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    Disparu pendant les fêtes à l’âge de 83 ans, l’italien a la langue bien pendue restera pour beaucoup comme l’homme de l’œuvre-monstre Cannibal Holocaust. Mais celle-ci est l’arbre qui cache la forêt d’une riche filmographie comptant de nombreux titres méritant de ne pas tomber dans l’oubli.

    Beaucoup de cinéastes ont vu leur nom attaché pour l’éternité à un unique film. Mais peu ont eu un rapport aussi ambivalent à l’œuvre en question. Ruggero Deodato n’avait de cesse de souligner l’importance historique de son fameux Cannibal Holocaust (1980), comme nous l’avons constaté en le croisant plusieurs fois dans des festivals. Dès que des titres comme Le Projet Blair Witch ou [Rec] arrivaient sur le tapis, il pointait orgueilleusement le doigt vers sa poitrine, l’air de dire qu’il avait créé le principe du found footage avant tout le monde. Ce qui, d’ailleurs, est tout à fait exact.

    Pour autant, son œil se faisait attentif quand vous lui parliez d’un de ses longs-métrages qui n’avait rien à voir avec l’anthropophagie. Et si vous lui disiez que son meilleur film sur le sujet était en fait le premier, Le Dernier monde cannibale (Ultimo mondo cannibale, 1977), il vous envoyait carrément des baisers avec les doigts car il faut l’affirmer avec force : Le Dernier monde…. est le chef-d’œuvre du regretté Ruggero, Tourné loin de toute civilisation, en plein cœur de la forêt pluviale, il accorde une authenticité saisissante à l’histoire d’un occidental qui tombe entre les mains de Papous quasi préhistoriques, Humiliations, nourritures répugnantes et autres joyeusetés servent à un modèle du genre « film de survie », culminant dans une évasion finale compliquée par la présence non loin d’une tribu rivale, composée de mangeurs d’hommes, Le cinéma d’aventures est ainsi poussé dans ses ultimes retranchements, tandis que grottes et forêts vierges donnent lieu à une réelle splendeur visuelle.

    – Deodato sur le tournage de Cannibal Holocaust

    L’IDÉE QUI TUE

    Tourné dans des conditions plus confortables, Cannibal Holocaust est plus ingrat à plusieurs niveaux. Seulement voilà : il recèle l’idée qui tue. Spécialisés dans les documentaires crapoteux, des reporters sans scrupules disparaissent en Amazonie. Une expédition part à leur recherche, mais ne trouve que des villageois méfiants et des boîtes de pellicule. . . Le visionnage de ces dernières fait éclater l’incroyable vérité : pour forger un faux scoop, les documentaristes ont horriblement maltraité les Indios jusqu’à ce que ceux-ci les tuent et les dévorent afin d’exorciser les tourments infligés par ces démons blancs…

    L’impact de ce film dans le film sera considérable, y compris dans la réalité, En Italie, Cannibal Holocaust est saisi par les autorités, et Deodato est poursuivi. pour avoir vraiment massacré ses comédiens. Et le procès continuera alors même que des acteurs bien vivants sont invités sur les plateaux de talk-shows télévisés. La justice ne veut plus lâcher le réalisateur, qui finira par être condamné au motif de la cruauté envers les animaux. Il s’en défendra en disant qu’il s’est contenté de filmer des dépeçages qui sont dans les habitudes des autochtones.

    En tout cas, si la carrière du film est compromise en Italie, il n’en est pas de même dans le reste du monde, où le scandale assure un succès tonitruant. Pour autant, nombreux sont ceux qui diront que Deodato est moins un réalisateur qu’un charlatan. Nous leur répondrons ainsi : l’ami Ruggero s’est en fait livré à une sorte de mise à mort du cinéma, symbolisée à l’écran par l’image devenue emblématique d’une sculpture primitive agrégeant une caméra et des ossements humains. En effet, la plupart des films fonctionnent en crescendo, alignant des morceaux de bravoure de plus en plus sophistiqués techniquement. Dans Cannibal Holocaust, c’est le contraire : la forme se fait toujours plus rudimentaire. Et à la fin, il n’y a plus que des plans tremblotants et non raccordés, jusqu’à ce que le supplice du dernier opérateur soit enregistré par une caméra tombée à terre et qui continue de tourner.

    C’est là que le cinéaste accomplit son projet : prendre le sensationnalisme à son propre piège, pour épingler la recherche du scoop à tout prix. Toutefois, ce coup de semonce sera un tantinet encombrant pour Deodato. Il n’y a qu’à voir les propos contradictoires qu’il tenait à propos d’Amazonia : la jungle blanche (aka Inferno in diretta aka Cut and Run, 1984). Parfois, il se félicitait d’avoir employé un truc proche de celui de Holocaust, en intégrant au montage des images envoyées via satellite par des personnages de journalistes.

    Parfois, il reprochait aux producteurs de l’avoir forcé à imiter son film le plus célèbre alors que le projet de départ était tout différent, Quoi qu’il en soit, le résultat, qui fait inter venir des trafiquants de drague et une secte hippie liée aux indigènes du coin, est une bande d’action plaisante, constituant un honorable dernier volet pour ce qu’on appellera bientôt « la trilogie Cannibale »

    Et de toute façon, Deodato finira par se rendre à l’évidence. Bien qu’il ait toujours affirmé avoir peu de goût pour le fantastique, ou même l’horreur, il semble avoir accepté que Cannibal Holocaust était tout simplement celle de ses œuvres qui avait marqué le plus le public. Sur le tard, il est ainsi devenu un invité régulier des festivals de cinéma fantastique, tout en faisant des apparitions clins d’œil dans divers films - tel le Hostel - chapitre II d’Eli Roth, où on le voit se délecter de tranches de jambon de Parme à base de chair humaine.

    Enfin, il reprendra l’astuce des différents types d’images dans son tout dernier long-métrage, Ballad in Blood (2016). Des vidéos issues d’Internet et des réseaux sociaux y servent en effet à reconstituer le puzzle d’un fait divers clairement inspiré de la fameuse affaire Amanda Knox, accusée du meurtre d’une étudiante au cours d’une soirée agitée dans la cité universitaire de Pérouse. Rappelons également le projet longtemps annoncé d’un Cannibal Holocaust 2, qui devait redoubler la mise en abyme en menant ses personnages sur les lieux du tournage de l’opus original, dont ils retrouvaient les figurants y compris la fille qui s’était jadis prêtée au traumatisant effet spécial de l’empalement. Une suite qui restera donc lettre morte.

    FAUX DÉPARTS

    L’autre point sulfureux de la carrière de Deodato nous ramène quelque 60 ans en arrière, à l’époque où il était assistant-réalisateur. On connaît la coïncidence amusante qui l’a fait rentrer dans le cinéma un peu par hasard : le jeune Ruggero était pote de lycée avec le fils de Roberto Rossellini, le pape du néoréalismeitalien, et il a ainsi débuté comme assistant du paternel. Toute sa vie, il se revendiquera d’ailleurs du réalisme rossellinien - hélas, sans jamais expliquer en détail cette influence. Cependant, l’expérience fondatrice paraît être plutôt son travail auprès de deux cinéastes populaires, Sergio Corbucci et Antonio Margheriti.

    Au second, Deodato semble avoir donné un coup de main appréciable dans les années 1965-66, quand il s’est agi de tourner simultanément quatre longs métrages de science-fiction commandités par la télévision américaine. Auparavant, son patron étant occupé sur un autre film, le jeunot avait dirigé tout seul une bonne partie de La Terreur des Kirghiz (Ursus, il terrore dei kirghisi, 1964), étrange péplum fantastique où un monstre hideux ouvrait sur une thématique à la Jekyll & Hyde.

    Grand seigneur, Margheriti fera plus tard reconnaître la coréalisation dans des documents officiels, les choses ne se passeront pas aussi bien avec Corbucci, Deodato avait pourtant tenu un petit rôle dans son film I Ragazzi dei Parioli (1959), à une époque post-adolescente où il hésitait encore entre une vocation de pianiste et une carrière d’acteur. Mais de son boulot d’assistanat pour « l’autre Sergio », il gardera un souvenir amer.

    Le litige concerne avant tout la genèse du fameux Django (1966), qui donnera lieu à un tas d’interviews contradictoires dans les suppléments de DVD et Blu-ray. Même s’il attribuait à Corbucci l’idée géniale d’un Django traînant un cercueil qui dissimule une mitrailleuse, Deodato revendiquait l’idée du village délabré et boueux. En outre, il affirmait avoir réalisé lui-même tous les extérieurs tournés en Espagne. D’autres témoins, la veuve Corbucci en tête, ont contesté ces propos avec véhémence, prétendant même que le petit Ruggero n’était qu’un vague stagiaire. Déclarations peu sérieuses : à l’époque, il était un premier assistant très couru. Même si on ne prête pas foi à toutes les allégations du réalisateur, on peut donc estimer qu’il a fourni un certain apport créatif à ce titre majeur du western transalpin. Et aussi, comprendre le dépit qu’il a ressenti quand le producteur ne lui a pas confié la direction du film suivant.

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    – Franco Nerro dans le Django de 1966

    La chose est d’autant plus cruelle que la carrière de réalisateur de Deodato connaîtra de nombreux faux départs. Dans les années 1968-69, il essuie les plâtres avec des engagements peu enthousiasmants, comme des comédies musicales avec la vedette yéyé Little Tony ou encore le piteux Phénoménal et le trésor de Toutankhamon, film de justicier costumé à l’intrigue quasi incompréhensible. De cette première période, on retiendra surtout deux sympathiques divertissements sexy : Gungala, la panthère nue, aimable histoire de sauvageonne dans la jungle, et Zenabel (aka Faut pas jouer avec les vierges), fantaisie médiévale au féminisme bienvenu.

    L’expression « première période » est cependant à prendre au pied de la lettre, car l’amico Ruggero abandonne ensuite le cinéma… pour des raisons matrimoniales. En effet, sur le tournage du film touristico-musical Vacanze sulla costa smeralda, il a rencontré la jeune actrice Silvia Dionisio, qu’il a épousée peu après. Or, la belle devient bientôt une assez grosse vedette, au point que Deodato n’est plus sollicité que dans l’espoir d’avoir sa femme à l’affiche. Il se rabat donc sur le petit écran, où il tourne des anthologies policières qui dynamitent l’approche pépère du suspense dont la télévision italienne avait l’habitude. Et en parallèle, il réalise des palanquées de spots publicitaires - une activité qu’il conservera pendant des décennies.

    Toutefois, le mariage est plein de surprises. Un jour, la Dionisio décide d’imiter ses concurrentes en sacrifiant elle aussi à la mode du cinéma érotique. Son époux accepte, mais insiste pour réaliser la chose lui-même. Ce sera Ondata di piacere (1975), thriller nihiliste où deux couples de classes sociales très différentes se livrent à des jeux pervers et mortels à bord d’un yacht. Pour les mêmes producteurs, Deodato embraye immédiatement sur ce qui sera l’un de ses meilleurs films, le furieux Uomini si nasce poliziotti simuore (1976)

    L’heure est alors au polar ultra violent, spéculant sur la délinquance incontrôlable qui sévit en Italie. Mais la différence est qu’ici, le tandem de flics est au moins aussi timbré que les voyous : les deux jeunes inspecteurs s’affranchissent de toutes les procédures, ailant jusqu’à buter des suspects désarmés. Et leur rage se transmet à la mise en scène, si l’on en juge par une poursuite motorisée dantesque, captée en plein trafic au mépris des plus élémentaires mesures de sécurité. Complètement irresponsable à la fois devant et derrière la caméra, le résultat n’en est pas moins un mets de choix, même s’il vaudra à son auteur ses premiers ennuis avec la censure.

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    LA FIN D’UN MONDE

    Au rayon des réussites, on ajoutera La Maison au fond du parc (La Casa sperduta nel partco, 1980), habile variation sur La Dernière maison sur la gauche de Wes Craven, dont on retrouve l’acteur principal, David Hess. Le ténébreux est ici l’une des deux petites frappes que de riches New-yorkais invitent à une soirée pour se payer leur tête, Évidemment, la sauterie vire à la prise d’otages puis, à force d’estafilades au rasoir et autres actes dérangeants, atteint le niveau d’une véritable danse macabre. Nous avouerons aussi un faible pour le croquignolet Les Prédateurs du futur/Atlantis Interceptors (aka Predatori di Atlantide aka Raiders of Atlantis, 1983), qui mêle gaillardement ambiance madmaxienne, réémergence d’un continent englouti et aventures à la Indiana Jones.

    Cependant, le cinéma populaire italien est alors en train de péricliter. Un sursis lui est accordé par les productions internationales de la Cannon, qui permettent à Deodato de réaliser Les Barbarians (1987), amusant film d’heroic fantasy qui a dû lui rappeler ses débuts dans le péplum. Dans la foulée, Golan et Globus envisagent même de lui confier un Spider-Man, mais la faillite retentissante de leur firme enterrera le projet.

    Bon an mal an, le cinéaste engrange néanmoins des péloches qui feront le bonheur des salles de quartier puis des vidéoclubs. Citons en vrac : SOS Concorde (Concorde Affaire “79, 1979), qui évite les poncifs du film catastrophe en optant pour le thriller d’espionnage industriel, Body Count (Camping del terrore, 1986), honnête imitation de slasher américain, Le Tueur de la pleine lune (Un delitto poco comune, 1988), qui mélange le giallo au mythe du Fantôme de l’Opéra, Angoisse sur la ligne (aka Minaccia d’amore aka Dial: Help, 1988), œuvrette fantastique où une jeune femme est poursuivie par une entité tapie dans le réseau téléphonique, pour un résultat un poil ringard mais qui préfigure bizarrement l’épouvante japonaise des années 2000, et enfin son dernier film conçu pour le cinéma, The Washing Machine (Vortice mortale, 1993), histoire post-Basic Instinct voyant un inspecteur enquêter sur une affaire de vrai-faux meurtre qui le met aux prises avec trois sœurs séductrices et cinglées.

    Mais à ce moment, notre auteur s’est déjà reconverti dans la télévision, qui va lui offrir d’importants succès dans le genre familial, comme la série générationnelle Ragazzi del muretto ou des véhicules pour la bonhomie de Bud Spencer. Un jour, nous nous pencherons peut-être sur tous les pans de sa carrière.

    Toutefois, ce qu’il faut sans doute retenir, c’est que la trajectoire de Ruggero Deodato a couvert l’intégralité de l’Histoire du cinéma populaire italien. Sa triste disparition signe donc la fin d’un monde, puisqu’un jour viendra où il ne restera plus aucun témoin direct de cette époque héroïque.

    – Par Gilles Esposito
    – Mad Movies* # 368

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    Disparu le 12 août 2022 et trop souvent considéré comme un mercenaire de Hollywood, Wolfgang Petersen était un cinéaste aussi imprévisible que passionnant à qui l’on ne doit rien moins que trois œuvres magistrales.

    Né en Allemagne sous le régime nazi, Wolfgang Petersen fait ses classes à la télévision où il enchaîne des épisodes de séries comme Tatort et des téléfilms abordant des sujets polémiques comme l’écologie ou le sexe chez les mineurs. Il va encore plus loin en 1977 avec La Conséquence, qui raconte en noir et blanc l’histoire d’amour impossible entre un détenu homosexuel joué par Jürgen Prochnow et le fils adolescent d’un gardien de prison. De quoi faire paniquer les diffuseurs, qui censurent les scènes les plus explicites quand ils ne refusent pas carrément de diffuser le film.

    Reste qu’il fait grand bruit à l’étranger, bénéficiant même d’une sortie au cinéma en France et aux États-Unis. Petersen a beau avoir déjà fait ses débuts sur grand écran trois ans plus tôt avec le thriller psychologique One or the Other of Us, c’est en 1981 qu’il explose avec Le Bateau (Das Boot), un vieux projet passé entre les mains de Don Siegel et John Sturges. Fils d’un officier de la Marine, il se plonge avec passion dans l’odyssée de ce sous-marin allemand durant la Seconde Guerre mondiale et dispose pour ce film du plus gros budget jamais alloué à une production teutonne.

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    Le chef mécano’ Johann (Erwin Leder) en pleine panade dans Le Bateau.

    Triomphe mondial en salles, Le Bateau est en partie financé par la télévision et sera diffusé par la BBC en 1984 sous la forme d’une minisérie deux fois plus longue que la version cinéma, Wolfgang Petersen puisant dans ces cinq heures d’images pour monter un director’s cut de 3 h 30 treize ans plus tard.

    Plusieurs fois nommé aux Oscars, le film fait de Jürgen Prochnow (qui interprète le commandant de bord suite au refus de Rutger Hauer) une star internationale et suscite l’admiration de Steven Spielberg, qui en parle comme l’un de ses films préférés et ne se prive pas de chanter les louanges de Petersen à Hollywood. Rien d’étonnant à cela : quelle que soit la version choisie, Le Bateau est un tour de force à la fois technique et humaniste qui prend aux tripes et le sommet jamais égalé du film de sous-marin – À la poursuite d’Octobre rouge et USS Alabama lui doivent beaucoup.

    Pas encore disposé à céder aux sirènes des studios US, Wolfgang Petersen reste dans son pays pour réaliser (en anglais) L**’Histoire sans fin** (The NeverEnding Story, 1984), adaptation d’un best-seller de fantasy pour enfants que son auteur qualifiera de monument de mauvais goût. Avec le recul, il n’a pas tort : si la magie pouvait opérer à l’époque, le dragon poilu aux oreilles de labrador, le Jabba en pierre, la tortue savante et le thème musical dégoulinant de Giorgio Moroder susurré par le chanteur de Kajagoogoo ont mal accusé le poids des ans.

    Mais en dépit d’un tournage compliqué (le jeune garçon qui incarne le héros est piétiné par son cheval, manque de se noyer et de perdre un œil) et un succès mitigé du film aux États-Unis, le film récolte 100 millions de dollars dans le monde. Pour Wolfgang Petersen, il est temps de franchir un nouveau cap.

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    Bastien (Noah Hathaway) et son dragon-labrador Falkor dans L’Histoire sans fin.

    Cap à l’Ouest !

    Il fait ses débuts à Hollywood pour la Fox en remplaçant au pied levé Richard Loncraine sur le tournage du film de science-fiction Enemy (1985) suite aux refus de Terry Gilliam. Des prises de vues effectuées par son prédécesseur, Petersen ne garde rien et fait construire de nouveaux décors aux studios de Bavaria à Munich, qui avaient servi de plateau à L’Histoire sans fin.

    Adaptée d’une nouvelle lauréate du prix Hugo par Edward Khmara (Ladyhawke, la femme de la nuit), l’histoire d’Enemy est assez atypique puisqu’elle raconte l’amitié qui se noue durant une guerre interstellaire entre un pilote de chasse terrien (Dennis Quaid) et un alien humanoïde à tête de reptile de la race des Dracs (Louis Gossett Jr.) après qu’ils se sont crashés sur une planète peu hospitalière. Leur relation va évoluer jusqu’à devenir presque conjugale, l’extraterrestre accouchant d’un petit Drac.

    Conspué à l’époque pour la naïveté de son discours humaniste à la Star Trek, Enemy apparaît aujourd’hui comme très moderne compte tenu de ses thématiques (racisme, colonialisme, théorie du genre) et possède un réel charme poétique appuyé par ses effets spéciaux old school, tout en restant un solide divertissement bourré de péripéties. Un film trop en avance sur son temps sans doute, comme en atteste son énorme flop au box-office. De quoi freiner la percée hollywoodienne de Wolfgang Petersen, qui ne repart au turbin que six ans plus tard en s’attaquant à un sous-genre alors très en vogue : le thriller domestique

    Un peu noyé au milieu d’autres productions similaires sorties la même année (Trahie, Pensées mortelles, Un baiser avant de mourir et l’excellent Les Nuits avec mon ennemi), Troubles (Shattered, 1991) s’intéresse à un architecte rendu amnésique par un accident de la route l’ayant obligé à subir une opération de chirurgie plastique (Tom Berenger) qui découvre peu à peu que sa femme (Greta Scacchi) lui ment sur son passé.

    Rien n’est vraiment crédible mais peu importe : Petersen, qui caressait l’idée de ce projet tiré d’une nouvelle depuis plus de dix ans, fait preuve d’un réel savoir-faire en matière de rythme et de suspense dans ce néo-noir au twist fort réussi dont le charme doit beaucoup à ses interprètes et à la chanson Nights in White Satin qui accompagne le score hypnotique d’Alan Silvestri. Mais le trop-plein de concurrence lui est fatal : Troubles marque un nouvel échec commercial pour Wolfgang Petersen.

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    Première rencontre électrique entre l’humain Willis Davidge (Dennis Quaid) et le Drac Jeriba Shigan (Louis Gossett Jr.) dans Enemy

    God Bless America

    Les studios continuent pourtant de voir Wolfgang Petersen un bon faiseur et la Columbia ne trouve rien à redire quand Clint Eastwood, qui vient d’effectuer un come-back fracassant en remportant quatre Oscars pour Impitoyable, le choisit pour réaliser Dans la ligne de mire (In the Line of Fire,1993).

    Alors âgé de 62 ans, l’acteur campe un agent des services secrets affilié à la protection du président des États-Unis qui ne s’est jamais remis de ne pas avoir pu sauver JFK lors de son assassinat à Dallas. À la veille de la retraite, il se retrouve confronté à un ancien tueur de la CIA (John Malkovich) qui menace d’abattre le président en fonction.

    Aussi dynamique dans l’action que retors dans la manière dont il développe la relation entre le héros et sa némésis, gentiment provocateur quand il parle des monstres à visage humain créés par le gouvernement, Dans la ligne de mire est un formidable thriller à la forme certes classique mais parfaitement maîtrisée, la nonchalance faussement désinvolte des films réalisés par Eastwood cédant ici la place à une narration plus alerte mais tout aussi soucieuse de ses personnages.

    Cette fois, c’est la bonne : énorme carton au box-office, nomination de John Malkovich aux Oscars, le film propulse Wolfgang Petersen dans la A-list. Prenant de vitesse The Hot Zone, projet de Ridley Scott avec Robert Redford, il met en scène Alerte ! (Outbreak, 1995), film-catastrophe visionnaire un temps envisagé pour Harrison Ford, Mel Gibson ou Sylvester Stallone dans le rôle principal, celui d’un officier de l’armée spécialisé dans les armes bactériologiques qui doit faire face à l’arrivée d’un virus mortel sur le territoire américain et qui met tout en œuvre pour empêcher ses supérieurs de raser la petite ville où il s’est propagé.

    Wolfgang Petersen se montre ravi quand le script est réécrit pour Dustin Hoffman car il n’a rien d’un héros d’action, ce qui rend l’issue de son combat d’autant plus incertaine. Tension allant crescendo, Donald Sutherland qui se régale en général fourbe et sanguinaire, agonies des victimes flirtant avec le body horror, poursuites en hélicos sur un score incendiaire de James Newton Howard, Alerte ! ne relâche pas la pression une seule seconde. Pour Wolfgang Petersen, c’est un nouveau succès commercial.

    De plus en plus courtisé, il se retrouve à bord de Air Force One (1997) avec Harrison Ford, qui reprend à peu de choses près le rôle de Jack Ryan qu’il tenait dans Jeux de guerre et Danger immédiat à ceci près qu’il est cette fois président des États-Unis (ce que deviendra Ryan dans les romans ultérieurs de Tom Clancy). Évacué alors que des terroristes ayant pénétré dans l’avion présidentiel prennent en otage sa famille et son staff, il reste à bord et contre-attaque avec fougue et férocité, mettant à profit son passé de vétéran décoré de la guerre du Vietnam.

    Patriotique jusqu’au délire, fréquenté par Gary Oldman en Russe psychopathe et aussi rocambolesque qu’un Steven Seagal (on peut d’ailleurs le voir comme une version cartoonesque du très estimable Ultime décision, sorti un an plus tôt), Air Force One séduit par sa générosité spectaculaire et la technique de plus en plus virtuose de Wolfgang Petersen, qui profite de l’occasion pour recruter son vieux camarade Jürgen Prochnow en général russe et lui offrir la meilleure scène du film, où on le voit libéré de prison au son des chœurs à la Prokofiev de Jerry Goldsmith. Avec 315 millions de dollars de recettes, le film est un véritable phénomène outre-Atlantique.

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    Le capitaine Billy Tyne (George Clooney) à tribord de l’image et le jeune Bobby Shatford (Mark Wahlberg) à bâbord dans En pleine tempête.

    Back to the sea

    Wolfgang Petersen décide alors de revenir au film-catastrophe avec une histoire vraie : celle du chalutier Andrea Gail, disparu en mer avec ses six membres d’équipage durant un terrible ouragan en 1991. Adapté du récit de Sebastian Junger par Bill Wittliff, le scénariste de Lonesome Dove et Légendes d’automne (rien que ça !), En pleine tempête (The Perfect Storm, 2000) n’a rien d’un blockbuster lambda et se rapproche beaucoup plus de ce que Wolfgang Petersen avait accompli sur Le Bateau.

    Le réalisateur est dans son élément et ça se sent. C’est avec une même justesse que sont évoquées la vie quotidienne des pêcheurs de Gloucester, Massachusetts (le tournage a lieu sur place), leurs relations parfois tendues lorsqu’ils sont en mer et la bravoure des gardes-côtes envoyés au secours des plaisanciers. Et c’est dans une atmosphère incroyablement funèbre et mélancolique que baigne tout le film, magnifiée par la beauté poignante de la musique de James Horner.

    De la puissance chorale de ses acteurs (George Clooney, Mark Wahlberg, John Hawkes, Diane Lane, William Fichtner, ils sont tous parfaits) à l’émotion brute, presque douloureuse, que déploient ses images, En pleine tempête rapporte encore plus qu’Air Force One et s’impose comme un véritable classique du cinéma américain dans ce qu’il a de plus noble et bouleversant, au même titre que Jusqu’au bout du rêve – intéressant dans la mesure où Kevin Costner refusa le rôle du capitaine du bateau de pêche confié à George Clooney.

    Après avoir brièvement travaillé sur un Batman vs. Superman avec Colin Farrell et Jude Law qui ne verra jamais le jour et décliné l’offre qui lui est faite de réaliser le quatrième opus des exploits de Jack Ryan La Somme de toutes les peurs, Petersen s’attelle au projet le plus ambitieux de sa carrière : Troie (Troy, 2004), une libre adaptation de L’Iliade que la Warner a décidé de financer suite au succès remporté par Gladiator.

    Rivaliser avec Ridley Scott exige de mettre le paquet : le studio débloque 185 millions de dollars, s’offre Brad Pitt en tête d’affiche et Wolfgang Petersen se lance dans la bataille, d’autant plus motivé qu’il avait refusé de réaliser Gladiator cinq ans plus tôt et qu’il s’en veut d’être passé à côté. Écrit par David Benioff, grand admirateur d’Homère et futur show runner de Game of Thrones, Troie connaît quelques problèmes lors de son montage : jugé à juste titre trop daté et trop écrasant, le score composé par Gabriel Yared est rejeté et James Horner, appelé en renfort, livre une nouvelle partition dans l’urgence.

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    Achille (Brad Pitt), prêt à en découdre dans Troie.

    Qui plus est, la violence du film pousse la production à tailler dans le lard et plusieurs scènes sont sacrifiées. Une situation assez comparable à celle que connaîtra Kingdom of Heaven un an plus tard. Heureusement, à l’instar de Ridley Scott, Petersen parvient trois ans plus tard à convaincre Warner de lâcher un million de dollars supplémentaires (il faut dire que la version salles en a rapporté près de 500) pour lui permettre de monter son director’s cut.

    Plus long de trente minutes et présenté au festival de Berlin, il est distribué en vidéo et c’est une révélation : le débarquement des troupes grecques sur la plage de Troie et la mise à sac de la cité, scènes déjà brutales dans le montage cinéma, deviennent une véritable boucherie. Décapitations, membres sectionnés, corps éventrés, gorges tranchées, femmes violées, bébés massacrés ou jetés dans les flammes, les guerriers pataugent jusqu’aux genoux dans des rivières de sang et Wolfgang Petersen en remet une couche avec des scènes beaucoup plus explicites.

    Nombre de personnages secondaires reviennent au premier plan (dont Sean Bean en Ulysse et Peter O’Toole en roi Priam), l’intrigue gagnant en complexité psychologique et la narration en fluidité. Porté par un Brad Pitt stupéfiant de charisme en Achille et traversé par un souffle épique assez sidérant, Troie est un péplum d’anthologie qu’il n’est pas interdit de trouver plus mémorable que Gladiator.

    Dix ans après Poséidon (2006), remake mécanique et sans saveur de L’Aventure du Poséidon qui fait naufrage au box-office, Petersen, 75 ans, retourne en Allemagne et signe Braquage à l’allemande, relecture pour le grand écran d’un téléfilm qu’il avait tourné au début de sa carrière. Gros succès outre-Rhin sorti chez nous en VOD l’année dernière, cette sympathique comédie policière sonne comme le retour aux sources d’un cinéaste n’ayant plus rien à prouver. La boucle est bouclée : il est désormais grand temps de redécouvrir la filmo du monsieur.

    Par Cédric Delelée

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    Stuart Gordon nous a quittés le 24 mars 2020 à l’âge de 72 ans. Il laisse derrière lui une œuvre unique, qui a marqué à jamais l’Histoire du cinéma fantastique. Pour lui rendre hommage, nous avons décidé de ressortir de nos archives un entretien inédit avec le maître, enregistré à l’occasion de Stuck (2007) et de la série Masters of Horror.

    Au sein de l’université du Wisconsin, le jeune Stuart Gordon et sa future épouse Carolyn Purdy montent la pièce de théâtre expérimentale The Game Show, où le public est directement visé par les comédiens et finit par se rebeller à chaque représentation. Quelques mois plus tard, ils récidivent avec une adaptation assez singulière de Peter Pan.

    « Notre version incluait une scène de nu » se souvient Gordon entre deux éclats de rire. « Et on s’est fait arrêter à cause de ça ! C’est vraiment arrivé ! Les comédiens n’étaient pas nus tout le temps, ce n’était que le temps d’une scène. C’étaient les années 60, et l’idée était de produire une satire politique. On a eu beaucoup d’ennuis, ma femme Carolyn et moi. On a failli passer dix ans en prison ! Heureusement, ils ont fini par nous laisser partir. » À leur libération, Gordon et Purdy fondent l’Organic Theater Company, qui joue entre autres la pièce Sexual Perversity in Chicago de David Mamet. Après dix années passées sur les planches, Gordon décide de se tourner vers le 7e Art.

    AU SERVICE DE LOVECRAFT

    Re-Animator sort en 1985 et provoque un électrochoc auprès des fans de cinéma d’horreur. Joli succès aux États-Unis, le long-métrage cartonne en France avec plus de 635.000 tickets vendus, une performance aidée par une sélection et un prix au Festival d’Avoriaz.

    « Quand je regarde en arrière, je me rends compte à quel point j’ai eu de la chance. La chance du débutant. Mon premier film a eu un succès inattendu. J’ai été formidablement bien entouré. Jeffrey Combs, Barbara Crampton et Bruce Abbott ont été des acteurs extraordinaires, mon producteur Brian Yuzna était prêt à prendre des risques et à parier sur moi. C’était aussi sa première grande production, donc c’était aussi un saut dans le vide pour lui. J’avais aussi un excellent directeur de la photographie, Mac Ahlberg. Je l’appelais « le professeur » : je n’avais jamais suivi de cours de mise en scène, donc il m’a appris comment faire un film. Vraiment, j’ai eu de la chance. »

    S’il laisse les rênes des deux autres Re-Animator à Yuzna, Gordon continue d’adapter Lovecraft avec From Beyond : aux portes de l’au-delà en 1986, coproduit par Charles Band, mis en musique par Richard Band et interprété par les excellents Jeffrey Combs et Barbara Crampton. Si le film est bien inférieur à Re-Animator, il est aujourd’hui considéré comme un objet extravagant et culte, en particulier dans sa version director’s cut. Après avoir signé le jouissif et très inventif Dolls – les poupées en 1987, où sa femme interprète une mégère qui se fait tuer à deux reprises, Gordon adapte Le Puits et le pendule d’Edgar Allan Poe en 1991, avec Lance Henriksen en tête d’affiche. Il revient en territoire lovecraftien avec Dagon en 2001, dont les mécanismes scénaristiques semblent adapter les jeux de rôle lovecraftiens autant que le livre du Reclus de Providence.

    « C’est un pur hasard. À vrai dire, je ne connaissais même pas l’univers des jeux de rôle quand j’ai tourné Dagon ; je les ai découverts des années après. J’ai fini par rencontrer des joueurs aguerris et j’ai trouvé nos échanges très intéressants, car ils connaissaient tous les détails des monstres de Lovecraft mais n’avaient jamais lu les histoires d’origine ! Je me rends compte maintenant que la structure et les mécanismes de Dagon sont très proches des jeux de rôle. On m’a dit aussi qu’un épisode des jeux Resident Evil ressemblait énormément au film (il s’agit de Resident Evil 4, sorti au début des années 2000 sur Gamecube et PlayStation 2 – NDR). »

    À la fin des années 2000, Gordon affirme qu’il n’en a pas encore fini avec H.P. Lovecraft.

    « Je travaille sur une nouvelle adaptation en ce moment même, d’après Le Monstre sur le seuil. C’est l’une des meilleures histoires de Lovecraft, mais c’est surtout – croyez le ou non – un récit très intime, qui parle de relations humaines. C’est différent de ce que j’ai pu tourner par le passé. Ce qui est sûr en revanche, c’est que je ne pourrai jamais réaliser le quatrième épisode de Re-Animator. Ça me déçoit. On aurait déjà dû le tourner après toutes ces années, mais nous avons laissé passer notre chance. Trouver les financements a été très difficile, parce que les gens ont peur de ce sujet. L’administration Bush a réveillé les consciences conservatrices. On aurait dû faire ce film en 2005, juste après Beyond Re-Animator de Brian Yuzna. Mais maintenant je crois que c’est trop tard. »

    Pour des raisons obscures, Gordon n’aura pas plus de succès avec Le Monstre sur le seuil, le projet rejoignant Les Montagnes hallucinées de Guillermo del Toro au panthéon des grandes adaptations avortées de Lovecraft.

    UN PIED DANS LA SF

    Si sa carrière dans l’horreur semble le définir, Gordon garde un penchant très affirmé pour la science-fiction. En 1989, il réalise le film de robots géants Robot Jox, ancêtre de Pacific Rim servi par de jolis effets visuels en stop motion signés David Allen (Le Secret de la pyramide, Willow). Cette série B est d’un kitsch absolu mais possède aussi un sacré charme, dû à la fois à la candeur de Gordon et à un concept furieusement original.

    « Ce qui compte avant tout pour moi, c’est l’histoire. J’aime aborder différents domaines. Je pense que si l’on reste bloqué trop longtemps dans un genre, on finit par s’ennuyer et le public le ressent. Les spectateurs vont se fatiguer, à la longue. C’est donc important pour moi de varier les plaisirs et de ne pas me répéter. Si l’histoire est bonne et surprenante, si je ne l’ai jamais vue auparavant, je suis intéressé par le projet. »

    Sorti en 1992, Fortress est une autre série B high concept à l’actif de Stuart Gordon, mais bénéficie cette fois-ci d’un casting quatre étoiles : Christophe Lambert, Kurtwood Smith (le légendaire Clarence Boddicker de RoboCop), Jeffrey Combs et Vernon Wells (Mad Max 2 : le défi, Commando et L’Aventure intérieure).

    En 1996, Space Truckers permet à Gordon de diriger Charles Dance (Alien3, Game of Thrones), Dennis Hopper (tout juste sorti de Speed et Waterworld), ainsi que Stephen Dorff, dont la carrière vient de décoller grâce à La Puissance de l’ange et La Nuit du jugement.

    « J’espère que tous ces comédiens ont accepté de collaborer avec moi sur la base de mon travail. J’adore les acteurs, et il y a beaucoup de gens talentueux parmi eux. Je travaille toujours avec des comédiens qui ont le sens de l’aventure. Ceux qui n’ont pas peur de prendre des risques. C’est très excitant d’avoir un acteur qui vous inspire, et vous donne envie de faire de votre mieux au jour le jour. »

    ÉQUILIBRE BUDGÉTAIRE

    On pourrait croire que le style visuel très brut et le format étroit souvent employés par Gordon correspondent à des choix créatifs conscients, mais ils ont selon lui été imposés par des limites budgétaires rencontrées de film en film.

    « J’aime le Cinémascope, je l’ai déjà utilisé dans Space Truckers. Mais quand on travaille en Scope, tout est plus lent sur le plateau que si on utilisait du 1.85. Il faut plus de lumière, l’installation demande plus de temps, donc plus d’argent. Pour ce qui est de mon style, j’essaie d’être le plus subjectif possible. Je veux que le public ait l’impression d’être dans le film ; ça a toujours été mon but. Évidemment, j’ai appris avec mes films de science-fiction que le budget est une donnée primordiale pour ce type de projet. Ironiquement, les plus gros budgets de ma carrière ont été ceux de Fortress, Robot Jox et Space Truckers. Ce dernier a coûté 25 millions de dollars, mais au final, on a essayé de trop en faire ; je voulais voir à quel point je pouvais exploiter chaque centime à l’écran. Je suis très fier de Robot Jox, en particulier aujourd’hui, avec la sortie des films Transformers. J’ai fait ce film dans les années 1990, et il a fallu attendre tout ce temps avant que Hollywood ait l’idée de tourner un nouveau film de robots géants. »

    Stuart Gordon aurait-il pu s’épanouir dans les conditions de production d’un blockbuster hollywoodien ? On se permet d’en douter.

    « Il faut faire attention à ne pas se vendre au système. Ce qui est bien avec les petits budgets, c’est qu’on me laisse toujours le final cut. Je peux faire le film que j’ai en tête. Il y a très peu d’interférences de la part des producteurs. Quand on travaille pour un gros studio, on se retrouve soudain à devoir négocier avec vingt personnes différentes, et toutes vous disent ce que vous devez faire. Le film est en fait réalisé en comité. Il faut trouver le bon équilibre. »

    En 1988, le réalisateur manque de peu de se retrouver à la tête d’une superproduction financée par Walt Disney : Chérie, j’ai rétréci les gosses, dont il a lui-même développé l’histoire main dans la main avec Brian Yuzna. Une lourde maladie frappe toutefois le cinéaste à quelques semaines du tournage, et face à la pression des assurances, il doit jeter l’éponge. Joe Johnston récupère le projet au vol, au grand bonheur de Disney.

    En 1993, Gordon participe de nouveau à un énorme film de studio, cette fois-ci chez Warner Bros. D’après un traitement de Larry Cohen, il cosigne avec Dennis Paoli (son coscénariste de Re-Animator et From Beyond) le script de Body Snatchers, l’invasion continue d’Abel Ferrara, fabuleux thriller de SF qui semble avoir été réalisé par John Carpenter en personne. Cette carrière en dents de scie amène Gordon à pondre la série Z Castle Freak en 1995, qui malgré la participation de Jeffrey Combs et une influence évidente d’Edgar Allan Poe reste à ce jour son long-métrage le plus faible. Gordon se rattrape l’année suivante en écrivant, toujours avec Paoli, le scénario du Dentiste, dont s’empare son ami Brian Yuzna.

    RÉ-ORIENTATION

    Au début des années 2000, la carrière de Stuart Gordon fait un virage à 90 degrés, et troque l’horreur baroque d’autrefois contre des faits divers glauques mais ancrés dans le réel.

    « C’est vrai que mes trois derniers films marquent une nouvelle direction dans mon travail. C’est parce que j’ai commencé à réaliser une chose : ce que les gens se font les uns aux autres est beaucoup plus horrible que tout ce que vous pouvez inventer. »

    D’une violence froide et déstabilisante, King of the Ants illustre parfaitement les angoisses de Gordon. Le film a droit à une jolie tournée dans les festivals du monde entier en 2003, avant de sortir de façon assez confidentielle sous forme de direct-to-video.

    « Contrairement à ce qu’on pense, mes derniers films ont rencontré un certain succès. King of the Ants a coûté si peu d’argent qu’il a largement remboursé l’investissement de départ. Je n’ai pas fait fortune avec ce film, mais personne n’a rien perdu, en tout cas. Je crois que la même situation s’est répétée pour la plupart de mes longs-métrages. Ce qui ne rend pas les choses plus faciles pour autant. Cela fait plus de 20 ans que je fais ce métier, et c’est aussi compliqué aujourd’hui que ça l’était à l’époque de Re-Animator. Les sujets que j’aime aborder sont hors normes, et j’imagine que ça n’aide pas. Les producteurs me demandent souvent : « À quel film ça va ressembler ? ». Je me gratte la tête pour trouver un succès auquel ils pourraient se raccrocher, mais je ne trouve jamais rien. Edmond, par exemple, n’a aucun équivalent. »

    Monté avec l’appui de vingt producteurs différents répartis sur douze compagnies, pour un budget final de deux millions de dollars, Edmond est effectivement un objet filmique non identifié, qui marque les retrouvailles entre Gordon et l’auteur David Mamet.

    « Je trouvais déjà que la pièce de théâtre de Mamet était très cinématographique : on suit ce personnage à travers de nombreux décors. Quand ma fille a vu le film, elle m’a dit que ça lui faisait penser à Alice au pays des merveilles. Chaque lieu dans lequel il entre est un nouveau monde. Le texte est donc taillé pour le cinéma, à mon avis. J’ai essayé de faire des choses assez spécifiques avec ce projet. Dans la pièce, le héros va voir une liseuse de bonne aventure, qui lit dans la paume de sa main. J’ai préféré utiliser des cartes de tarot, parce que c’était à mon avis plus intéressant d’un point de vue visuel. Mais pour le reste, je dois créditer monsieur Mamet. Son script avait une dimension très onirique. Le personnage était quelque part à un moment, et ailleurs la minute d’après. Il regarde les cartes de tarot, puis dans le plan suivant, il regarde son assiette, et on se rend compte qu’il est en train de dîner chez lui. C’est comme ça que fonctionnent les rêves. Soudain, on se retrouve ailleurs et on ne sait pas comment on est arrivé là. Ça m’a aidé à définir le style visuel du film. C’est surréaliste, d’une certaine manière. »

    LA VALSE DES ÉGOÏSTES

    En 2007 sort l’ultime long-métrage de Stuart Gordon, Stuck – instinct de survie, une formidable satire sociale où une infirmière bien sous tous rapports heurte en voiture un vieil homme désœuvré, qui finit coincé dans son pare-brise. Plutôt que d’appeler les secours, la jeune femme décide d’enfermer le blessé dans son garage, en attendant de trouver une solution à l’affaire.

    Porté par les performances de Mena Suvari et Stephen Rea, Stuck impressionne par le nihilisme de son propos et par le cynisme de son personnage principal, reflétant l’ultra individualisme de l’Amérique de Bush.

    « Je pense que les films doivent toujours commenter la société dans laquelle ils ont été tournés. Stuck parle de la fin des années 2000 ; il s’agit d’une époque très égoïste. Les gens ne s’aident plus, ils ne pensent qu’à servir leurs propres intérêts. Ils vivent dans une bulle, fermés sur eux-mêmes. On ne peut même plus exprimer de la compassion ou de l’intérêt vis-à-vis des autres sans passer pour un imbécile, un faible ou un perdant. Stuck s’inspire d’un fait divers qui s’est produit il y a quelques années. C’était dans les journaux, et je n’arrivais pas à croire ce que j’étais en train de lire. On ne pouvait pas imaginer un truc pareil, c’était trop étrange. Une femme connue pour être aimante, qui s’occupait de personnes âgées dans une maison de retraite, ne pouvait pas faire quelque chose comme ça. Qu’est-ce qui la pousserait à agir de la sorte ? C’est ça qui m’a intrigué. »

    Il y a fort à parier que l’élection de Trump et ses conséquences dramatiques sur la société américaine aient inspiré à Stuart Gordon quelques concepts mordants ; il n’aura hélas pas eu le temps de les porter à l’écran.

    SOURCE: Mad Movies - 12/06/2020