[Interview] [Carrière] Ryuhei Kitamura
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Auteur du pétaradant Versus, l’ultime guerrier, du délirant Godzilla: Final Wars et du cauchemardesque Midnight Meat Train d’après Clive Barker, Ryûhei Kitamura s’est construit en 20 ans une carrière terriblement atypique, ponctuée de délires expérimentaux en tout genre. Le cinéaste retrace ce parcours hors-norme, de ses débuts DIY nippons aux plateaux hollywoodiens plus ou moins argentés.
Vous avez été révélé par Versus, l’ultime guerrier, un film 100 % indépendant mélangeant de façon expérimentale action et horreur.
Effectivement Versus n’est pas un film d’horreur basique. Au début des années 2000, il a été projeté au festival de Yubari, qui est l’une des plus grosses manifestations cinématographiques du Japon. On n’avait même pas de distributeur ! L’un des membres du jury était Mataichirô Yamamoto, le seul producteur nippon à avoir travaillé avec George Lucas. Ils ont fait ensemble un excellent film intitulé Mishima – une vie en quatre chapitres en 1985 (réalisé par Paul Schrader – NDLR), puis en 1992, il a collaboré avec Francis Ford Coppola pour produire Wind de Carroll Ballard.
C’était une légende vivante, et il est venu voir Versus ! Je l’ai rencontré après la projection, et on a discuté dans un tout petit bar jusqu’à trois heures du matin. Il a pointé du doigt une chose que personne d’autre n’avait remarquée. Tout le monde me parlait de l’action, des zombies, des samouraïs, etc. Oui, tout ça m’amusait aussi, mais Yamamoto s’est concentré sur autre chose. Pendant le Q&A, j’avais expliqué le financement complètement fou du film : mon enveloppe de départ de 15.000 dollars s’était épuisée en dix jours, et j’avais dû emprunter de l’argent supplémentaire à tous mes amis et mes proches. Yamamoto m’a dit :
«Tu n’as jamais abandonné, alors qu’il n’y avait aucun producteur, aucun sponsor, aucun distributeur. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est ton obstination à tourner la plupart de tes plans en Dolly ! Quand on est un amateur avec zéro budget, on opte pour la caméra portée. C’est beaucoup plus facile, mais tu as pris la peine d’installer des rails de travelling dans la jungle ou sur une colline ! »
J’étais tellement content d’entendre ça. Quelqu’un avait enfin remarqué ! Je l’ai remercié de tout mon coeur et lui ai dit :
«Je voulais faire un putain de film, pour un gigantesque écran de cinéma ! Et ce n’est pas parce qu’on n’a pas d’argent qu’on doit avoir l’air fauché ! »
Je le pense toujours. Le public se fout totalement du budget. Il paie le même prix, donc on doit lui en donner pour son argent. En entendant ça, Mataichirô a répondu :
«Je veux que tu fasses mon prochain film.»
Et c’était Azumi !
Après Azumi, vous avez tourné Godzilla: Final Wars, en rupture totale avec les épisodes un peu obsolètes de l’époque.
Godzilla: Final Wars est un peu arrivé de nulle part. Yamamoto avait dû se battre pour que j’obtienne le job sur Azumi, car je n’étais personne ! Versus n’était même pas encore sorti, donc tout le monde lui demandait :
« Qui est ce type ? Tu veux lui confier notre plus gros budget de l’année ? Tu es devenu cinglé ? ».
Je lui dois vraiment beaucoup, et au final je reste très fier d’Azumi. Quand on fait un film, il y a un million de choses qui peuvent vous mettre dans une merde noire, un million de raisons de se planter, et j’ai toujours tendance à chercher l’ennemi qui se cache à l’intérieur. S’agit-il d’un producteur, d’un technicien ? Il y a toujours quelqu’un pour essayer de vous mettre des bâtons dans les roues. Mais quand le film sort enfin en salles, il est ce qu’il est et il faut l’assumer comme tel. Il faut vivre avec jusqu’à la fin de ses jours.
Heureusement, je n’ai jamais eu honte d’aucun de mes films. Azumi a été mon premier long-métrage professionnel, et il m’a permis de rendre hommage à l’univers d’un manga que j’adore. C’était une adaptation, contrairement à Versus qui était mon bébé à 100 %. Adapter l’œuvre d’un autre est un processus très difficile. C’est une responsabilité plus grande, car il y a une histoire et un vécu derrière tout ça. J’ai donc mis toute mon énergie dans Azumi, et ça m’a fait passer au niveau supérieur.
Le jour de la première, j’ai rencontré le big boss de la Toho, Yoshishige Shimatani. Nous avons pris un café à Tokyo et il m’a dit :
« J’aime beaucoup ce que vous avez fait. Nous avions beaucoup de doutes à votre égard, mais vous nous avez convaincus. Toho veut que vous fassiez le prochain Godzilla. ».
Je l’ai remercié de tout mon cœur ! Ils m’ont appelé quelques jours plus tard, et j’ai rencontré le producteur Shôgo Tomiyama. Il m’a demandé :
« Voulez-vous entrer dans le ring et vous battre avec Godzilla ? »
J’ai essayé d’être respectueux et honnête à la fois. Je lui ai répondu :
« J’adore Godzilla, évidemment, pour un réalisateur japonais, c’est un grand honneur. Et en plus, ce film marquera le cinquantième anniversaire de la saga, et vous me dites qu’il n’y aura pas de nouvel épisode avant un moment ! Donc oui, je suis un grand fan de Godzilla, mais je dois avouer que je n’aime pas les films qui sont sortis après le nouveau millénaire. ».
Et c’est vrai : visuellement, je n’aime pas ce qu’ils ont fait. Les effets visuels avec les costumes de monstres et les miniatures fonctionnaient il y a quelques décennies, mais les temps ont changé. Independence Day avait ringardisé les vieilles techniques, et on ne pouvait plus tourner des scènes de destruction massive comme dans les années 50 ! Et il ne fallait pas non plus sur-éclairer chaque parcelle du plateau, sinon le spectateur devient conscient plan après plan qu’il est face à des miniatures et des types en costume !
À l’époque, Godzilla était en train de perdre son influence au Japon. Ils produisaient un nouveau film presque chaque année, mais le département animation de la Toho était le seul à rapporter de l’argent. Ils faisaient souvent des projections de type « double feature », en combinant le dernier Godzilla avec un animé pour les gosses. Les gens venaient pour l’animé, et partaient au début de Godzilla ! J’ai donc dit à Tomiyama :
« Franchement, Godzilla n’est pas une face B. Godzilla est le roi ! ».
Il m’a alors répondu qu’ils étaient bien conscients du problème, et c’était d’ailleurs pour cette raison qu’ils voulaient faire une pause avec la franchise. Ils m’ont engagé, Il y a une scène très drôle où Godzilla annihile Zilla, la version de Roland Emmerich.
Tomiyama avait déjà un concept assez brut de Final Wars quand je suis arrivé : il voulait réanimer quelques monstres célèbres de la saga. Un jour, pendant l’écriture du script, on a amené toutes ces figurines de kaijus dans les bureaux de la Toho et on les a posées sur la table. On a choisi nos protagonistes comme ça ; je voulais en inclure le plus possible, mais on ne pouvait pas avoir tout le monde. À un moment, Tomiyama s’est tourné vers moi et m’a dit :
« Tu sais, on a même les droits du Godzilla hollywoodien ! »
« Quoi ? OK, on va inclure un combat entre lui et Godzilla, et le nôtre va défoncer la gueule de l’Américain ! Il faut absolument faire ça ! ».
Je voulais tourner une séquence beaucoup plus longue, mais on n’avait plus assez de budget. Je reste très content de cette scène. Elle a d’ailleurs été filmée à Sydney en Australie, où j’ai fait mes études de cinéma. C’était sympa de retourner là-bas : c’est presque mon second chez-moi.
Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans l’adaptation de Midnight Meat Train ?
Avec Versus et Azumi, je suis devenu du jour au lendemain une sorte de vedette, et ça m’a donné des ailes. J’ai tourné Aragami, Sky High, je me suis éclaté comme un dingue. Mais après avoir travaillé pendant plus d’un an sur Godzilla, je me suis dit que j’avais besoin de m’éloigner de la production japonaise pendant un temps.
Mes proches m’ont dit que j’étais devenu fou. Après tout, je venais d’enchaîner trois cartons au box-office local. On m’a dit :
« Tu veux abandonner ça et aller à Hollywood, où personne ne te connaît ? »
Mais j’ai toujours vécu ma vie ainsi. Donc, après Final Wars, j’ai pris six mois de vacances, et j’ai engagé un agent aux États-Unis. C’est comme ça que ça se passe là-bas, on doit être représenté soit par un manager, soit par un agent. Cette personne vous envoie un script et si vous l’appréciez, vous le lui faites savoir. Vous êtes alors propulsé dans une sorte de compétition infernale : un producteur sélectionne en général une vingtaine de réalisateurs potentiels, via les agents, et vous devez pitcher ce que vous voulez faire avec leur film. La route est très longue. On commence à vingt, puis on passe à cinq, puis à trois, et ensuite à un. Je vivais encore au Japon quand mon agent m’a parlé d’un projet.
Il m’a envoyé le scénario, et ça s’appelait Fast and Furious 3. Il insistait vraiment pour que je le fasse, car c’était un très gros budget. Et comme ça allait se tourner au Japon, j’étais le candidat idéal ! J’ai passé quelques entretiens avec les exécutifs, et je leur ai envoyé toute une liste de notes pour modifier le script. Je suis quelqu’un de très direct, et je leur ai dit que ça ne me gênait pas forcément qu’un film américain puisse offrir une vision un peu caricaturale du Japon. En revanche, je ne pouvais pas faire ça moi-même ! Le scénario ne semblait pas du tout se dérouler au Japon, et je ne voulais pas manquer de respect à mon propre pays. Je leur ai donc suggéré plein de changements et j’ai même travaillé sur quelques story-boards, notamment pour la séquence finale. Je pensais avoir obtenu le job, mais il faut savoir qu’à Hollywood, il y a toujours plusieurs chevaux. Le studio a son réalisateur préféré, le producteur a le sien. Parfois, la star a son réalisateur préféré ! Tout cela est très politique. Au bout du compte, quelqu’un a tranché, et pas en ma faveur. Ils ont dit :
« On a un script prêt à tourner, l’argent est à la banque, pourquoi devrions nous écouter les idées de ce metteur en scène ? »
Mon agent a été très déçu, mais je lui ai dit :
« Franchement, il doit bien y avoir quelque chose qui me corresponde davantage ! »
Et juste après, j’ai décidé de quitter cette agence. Ce n’était pas la bonne adresse pour moi : ils m’avaient fait tourner en rond pendant un an, pour rien. Or à Hollywood, on ne quitte pas son agence comme ça ! Ça ne se fait pas. C’était sans doute une mauvaise décision, mais tant pis. Et entre nous, personne n’imaginait que Fast and Furious allait devenir un phénomène mondial quelques années plus tard. Si j’avais su, j’aurais accepté le job sans négocier ! J’aurais dit :
« Oui bien sûr ! Aucune note ! Je filme ce script tel quel ! »
Au lieu de ça, je me suis retrouvé tout seul. Une amie américaine m’a engueulé :
« Tu es barge ? Qui va t’envoyer des scripts ? Qui va organiser les rencontres ? »
Je lui ai dit que je trouverais un moyen… et c’est ce qui s’est produit quelques semaines plus tard. Je devais me rendre au Comic-Con de San Diego pour présenter une projection d’Azumi. Là-bas, je rencontre un gars qui est fan de mon travail. Il se présente en me disant qu’il est l’un des producteurs de la série Afro Samurai. Wow ! Génial ! Il me dit qu’il veut me présenter au créateur de la série Takashi Okazaki. Il poursuit :
« Vous savez, Samuel L. Jackson ne devrait pas tarder à arriver, ce serait super que vous puissiez le rencontrer. »
Il passe un coup de fil à la manageuse de Jackson, qui lui demande de lui répéter mon nom. Elle dit :
« Très bien, je vais en parler à Sam »,
et elle raccroche. Mais quelques secondes plus tard, elle rappelle :
« Est-ce bien le réalisateur de Versus, Azumi et Godzilla: Final Wars ? Sam arrive tout de suite ! »
Incroyable. On nous présente et Sam me pose un million de questions.
« Comment avez-vous fait ce plan à 360 degrés dans Azumi, comment avez-vous réalisé telle ou telle scène dans Versus ? »
On passe une super soirée, et à la fin, Sam dit à sa manageuse :
« Il faut que tu regardes les films de ce type. Ce week-end ! »
Elle l’a fait et m’a appelé le lundi matin. En fait, elle représentait la société Anonymous Content, qui m’a ouvert ses portes. J’ai signé avec eux et je suis rentré à la maison. Deux mois plus tard, je suis retourné à Los Angeles, et pas du tout pour des raisons professionnelles. Je suis un grand fan de rock, en particulier du groupe Asia. Ils ont organisé une tournée pour la première fois en 23 ans, et j’ai décidé de les suivre le long de la côte californienne pour assister à tous leurs concerts ! Un jour, j’ai appelé ma nouvelle manageuse et je lui ai dit que je suivais Asia jusqu’à dimanche. En gros, je lui ai donné du lundi au vendredi pour m’organiser des rendez-vous ; le samedi, j’ai réservé une place dans un parc d’attractions, et j’ai booké mon avion pour le soir. Le lundi matin, elle a réussi à me caler un premier rendez-vous chez Lakeshore, où j’ai été reçu par le producteur Gary Lucchesi. On a parlé de pas mal de choses, pas d’un projet en particulier, et à la fin il m’a dit :
« Je crois que j’ai quelque chose pour vous. ».
Là, il me tend un script et je lis le titre « Midnight Meat Train ». Je lui rends aussitôt en disant :
« Il s’agit bien de la nouvelle de Clive Barker, tirée des Livres de sang ? Je ne veux même pas lire ça. Je ne peux pas croire que vous ayez un scénario digne de ce monument. C’est un classique, c’est l’Arche, ce n’est même pas la peine d’essayer, vous allez tout dégueulasser, et ensuite vous ferez des remakes, des suites… Je ne veux pas le faire, et je ne veux pas que vous le fassiez. ».
Il a explosé de rire :
« Vous savez quoi, on développe ça avec l’équipe de Clive, on est très proches, donc prenez le quand même, lisez le à l’hôtel, et revenez mercredi. Si ça ne vous plaît pas, on trouvera autre chose. ».
Je l’ai lu le soir même… et effectivement, il y avait du potentiel. Certaines choses ne fonctionnaient pas, mais on pouvait les améliorer. Adaptée littéralement, la nouvelle aurait donné un court-métrage de 20 minutes, et le scénariste Jeff Buhler avait réussi à étirer l’histoire jusqu’à 90 minutes de façon convaincante. Je suis donc retourné voir Gary le mercredi, et je lui ai dit qu’il y avait peut-être quelque chose. Lakeshore était alors une compagnie en pleine ascension. Ils venaient de remporter l’Oscar du Meilleur Film avec Million Dollar Baby et avaient fait fortune avec Underworld.
J’ai dit que j’étais partant, et Gary m’a invité à revenir deux jours plus tard. Me voici donc de retour le vendredi, et là je dois rencontrer Tom Rosenberg, le grand patron. C’est l’archétype du boss de studio hollywoodien : il a l’air cool et riche. C’est le type qui n’a jamais perdu depuis sa naissance. Tom ne m’a même pas adressé un sourire. Il m’a regardé en silence et Gary, assis à ses côtés, m’a lancé :
« Peux-tu lui expliquer ce que tu veux faire avec le film ? »
J’étais un peu vexé par l’attitude de Tom, un peu agacé aussi, donc j’ai répondu froidement :
« La raison pour laquelle je suis devant vous, c’est que je suis très bon, surtout dans l’horreur, l’action et l’inventivité visuelle. Mais faire juste de l’action et juste de l’horreur ne m’intéresse plus. Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les personnages. Ce que j’aime vraiment dans ce script, c’est ce jeune photographe qui veut devenir quelqu’un à tout prix. Ça, c’était moi il y a dix ans. Je n’étais personne, je n’avais pas d’argent, et je disais à tout le monde qu’un jour, je réaliserais des films à Hollywood. Si un gros producteur comme vous m’avait demandé il y a dix ans de tuer un connard et d’enterrer son corps dans le désert en échange d’un poste de réalisateur, je l’aurais fait ! Je comprends ce personnage, et donc je peux faire en sorte que sa trajectoire dramatique fonctionne. »
Je n’ai rien dit d’autre. Les pitchs à Hollywood, c’est tout une histoire, il y a beaucoup de baratin. Il faut parfois tourner un teaser, montrer des artworks… Moi, je n’avais rien à montrer. Je leur ai dit :
« Merci pour votre temps, au revoir »,
et je suis parti. J’étais encore en colère quand j’ai atteint ma voiture. Pourquoi ce type ne m’avait-il pas souri ? J’allais quitter le parking quand ma manageuse m’a appelé :
« Tu as le job, fais demi-tour. Je n’ai jamais vu un client de passage à Los Angeles pour voir un concert et qui soit reparti avec un contrat en cinq jours ! ».
Avez-vous eu du mal à vous adapter aux contraintes de la production hollywoodienne ?
Disons que je me suis vraiment battu pour toutes mes idées, séquence après séquence. Les producteurs n’arrêtaient pas de me dire :
« Il faut que tu fasses davantage de coverage. Fais des gros plans, fais des plans larges, comme ça on ne sera pas surpris quand il faudra monter. »
Mais je ne voulais pas découper mon film de cette manière. Voilà pourquoi la première séquence de meurtre est tournée en plan-séquence : au montage, je n’avais pas de plan de coupe pour modifier quoi que ce soit ! Quand j’ai commencé à travailler à Hollywood, j’ai vite compris qu’on était dans un système proche de celui de McDonald’s. Partout dans le monde, vous trouverez une qualité similaire dans tous les McDo. Ce n’est certainement pas de la cuisine cinq étoiles, mais ça se mange. Hollywood, c’est exactement ça. Leur système est formaté, et vous pousse à travailler d’une façon bien précise, en vous couvrant le plus possible.
Et à la fin, les producteurs peuvent virer le réalisateur sans problème et monter le film comme ils l’entendent, parce qu’ils ont le choix dans les angles de prises de vues ! Je comprends le procédé. Mais sincèrement, qui a envie de connaître l’identité du putain de chef dans la cuisine d’un McDonald’s ? Je me considère comme un « Sushi Chef », et je veux proposer des recettes uniques. Il faut trouver un équilibre quand on bosse là-bas, sinon on a vraiment l’impression d’être à l’usine. Heureusement, les producteurs de Midnight Meat Train m’ont écouté et soutenu. J’ai eu une vraie liberté créative, ce qui est formidable pour une première expérience américaine.
Bradley Cooper est aujourd’hui une star, mais il était encore relativement inconnu à l’époque de Midnight Meat Train…
Chez Lakeshore, on m’avait installé dans un grand bureau avec plein de vitres donnant sur un open space. Là-bas, ils appellent ça un « fish tank » : il y a du verre sur 360 degrés ! Au Japon, on n’apprécie pas les lieux trop grands ou trop ouverts. On aime respecter l’espace de chacun. Aux États-Unis, tout le monde peut ouvrir votre porte et venir vous parler. Je n’aime pas ça ! Mais je dois dire qu’un jour, ça m’a quand même aidé. J’étais en train de travailler sur le script dans ce grand aquarium, et j’ai aperçu un type super beau passer dans le couloir. Je suis allé voir la réceptionniste et je lui ai demandé qui était ce putain de bel homme. Elle m’a répondu :
« Bradley Cooper. C’est un jeune acteur et il a rendez-vous avec Gary. »
J’ai rencontré Bradley ce jour-là. J’ai tout de suite su qu’il avait un avenir. Après quelques minutes de discussion, Gary et moi l’avons engagé pour Midnight Meat Train.
Vous avez réalisé en 2018 l’un des segments de l’anthologie Nightmare Cinema, supervisée par Mick Garris.
Tout est connecté dans ma vie. Quand on a fini Midnight Meat Train, on pensait que le film allait avoir droit à une sortie majeure. Mais il y a eu un scandale chez Lionsgate et la direction a changé du jour au lendemain. Le nouveau patron a tué le film. On était vraiment déprimés : l’ancien distributeur nous avait promis plus de 3000 écrans, à la meilleure période de l’année pour un film d’horreur… On a quand même décidé d’organiser une projection pour l’équipe et les amis. J’ai demandé à mon agent de réserver une belle salle et on a invité tout le monde. Et je crois que c’est Clive qui a invité Mick Garris. Samuel L. Jackson est venu lui aussi, tout le monde a adoré, et à la fin, j’ai donné un petit discours. J’ai dit :
« Le film aura une vie, et il parlera pour lui-même. »
On était vraiment très émus. Depuis la scène, j’ai salué tout le monde, un spectateur après l’autre. Et mon regard est finalement tombé sur Mick Garris ! Il a une chevelure très reconnaissable, un look très rock’n’roll. Quand je me suis penché vers lui, il a fait de même, en m’adressant un énorme sourire. Plus tard, je suis allé le voir et je lui ai dit que j’étais un grand fan de son travail. Il m’a répondu :
« À partir de maintenant, vous faites partie intégrante des Masters of Horror. »
C’était un honneur ! Nous nous sommes revus assez régulièrement. C’est l’une des rares personnes vraiment gentilles et honnêtes en activité à Hollywood. Je l’adore. À cause de magouilles hollywoodiennes, il a dû arrêter ses séries Masters of Horror et Fear Itself. Il a donc commencé à développer un long-métrage anthologique il y a dix ans, mais le budget a été très difficile à réunir. Les réalisateurs attachés au projet à l’époque n’étaient pas du tout les mêmes. C’est fou de voir à quel point il est difficile de monter un film indépendant, surtout quand on voit tous les étrons préformatés qui arrivent sur Netflix chaque semaine ! Sérieusement, qui finance cette merde ? Bref, le temps a passé, on a eu plein de faux départs, et un jour Mick m’a dit :
« On le fait enfin, avec Joe Dante, David Slade, Alejandro Brugués et toi ! »
Il m’a mis en contact avec une scénariste, Sandra Becerril, qui m’a envoyé quelques idées. Une en particulier était complètement folle. Ça commençait dans une ambiance très naïve, et ça partait totalement en couille à la fin ! On formait une sorte d’équipe de baseball ou de football avec les autres réalisateurs. Mick était le coach et moi, j’étais l’attaquant ! Sur Nightmare Cinema, chacun a eu droit à cinq jours de tournage et un budget identique. J’ai proposé d’ouvrir le bal. L’assistant réalisateur était le même pour tous les segments et à la fin, il m’a dit :
« Ce n’est pas juste. Ton sketch est différent, il y a beaucoup trop d’action et de gore par rapport aux autres ! »
Justement, c’est pour ça que Mick m’avait engagé. Je ne voulais surtout pas le décevoir ! Effectivement j’avais une énorme scène de combat, et en plus, je devais diriger des gosses et les démembrer à l’écran !
Or, à Hollywood, il y a une régulation très stricte quand on travaille avec des enfants. Chaque tranche d’âge a le droit de travailler un certain nombre d’heures avant de reprendre les cours. Un jour, je tournais des inserts gore avec l’équipe de KNB. Je leur avais demandé de ramener tous les membres tranchés qu’ils avaient créés pour Kill Bill. Je voulais du sang partout !
On filmait donc de vraies scènes de cauchemar, dans l’église où John Carpenter avait tourné Fog. À un moment, je suis sorti de l’église remplie de barbaque pour prendre un café, et il y avait tous ces gosses en train de suivre un cours. Sang d’un côté, école de l’autre. Du délire total !
Votre dernier film, The Doorman, vient de sortir en VOD aux États-Unis.
Oui, c’est un film d’action à la Piège de cristal, avec Ruby Rose dans le rôle d’une ex-marine qui doit combattre un gang mené par Jean Reno dans un grand hôtel. C’est un concept très simple et une excuse pour réaliser des scènes d’action excitantes.
À cause de Midnight Meat Train, les producteurs hollywoodiens ont eu tendance à croire que je ne suis qu’un réalisateur d’horreur. J’ai donc voulu leur montrer autre chose. On m’a proposé The Doorman il y a cinq ans, juste après la sortie de Lupin the Third. À l’époque, c’était Katie Holmes qui devait tenir le rôle principal. On a construit les décors, mais comme souvent à Hollywood, le budget s’est effondré juste avant le tournage. Un an plus tard, le producteur est revenu vers moi en me disant qu’il relançait la machine, mais Katie Holmes n’était plus disponible, et on a dû de nouveau attendre. L’année dernière, j’ai casté Ruby Rose, et ça a débloqué la situation.
On a filmé à Bucarest, dans une ambiance très différente des tournages habituels. Ruby a été incroyable, et j’ai eu la chance de travailler avec Jean Reno, qui est une légende au Japon. Je me suis aussi entouré de techniciens qui me suivent depuis mes débuts ; par exemple, le caméraman principal était déjà présent sur Versus, Azumi et Godzilla: Final Wars. Manque de pot, la sortie en salles de The Doorman a été annulée en raison du coronavirus… Faire du cinéma, c’est un défi sans fin.
SOURCE: Alexandre Poncet (Mad Movies) 14/10/2020