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    Son nouveau film, Mad Fate, commence à peine la tournée des festivals internationaux que Soi Cheang planche déjà sur la postproduction du suivant, le prometteur Kowloon Walled City. C’est donc dans une certaine ébullition qu’il prend le temps de revenir sur sa carrière. Sa webcam le capte comme l’un de ses personnages : en contre-plongée, sous des néons semi-aveuglants, entre deux clopes et deux gorgées de café.

    Vous avez débuté votre carrière de réalisateur à une époque de transition après la rétrocession. Dans quelles conditions avez-vous découvert l’industrie cinématographique hongkongaise ?

    C’était clairement la fin d’un âge d’or. Il n’y avait pas de grosses productions, les films étaient en grande partie des versions revisitées de succès passés. Il y avait néanmoins des tentatives de renouveau dans le domaine du thriller, un genre qui avait le double avantage de ne pas coûter trop cher et d’avoir un public enthousiaste. J’ai d’abord tourné des films relevant plutôt du cinéma d’auteur, sans avoir de plan de carrière en tête. Après, j’ai grandi avec le cinéma de Hong Kong, les ressorts de son cinéma policier me sont familiers, c’est un genre qui me plaît. J’ai fini par me dire que j’en maîtriserais bien les codes.

    Au même moment, Johnnie To crée sa société de production, la Milkyway Image, et remue le polar hongkongais dans tous les sens. Que pensez vous de son apport en la matière, et comment s’est déroulée votre collaboration sur Accident et Motorway ?

    Johnnie To a abordé le genre sous une grande variété d’angles différents, de façon unique, souvent à contresens des modes de l’époque. Il ne pense pas qu’en termes commerciaux, il se sert du genre pour exprimer ses idées au public. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec lui, il a eu un grand impact sur ma Carrière.

    Sous l’aile de Johnnie To, vous assumez un élément crucial de votre filmographie, qui apparaît plus nettement à partir de Love Battlefield : cette gravité presque mélodramatique, une forme de romantisme de la fatalité.

    Un film reflète nécessairement l’état d’esprit de son auteur ou de son metteur en scène. Il m’est arrivé d’être autant perdu que les personnages, cela dépend des périodes. Pour ce qui est de la fatalité, je ne sais pas si je m’y reconnais, cela voudrait dire qu’il faudrait tout le temps recommencer ce qu’on fait de la même façon, sans alternative. Je préfère m’égarer en cherchant mon chemin que de reproduire le même trajet. C’est comme ça qu’Accident et Motorway ont été écrits et filmés.

    La première fois que votre nom est apparu sur les radars français, c’était en 2006 avec Dog Bite Dog. Comment expliquez-vous le retentissement de ce film en particulier ?

    Mon film précédent, Home Sweet Home, n’a pas marché. J’avais le poids de l’échec sur les épaules, mais Ça ne s’est pas traduit par du désespoir, plutôt par une forme de colère. Je me suis retrouvé sur ce projet coproduit avec le Japon, donc avec une pression commerciale moindre. Pendant toute la phase de préparation, je bouillonnais, et j’ai voulu conserver cet état d’esprit pour l’injecter dans le film. C’est ce qui a fait, je pense, qu’il ne ressemble pas à mes longs-métrages précédents.

    Dans les années 2010, vous avez tourné trois films Monkey King, des blockbusters coproduits entre la Chine et Hong Kong inspirés de La Pérégrination vers l’Ouest. Qu’avez-vous retiré de ces expériences ?

    Je n’ai pas vraiment participé au développement ou à l’aspect créatif de ces films. Ils ont remporté un grand succès commercial, ce qui m’a aidé pour la suite de ma carrière.


    – Lau Cham (Lam Ka-Tung) harcèle inlassablement Wong To, responsable d’un accident qui à brisé sa famille

    Pendant et après ces trois réalisations, vous tournez SPL 2 et Limbo, les œuvres les plus violentes et intenses psychologiquement de votre filmographie. Ce durcissement est-il lui aussi une réaction à quelque chose ?

    Oui, il y a un lien de cause à effet. Il y a besoin d’un certain équilibre dans la production d’un film, et même si les Monkey King m’ont beaucoup apporté professionnellement, je me reconnais bien plus dans SPL 2 et Limbo. Après ces trois blockbusters produits sur le continent, j’avais très envie de retravailler à Hong Kong sur un projet qui me parlerait à un niveau personnel.

    Limbo va encore plus loin que SPL 2 dans la noirceur, dans le désespoir. À tel point qu’on peut se demander s’il vous sera possible de repousser d’autres limites.

    (rires) Ce n’est pas un objectif en soi. Ce ton collait à l’histoire du film et je trouve qu’il y a quand même une touche d’espoir ; le but n’était pas d’enfoncer le spectateur dans les ténèbres totales. Pour ce film comme pour les autres et les suivants, encore une fois, tout dépend de mon état d’esprit.

    Limbo réussit également à surpasser Diamond Hill, Home Sweet Home ou Dog Bite Dog dans la représentation d’un univers urbain marginal, en déliquescence.

    Tous ces films documentent l’évolution de Hong Kong à travers mon regard de réalisateur. Dans les années 1980, les spectateurs retiraient de la ville l’image d’une cité dynamique, prospère, dont les habitants avaient une vie assez riche. Mais ce n’était qu’une façade ; la réalité était tout autre. Je suis sensible à la misère qu’on peut voir dans les rues, au désespoir, et il me semblait important d’apporter ce contrepoint, de montrer ce qui est généralement caché.

    Votre démarche rappelle certains polars hongkongais du début des années 1980, filmés à | l’arrache dans la citadelle de Kowloon, comme Long Arm of the Law de Johnny Mak.

    J’adore Long Arm of the Law, mais il adopte un point de vue beaucoup plus réaliste que Limbo, et son histoire de criminels continentaux clandestins reflète un authentique phénomène de cette période là. Limbo prend plus de libertés créatives par rapport à son contexte.


    – Will Ren (Mason Lee) un jeune flic chargé de retrouver un insaisissable tueur en série.

    La photographie de Cheng Siu-Keung est magnifique, et le noir et blanc lui donne une force supplémentaire. Quand et comment avez-vous fait ce choix ?

    Le tournage a pris un certain temps, et au moment de la postproduction, même si je n’avais pas de souci avec les couleurs ou la lumière, il me restait une insatisfaction, un manque. J’ai testé le passage au noir et blanc, ça amenait une fusion entre les personnages et les décors sans amoindrir la puissance du jeu des acteurs. Ce mélange est cohérent avec ce que je cherchais à exprimer. Je suis infiniment reconnaissant à la production et à la distribution d’avoir accepté de sortir cette version en noir et blanc, je trouve que le film y gagne vraiment.

    Comment avez-vous abordé la question de la violence infligée au personnage de Wong To, à l’écriture puis à la mise en scène ?

    Je me suis attaché à proposer un point de vue original sur ce personnage. Wong To a commis des erreurs, des crimes dont elle se sent coupable au point de vivre un véritable enfer. Elle cherche le pardon, mais le seul fait de le demander la plonge dans une autre sorte d’enfer, elle doit se confronter à ses actions sans savoir si elle obtiendra gain de cause auprès de celui à qui elle a fait du mal. Il fallait que je pousse le personnage au point limite de sa résistance ; je comprends que ça puisse susciter le débat.

    La sortie de Limbo en salles françaises est une excellente nouvelle, à une période où les productions de Hong Kong arrivent rarement jusqu’à nos frontières. Il y a en outre, chez de nombreux observateurs, une peur de voir cette industrie disparaître, avec de moins en moins de films produits et de plus en plus de contraintes de production. Ce constat vous paraît-il fondé ou trop pessimiste ?

    Le passé est le passé, on ne peut pas revenir en arrière. Les années 1970, 1980 et 1990 ont été des décennies exceptionnelles, surtout pour un territoire aussi restreint. C’est incroyable qu’un tel nombre de films ait pu être produit, et quoi qu’il arrive, ces œuvres vont rester. La question de l’avenir, toute l’industrie l’a en tête depuis quatre ou cinq ans. Une chose est sûre, il faut continuer, reprendre le flambeau et faire des films, ne pas se reposer sur des souvenirs et trouver de nouveaux paradigmes.

    – Propos recueillis par : François Cau.
    – Merci à Mathias Chouvier, Jean-François Gaye et Qin Lau.
    – Traduction : Liu Qing.
    – Mad Movies #373

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    J’en ai déjà pas mal causé ici & ici mais cette œuvre magistrale méritait bien plus encore pour en rajouter une couche avec une critique comme il se doit et une interview de Soi Cheang lui-même 🙂

    Alors que chaque nouvelle production hongkongaise un tant soit peu prestigieuse tend à confirmer l’effacement exponentiel des spécificités du cinéma de l’Archipel, son genre roi s’offre un baroud radical et glaçant.
    Limbo de Soi Cheang, polar à la splendeur apocalyptique quasi abstraite, marque l’accession tant attendue de son auteur aux cimes désespérées auxquelles il aspire depuis ses débuts.

    Sa fille morte et sa femme dans le coma, la mine déconfite et les nerfs en vrac, Cham Lau n’a clairement plus rien à perdre. Will Ren, à l’opposé, a tous les attributs de la jeune recrue ingénue, bien disposée à suivre les règles scrupuleusement avec, tout au plus, une rage de dents insistante pour noircir le tableau. Le premier est interprété par Gordon Lam, acteur discret mais redoutable, trésor caché du cinéma de genre hongkongais des 20 dernières années, capable de retourner le premier Infernal Affairs cul par-dessus tête dans sa conclusion. Le second est campé par Mason Lee, fils du réalisateur taïwanais Ang Lee, belle gueule diaphane avec encore tout à prouver. Leur association pour traquer un tueur en série japonais pourrait nous rejouer l’éternelle rengaine du duo de flics mal assortis, unissant leurs forces pour faire tomber le salopard. Le chemin emprunté par Soi Cheang et ses deux scénaristes (dont Au Kin-Yee, collaboratrice régulière de Johnnie To) sera beaucoup plus retors. Cham Lau et Will Ren vont cumuler les bévues, les improvisations malvenues, les sorties de route incontrôlées. Le premier passe une partie non négligeable de son temps à harceler Wong To, la junkie responsable de l’accident fatal de sa petite famille ; le second s’avère incapable de gérer son partenaire, d’appréhender les événements, quand il ne perd pas tout bonnement son arme de service. Et pendant ce temps, l’infâme Akira Yamada (Hiroyuki Ikeuchi) a tout loisir d’épancher ses penchants pour les amputations. L’introduction en flash-forward douche le moindre espoir d’une résolution dans les clous. Limbo contourne toutes les satisfactions libératrices liées au polar pour n’en retenir qu’une immense noirceur, épicentre de son vortex cinématographique.


    – Wong To (Yase Liu), broyée entre la vengeance d’un flic obsessionnel et la folie d’un tueur en série

    SIN CITY

    Sur le papier, Limbo se situe dans la droite lignée des films policiers à haute teneur dramatique suçant la roue du S.P.L. de Wilson Yip, comme The Crash ou The Insider de Dante Lam. Soi Cheang a d’ailleurs montré dès son Love Battlefield (2004) un certain penchant pour le mélo pur et dur, saisi avec force ralentis sur fond de musique élégiaque au beau milieu d’échanges de gnons ou de coups de feu. Cette appréhension personnelle du genre pouvait faire dévisser un projet artistiquement plus fragile comme Motorway ; elle colle ici parfaitement à une œuvre tout entière dévolue à filmer une ville au stade terminal de la déliquescence. Chaque plan se surcharge d’une infinité de câbles, de panneaux, de détritus, dans des compositions flirtant avec les descriptions des bas-fonds de mégapoles dont sont friands les grands classiques de la littérature cyberpunk. Saisissante dans ses variations de couleurs métalliques, la photographie de Cheng Siu-Keung, opérateur de tous les Johnnie To majeurs, gagne encore en ampleur dans la version noir et blanc que le distributeur Kinovista a le bon goût de sortir sur les écrans français. Les amateurs de cinéma hongkongais croient connaître la ville quasiment sous toutes ses coutures, quartier par quartier ; rien ne les prépare au choc de cette décomposition orchestrée avec un soin maniaque dans l’agencement du chaos. L’univers urbain de Limbo a des airs de purgatoire à ciel ouvert, où il ne paraît pas du tout incongru de trouver des cadavres ou des bouts de corps cachés sous des monticules de gravats, réminiscences d’une civilisation effondrée. Pour une respiration fugace dans une rue à peu près salubre, les personnages finissent invariablement par s’enfoncer dans des intérieurs délabrés et des souterrains où se terrent les survivants de multiples cataclysmes sociaux, politiques ou personnels. Hong Kong était une idée, un idéal, un laboratoire expérimental à cheval entre deux conceptions du monde, il n’en reste que des miettes. Plus le film avance, plus il nous enfonce dans cette décrépitude. Le dernier acte noie ce qui peut encore l’être sous des trombes d’eau, dans ce même déluge dont rêvait à haute voix le Travis Bickle de Taxi Driver. La musique de Keniji Kawai complète ce tableau visuellement monstrueux de notes funestes.


    – Un exemple de l’incroyable adéquation entre des décors dantesques et une photo monochromatique sidérante

    MARTYRS

    Dès lors, peu importe les à-coups déstabilisants d’un script piégeux, les impasses, les culs-de-sac ou même - offense d’ordinaire à peine pardonnable -cette irruption d’une photo de la mère du tueur censée expliquer son attitude. Les personnages ne tiennent qu’à une caractérisation archétypale, dont l’évolution est contrariée et malmenée par la toute-puissance sensorielle de leur descente aux enfers. Gordon Lam joue le flic torturé ultime et Hiroyuki Ikeuchi, après ses rôles dans le premier Ip Man et le Manhunt de John Woo, confirme son statut de salopard japonais préféré du cinéma hongkongais. Mais la performance la plus remarquable reste incontestablement celle de Liu Yase, dans un rôle périlleux de punchingball de l’antihéros puis de victime suppliciée par le tueur. L’intensité à fleur de peau de son incarnation, la précision de sa captation dans des cadres toujours plus complexes et évocateurs, jusqu’au déchaînement final, évitent soigneusement toute complaisance dans la représentation de ce puits de douleur sans fond. Toute la filmographie de Soi Cheang, dans ses multiples expérimentations, l’a mené vers cet accomplissement artistique d’une puissance d’autant plus sulfureuse au regard de son contexte. À compter de la rétrocession de 1997, la Chine devait laisser 50 ans de transition à Hong Kong pour intégrer le giron continental à son rythme. À mi-parcours, les répressions de contestations ou la gestion de la crise Covid trahissent une volonté de mise au pas à marche forcée, dont les conditions imposées à la production cinématographique locale se font inévitablement l’écho. Limbo est ce hurlement d’une société malmenée contre son gré, sans réelle échappatoire, mais qui ne se rendra pas sans se débattre de toutes ses forces. Même les allergiques à la lecture politique ne pourront s’empêcher d’être happés par ce tour de force phénoménal, à la lisière de l’horreur.

    - Interprétation : Gordon Lam, Mason Lee, Liu Yase…

    | Zhi chi. 2021. Hong Kong/Chine. Réalisation Soi Cheang. Sortie le 12 juillet 2023 (Kinovista).

    – Mad Movies #373