendant que George Miller commence à travailler sur Fury Road, deux jeunes cinéastes décident de puiser eux aussi dans les ressources des comics pour mettre sur pied un projet a priori irréalisable. Les Wachowski commandent ainsi à Geoff Darrow (ancien collaborateur de Moebius et Frank Miller) et Steve Skroce (connu pour certains numéros de The Amazing Spider-Man) un story-board de 600 pages décrivant chaque plan de Matrix, et c’est ce pavé qui convainc Warner de débloquer un budget de 70 millions de dollars.
Lui aussi grand consommateur de romans graphiques et de bandes dessinées, Robert Rodriguez se lance au début des années 2000 dans une adaptation ambitieuse du Sin City de Frank Miller. Mais plutôt que de réinterpréter le récit, le cinéaste décide d’utiliser le matériau d’origine comme s’il s’agissait d’un authentique story-board ; une démarche qui inspirera plus tard 300 et Watchmen de Zack Snyder.
« Je crois que nous n’avons créé aucun nouveau plan pour Sin City » insiste Rodriguez.
« J’en ai modifié quelques-uns, mais seulement avec les mouvements de caméra. Parfois, il y avait de très longs dialogues dans la BD, le tout en plan large. Il fallait découper un peu plus pour que cela reste un film. Par exemple, il y a un plan où la caméra s’approche très lentement du visage de Brittany Murphy, et ce rapprochement n’était pas dans le livre. Mais oui, c’était presque toujours une reproduction plan par plan. Au départ, j’ai scanné absolument tous les dessins et je les ai importés dans mon Avid. J’ai imité la voix de tous les comédiens et j’ai enregistré les voix off de Bruce Willis ou Mickey Rourke. J’ai calé le son sur les images, et on avait vraiment l’impression de regarder un film. J’ai pu travailler sur le timing du montage dès la préproduction, et au tournage, j’ai remplacé progressivement les dessins avec les plans définitifs. Il y a une scène où Mickey Rourke commente l’action, alors que son personnage nage après la chute de sa voiture par-dessus une falaise. Le brouillon était déjà très impressionnant, et je me suis dit que les gens allaient péter un câble en voyant le résultat final. On ne voit jamais un film rythmé de cette manière. C’était raconté comme ça dans le livre, mais quand on ajoute le son, la musique, ça explose vraiment. J’ai donc décidé de ne pas m’écarter du matériau de Miller. Le livre est tellement audacieux, et tellement différent du tout-venant cinématographique. Si on avait fait un film classique, ça n’aurait été qu’un film de plus. Ça aurait été ennuyeux. Mais Sin City, c’était une vraie Bible, et il fallait qu’on lui rende justice. »
Honnête, Robert Rodriguez insiste pour que Frank Miller soit crédité comme coréalisateur du long-métrage, chaque plan sortant finalement de ses neurones. Disney n’est pas aussi magnanime, à en juger par les remakes « live » de ses anciens films d’animation, qui recréent des plans célèbres sans jamais citer les story-boarders et réalisateurs d’origine.
Début octobre 2018 Terry Rossio, l’un des auteurs d’Aladdin, jetait un pavé dans la mare sur Twitter en expliquant que le travail des auteurs de films animés n’était pas protégé par la Writer’s Guild of America. Ses collègues et lui ont bien demandé une compensation à la major, mais celle-ci a refusé de faire le moindre petit geste, y compris de leur offrir un pass familial pour ses parcs d’attractions…
« Le Roi Lion par Jon Favreau, ça me rend fou » lance Éric Gandois, story-boarder ayant œuvré sur Lucy et Valérian et la cité des mille planètes de Luc Besson ou encore Achoura de Talal Selhami.
« Je comprends qu’on puisse vouloir faire une adaptation, mais de là à faire du plan par plan… Il y a peut-être plus de détails à l’écran, mais ça fonctionne moins bien. Après, nous n’avons vu qu’une bande-annonce et ils ont peut-être utilisé l’ouverture pour appâter le public. Il faudra voir le film pour émettre un avis définitif. »
L’ÈRE NUMÉRIQUE
Aussi précis soit-il, un story-board reste une succession d’images fixes et le format frustre rapidement George Lucas, dont les productions très complexes exigent des systèmes de prévisualisation expérimentaux. En 1982, ILM décide d’aller plus loin en créant une séquence animatique en trois dimensions pour la poursuite en motos volantes du Retour du Jedi.
« Nous avons d’abord story-boardé la course-poursuite » explique Joe Johnston, « puis nous avons créé l’animatique avec des petites marionnettes. Ensuite, grâce à ce que nous a appris ce brouillon animé, nous avons redessiné les story-boards plus précisément, en précisant chaque mouvement tel qu’il apparaît dans le film. Nous avons filmé ça en vidéo, avec des motos et une forêt miniatures, dans le seul but de vendre la scène à George. Mais nous n’avons pas utilisé l’animatique sur le tournage, quand il a fallu filmer les plans définitifs. Pour ça, notre repère était toujours le story-board. À l’époque, on ne voulait pas que l’aspect très cheap et basse résolution de l’animatique influence en mal les techniciens. »
Au cours des années 1990, sur des productions comme Radioland Murders et Les Aventures du jeune Indiana Jones, George Lucas et ILM testent de nouveaux procédés de prévisualisation en images de synthèse. Le cinéaste saute le pas en 1996, et charge ses infographistes d’illustrer la plupart des séquences de La Menace fantôme sur ordinateur. Intrigué, un certain Peter Jackson vient frapper à la porte du Skywalker Ranch vers la fin des nineties, afin de demander des conseils à Lucas en matière de prévisualisation.
En bon gentleman, l’auteur de Star Wars délègue une poignée de techniciens en Nouvelle-Zélande, chargés d’aider l’équipe de Weta Digital à mettre en place un tout nouveau pipeline.
« Désormais, on utilise essentiellement des « previz » numériques » affirme Jackson. « Il s’agit, en gros, d’un story-board en mouvement. Christian Rivers s’est beaucoup impliqué là-dedans aussi, en collaboration avec le département des effets visuels. Il a supervisé l’animation des previz sur King Kong par exemple, et a même remporté un Oscar pour ce film. »
Pendant que Jackson s’amuse avec ses nouveaux jouets, qui lui permettent notamment de répartir de façon crédible les 300.000 combattants de la bataille centrale du Retour du Roi, George Lucas confie une partie de la prévisualisation de Star Wars : épisode III – la revanche des Sith à son ami Steven Spielberg, qui s’ennuie royalement entre deux longs-métrages. Dans les locaux de The Third Floor, société fondée spécialement pour le long-métrage et désormais reconnue comme le fournisseur de previz le plus important au monde, Spielberg conçoit trois séquences entières, animées par un infographiste assis à ses côtés.
De l’affrontement entre Grievous et Obi-Wan Kenobi, Lucas ne préserve qu’un petit tiers, les délires graphiques de Spielberg appelant un budget de 300 millions de dollars. L’affrontement entre Yoda et Palpatine dans le sénat est en revanche intact, à un détail près : dans la previz, Spielberg jouait constamment avec des droïdes-caméras et des écrans géants, permettant de filmer en champ/contrechamp les deux adversaires au sein du même cadre. Les combattants finissaient par utiliser les caméras comme des armes, un détail soulignant les excès propagandistes du nouvel Empire.
Que son empreinte soit visible ou non dans La Revanche des Sith, Spielberg n’en tombe pas moins amoureux de cette technologie, qu’il utilisera régulièrement à partir de La Guerre des mondes. Avec Ready Player One, il ira jusqu’à prévisualiser lui-même ses séquences en manipulant des caméras virtuelles dernier cri, les mouvements obtenus étant pour la plupart toujours visibles dans le film définitif.
UN NOUVEAU MONDE
Dans la plupart des scripts, une mention « scène d’action » est inscrite paresseusement entre deux scènes de dialogues, en attendant que des cascadeurs, story-boarders ou superviseurs d’effets visuels ne viennent combler les cases. S’il collabore plus pacifiquement aujourd’hui que par le passé, James Cameron a une approche autrement plus engagée.
Véritable roman de SF, le scénario d’Avatar mentionne chaque tir de roquette, chaque flèche plantée dans un marine et chaque mouvement d’hélicoptère ; bien avant le spectacle, les scènes d’action servent donc la narration.
« Un jour, j’ai réussi à entrer en contact avec l’artiste qui m’a donné envie de faire ce métier » s’émeut Farid Kermici.
« Il s’appelle Phillip Norwood, et c’était le story-boarder de Cameron sur Abyss, Terminator 2 – le jugement dernier ou encore True Lies. À l’époque où il travaillait sur Oblivion, on a beaucoup discuté de son expérience sur Avatar. Il m’a dit qu’il avait signé quelques dessins pour ce film, mais que Cameron n’en voulait pas à la base. Il pouvait prévisualiser les scènes lui-même avec ses caméras virtuelles, mais la Fox avait besoin d’un pitch crayonné au préalable. Norwood s’est rendu un jour sur le plateau de performance capture, et ça l’a rendu triste parce qu’il était en train d’assister à la fin de leur collaboration. Cameron sait tout faire, et s’il demandait à quelqu’un d’autre de dessiner ses story-boards, c’était simplement parce qu’il n’avait pas le temps. Et grâce à ce nouveau système de caméra, l’étape du story-board devenait obsolète dans son processus créatif… »
Tous les cinéastes, bien sûr, ne s’impliquent pas avec la même ferveur que Cameron ou Spielberg dans le processus des prévisualisations. On peut déjà regretter que Jay Oliva, story-boarder de génie et réalisateur phare de DC Animation, n’ait pas été plus mis en avant pour son travail remarquable sur Man of Steel et Batman v Superman : l’aube de la justice.
Du combat entre Kal-El et Zod à l’infiltration de Batman dans une usine pour sauver une certaine Martha, les morceaux de bravoure sont essentiellement l’œuvre d’Oliva, mais portent au générique le crédit de Zack Snyder. La démarche de Marvel est encore plus corporate et industrialisée, la prévisualisation par ordinateur ayant permis aux exécutifs de cloisonner davantage encore le rôle du metteur en scène.
Marvel, dont les films reposent en grande partie sur leurs money shots et les prouesses physiques de leurs super-héros, a par exemple tendance à concevoir les morceaux de bravoure en comité, et à commander à sa fidèle équipe d’infographistes des séquences clef en main… qui finissent forcément par se ressembler, à plus forte raison après 20 longs-métrages.
Au sein du studio, Joe Johnston est l’un des seuls à avoir échappé à ce piège avec Captain America : First Avenger. « Les previz ne sont jamais le plan que l’on veut obtenir » regrette le cinéaste.
« Mais pourtant, ils peuvent définir de façon néfaste le look final du long-métrage, car tout le monde va se baser dessus. Un story-board laisse plus de place à l’interprétation. On peut ensuite discuter avec les animateurs, le caméraman, n’importe qui, et guider leur vision plus facilement. Beaucoup de previz sont faites pour satisfaire le studio, car ils peuvent voir ce à quoi le film va ressembler au final. Mais si ça devient un blueprint, un plan immuable, c’est une erreur. Ce n’est que mon opinion… Il y a des personnes très douées qui travaillent dans les previz, mais ce ne sont pas tous des artistes, il y a beaucoup de techniciens. Ils savent utiliser un logiciel d’animation, mais pas raconter une histoire. Il faut vraiment faire attention, car le cinéma doit rester un médium de cinéaste. »
Propos de Peter Jackson, Christian Rivers, Joe Johnston, Robert Rodriguez, Pete von Sholly, Mark Sexton, Farid Kermici et Éric Gandois recueillis par l’auteur.
SOURCE: Mad Movies (07/01/2019)
-
¡Muchas gracias! pour tes posts, je ne peux que t’encourager
-
No problemo @Psyckofox, je suis friand de tout ses trucs.
J’ai d’ailleurs acheté l’édition de Memories of Murder il y a peu avec tout le story board inclus, c’est juste un truc de fou…