• 1 Votes
    1 Messages
    35 Vues

    Disparu pendant les fêtes à l’âge de 83 ans, l’italien a la langue bien pendue restera pour beaucoup comme l’homme de l’œuvre-monstre Cannibal Holocaust. Mais celle-ci est l’arbre qui cache la forêt d’une riche filmographie comptant de nombreux titres méritant de ne pas tomber dans l’oubli.

    Beaucoup de cinéastes ont vu leur nom attaché pour l’éternité à un unique film. Mais peu ont eu un rapport aussi ambivalent à l’œuvre en question. Ruggero Deodato n’avait de cesse de souligner l’importance historique de son fameux Cannibal Holocaust (1980), comme nous l’avons constaté en le croisant plusieurs fois dans des festivals. Dès que des titres comme Le Projet Blair Witch ou [Rec] arrivaient sur le tapis, il pointait orgueilleusement le doigt vers sa poitrine, l’air de dire qu’il avait créé le principe du found footage avant tout le monde. Ce qui, d’ailleurs, est tout à fait exact.

    Pour autant, son œil se faisait attentif quand vous lui parliez d’un de ses longs-métrages qui n’avait rien à voir avec l’anthropophagie. Et si vous lui disiez que son meilleur film sur le sujet était en fait le premier, Le Dernier monde cannibale (Ultimo mondo cannibale, 1977), il vous envoyait carrément des baisers avec les doigts car il faut l’affirmer avec force : Le Dernier monde…. est le chef-d’œuvre du regretté Ruggero, Tourné loin de toute civilisation, en plein cœur de la forêt pluviale, il accorde une authenticité saisissante à l’histoire d’un occidental qui tombe entre les mains de Papous quasi préhistoriques, Humiliations, nourritures répugnantes et autres joyeusetés servent à un modèle du genre « film de survie », culminant dans une évasion finale compliquée par la présence non loin d’une tribu rivale, composée de mangeurs d’hommes, Le cinéma d’aventures est ainsi poussé dans ses ultimes retranchements, tandis que grottes et forêts vierges donnent lieu à une réelle splendeur visuelle.

    – Deodato sur le tournage de Cannibal Holocaust

    L’IDÉE QUI TUE

    Tourné dans des conditions plus confortables, Cannibal Holocaust est plus ingrat à plusieurs niveaux. Seulement voilà : il recèle l’idée qui tue. Spécialisés dans les documentaires crapoteux, des reporters sans scrupules disparaissent en Amazonie. Une expédition part à leur recherche, mais ne trouve que des villageois méfiants et des boîtes de pellicule. . . Le visionnage de ces dernières fait éclater l’incroyable vérité : pour forger un faux scoop, les documentaristes ont horriblement maltraité les Indios jusqu’à ce que ceux-ci les tuent et les dévorent afin d’exorciser les tourments infligés par ces démons blancs…

    L’impact de ce film dans le film sera considérable, y compris dans la réalité, En Italie, Cannibal Holocaust est saisi par les autorités, et Deodato est poursuivi. pour avoir vraiment massacré ses comédiens. Et le procès continuera alors même que des acteurs bien vivants sont invités sur les plateaux de talk-shows télévisés. La justice ne veut plus lâcher le réalisateur, qui finira par être condamné au motif de la cruauté envers les animaux. Il s’en défendra en disant qu’il s’est contenté de filmer des dépeçages qui sont dans les habitudes des autochtones.

    En tout cas, si la carrière du film est compromise en Italie, il n’en est pas de même dans le reste du monde, où le scandale assure un succès tonitruant. Pour autant, nombreux sont ceux qui diront que Deodato est moins un réalisateur qu’un charlatan. Nous leur répondrons ainsi : l’ami Ruggero s’est en fait livré à une sorte de mise à mort du cinéma, symbolisée à l’écran par l’image devenue emblématique d’une sculpture primitive agrégeant une caméra et des ossements humains. En effet, la plupart des films fonctionnent en crescendo, alignant des morceaux de bravoure de plus en plus sophistiqués techniquement. Dans Cannibal Holocaust, c’est le contraire : la forme se fait toujours plus rudimentaire. Et à la fin, il n’y a plus que des plans tremblotants et non raccordés, jusqu’à ce que le supplice du dernier opérateur soit enregistré par une caméra tombée à terre et qui continue de tourner.

    C’est là que le cinéaste accomplit son projet : prendre le sensationnalisme à son propre piège, pour épingler la recherche du scoop à tout prix. Toutefois, ce coup de semonce sera un tantinet encombrant pour Deodato. Il n’y a qu’à voir les propos contradictoires qu’il tenait à propos d’Amazonia : la jungle blanche (aka Inferno in diretta aka Cut and Run, 1984). Parfois, il se félicitait d’avoir employé un truc proche de celui de Holocaust, en intégrant au montage des images envoyées via satellite par des personnages de journalistes.

    Parfois, il reprochait aux producteurs de l’avoir forcé à imiter son film le plus célèbre alors que le projet de départ était tout différent, Quoi qu’il en soit, le résultat, qui fait inter venir des trafiquants de drague et une secte hippie liée aux indigènes du coin, est une bande d’action plaisante, constituant un honorable dernier volet pour ce qu’on appellera bientôt « la trilogie Cannibale »

    Et de toute façon, Deodato finira par se rendre à l’évidence. Bien qu’il ait toujours affirmé avoir peu de goût pour le fantastique, ou même l’horreur, il semble avoir accepté que Cannibal Holocaust était tout simplement celle de ses œuvres qui avait marqué le plus le public. Sur le tard, il est ainsi devenu un invité régulier des festivals de cinéma fantastique, tout en faisant des apparitions clins d’œil dans divers films - tel le Hostel - chapitre II d’Eli Roth, où on le voit se délecter de tranches de jambon de Parme à base de chair humaine.

    Enfin, il reprendra l’astuce des différents types d’images dans son tout dernier long-métrage, Ballad in Blood (2016). Des vidéos issues d’Internet et des réseaux sociaux y servent en effet à reconstituer le puzzle d’un fait divers clairement inspiré de la fameuse affaire Amanda Knox, accusée du meurtre d’une étudiante au cours d’une soirée agitée dans la cité universitaire de Pérouse. Rappelons également le projet longtemps annoncé d’un Cannibal Holocaust 2, qui devait redoubler la mise en abyme en menant ses personnages sur les lieux du tournage de l’opus original, dont ils retrouvaient les figurants y compris la fille qui s’était jadis prêtée au traumatisant effet spécial de l’empalement. Une suite qui restera donc lettre morte.

    FAUX DÉPARTS

    L’autre point sulfureux de la carrière de Deodato nous ramène quelque 60 ans en arrière, à l’époque où il était assistant-réalisateur. On connaît la coïncidence amusante qui l’a fait rentrer dans le cinéma un peu par hasard : le jeune Ruggero était pote de lycée avec le fils de Roberto Rossellini, le pape du néoréalismeitalien, et il a ainsi débuté comme assistant du paternel. Toute sa vie, il se revendiquera d’ailleurs du réalisme rossellinien - hélas, sans jamais expliquer en détail cette influence. Cependant, l’expérience fondatrice paraît être plutôt son travail auprès de deux cinéastes populaires, Sergio Corbucci et Antonio Margheriti.

    Au second, Deodato semble avoir donné un coup de main appréciable dans les années 1965-66, quand il s’est agi de tourner simultanément quatre longs métrages de science-fiction commandités par la télévision américaine. Auparavant, son patron étant occupé sur un autre film, le jeunot avait dirigé tout seul une bonne partie de La Terreur des Kirghiz (Ursus, il terrore dei kirghisi, 1964), étrange péplum fantastique où un monstre hideux ouvrait sur une thématique à la Jekyll & Hyde.

    Grand seigneur, Margheriti fera plus tard reconnaître la coréalisation dans des documents officiels, les choses ne se passeront pas aussi bien avec Corbucci, Deodato avait pourtant tenu un petit rôle dans son film I Ragazzi dei Parioli (1959), à une époque post-adolescente où il hésitait encore entre une vocation de pianiste et une carrière d’acteur. Mais de son boulot d’assistanat pour « l’autre Sergio », il gardera un souvenir amer.

    Le litige concerne avant tout la genèse du fameux Django (1966), qui donnera lieu à un tas d’interviews contradictoires dans les suppléments de DVD et Blu-ray. Même s’il attribuait à Corbucci l’idée géniale d’un Django traînant un cercueil qui dissimule une mitrailleuse, Deodato revendiquait l’idée du village délabré et boueux. En outre, il affirmait avoir réalisé lui-même tous les extérieurs tournés en Espagne. D’autres témoins, la veuve Corbucci en tête, ont contesté ces propos avec véhémence, prétendant même que le petit Ruggero n’était qu’un vague stagiaire. Déclarations peu sérieuses : à l’époque, il était un premier assistant très couru. Même si on ne prête pas foi à toutes les allégations du réalisateur, on peut donc estimer qu’il a fourni un certain apport créatif à ce titre majeur du western transalpin. Et aussi, comprendre le dépit qu’il a ressenti quand le producteur ne lui a pas confié la direction du film suivant.

    d04a6040-1f76-4880-8541-5e9c2ff3b991-image.png
    – Franco Nerro dans le Django de 1966

    La chose est d’autant plus cruelle que la carrière de réalisateur de Deodato connaîtra de nombreux faux départs. Dans les années 1968-69, il essuie les plâtres avec des engagements peu enthousiasmants, comme des comédies musicales avec la vedette yéyé Little Tony ou encore le piteux Phénoménal et le trésor de Toutankhamon, film de justicier costumé à l’intrigue quasi incompréhensible. De cette première période, on retiendra surtout deux sympathiques divertissements sexy : Gungala, la panthère nue, aimable histoire de sauvageonne dans la jungle, et Zenabel (aka Faut pas jouer avec les vierges), fantaisie médiévale au féminisme bienvenu.

    L’expression « première période » est cependant à prendre au pied de la lettre, car l’amico Ruggero abandonne ensuite le cinéma… pour des raisons matrimoniales. En effet, sur le tournage du film touristico-musical Vacanze sulla costa smeralda, il a rencontré la jeune actrice Silvia Dionisio, qu’il a épousée peu après. Or, la belle devient bientôt une assez grosse vedette, au point que Deodato n’est plus sollicité que dans l’espoir d’avoir sa femme à l’affiche. Il se rabat donc sur le petit écran, où il tourne des anthologies policières qui dynamitent l’approche pépère du suspense dont la télévision italienne avait l’habitude. Et en parallèle, il réalise des palanquées de spots publicitaires - une activité qu’il conservera pendant des décennies.

    Toutefois, le mariage est plein de surprises. Un jour, la Dionisio décide d’imiter ses concurrentes en sacrifiant elle aussi à la mode du cinéma érotique. Son époux accepte, mais insiste pour réaliser la chose lui-même. Ce sera Ondata di piacere (1975), thriller nihiliste où deux couples de classes sociales très différentes se livrent à des jeux pervers et mortels à bord d’un yacht. Pour les mêmes producteurs, Deodato embraye immédiatement sur ce qui sera l’un de ses meilleurs films, le furieux Uomini si nasce poliziotti simuore (1976)

    L’heure est alors au polar ultra violent, spéculant sur la délinquance incontrôlable qui sévit en Italie. Mais la différence est qu’ici, le tandem de flics est au moins aussi timbré que les voyous : les deux jeunes inspecteurs s’affranchissent de toutes les procédures, ailant jusqu’à buter des suspects désarmés. Et leur rage se transmet à la mise en scène, si l’on en juge par une poursuite motorisée dantesque, captée en plein trafic au mépris des plus élémentaires mesures de sécurité. Complètement irresponsable à la fois devant et derrière la caméra, le résultat n’en est pas moins un mets de choix, même s’il vaudra à son auteur ses premiers ennuis avec la censure.

    1e745ce8-7924-493c-a3e4-da06aa35fc87-image.png

    LA FIN D’UN MONDE

    Au rayon des réussites, on ajoutera La Maison au fond du parc (La Casa sperduta nel partco, 1980), habile variation sur La Dernière maison sur la gauche de Wes Craven, dont on retrouve l’acteur principal, David Hess. Le ténébreux est ici l’une des deux petites frappes que de riches New-yorkais invitent à une soirée pour se payer leur tête, Évidemment, la sauterie vire à la prise d’otages puis, à force d’estafilades au rasoir et autres actes dérangeants, atteint le niveau d’une véritable danse macabre. Nous avouerons aussi un faible pour le croquignolet Les Prédateurs du futur/Atlantis Interceptors (aka Predatori di Atlantide aka Raiders of Atlantis, 1983), qui mêle gaillardement ambiance madmaxienne, réémergence d’un continent englouti et aventures à la Indiana Jones.

    Cependant, le cinéma populaire italien est alors en train de péricliter. Un sursis lui est accordé par les productions internationales de la Cannon, qui permettent à Deodato de réaliser Les Barbarians (1987), amusant film d’heroic fantasy qui a dû lui rappeler ses débuts dans le péplum. Dans la foulée, Golan et Globus envisagent même de lui confier un Spider-Man, mais la faillite retentissante de leur firme enterrera le projet.

    Bon an mal an, le cinéaste engrange néanmoins des péloches qui feront le bonheur des salles de quartier puis des vidéoclubs. Citons en vrac : SOS Concorde (Concorde Affaire “79, 1979), qui évite les poncifs du film catastrophe en optant pour le thriller d’espionnage industriel, Body Count (Camping del terrore, 1986), honnête imitation de slasher américain, Le Tueur de la pleine lune (Un delitto poco comune, 1988), qui mélange le giallo au mythe du Fantôme de l’Opéra, Angoisse sur la ligne (aka Minaccia d’amore aka Dial: Help, 1988), œuvrette fantastique où une jeune femme est poursuivie par une entité tapie dans le réseau téléphonique, pour un résultat un poil ringard mais qui préfigure bizarrement l’épouvante japonaise des années 2000, et enfin son dernier film conçu pour le cinéma, The Washing Machine (Vortice mortale, 1993), histoire post-Basic Instinct voyant un inspecteur enquêter sur une affaire de vrai-faux meurtre qui le met aux prises avec trois sœurs séductrices et cinglées.

    Mais à ce moment, notre auteur s’est déjà reconverti dans la télévision, qui va lui offrir d’importants succès dans le genre familial, comme la série générationnelle Ragazzi del muretto ou des véhicules pour la bonhomie de Bud Spencer. Un jour, nous nous pencherons peut-être sur tous les pans de sa carrière.

    Toutefois, ce qu’il faut sans doute retenir, c’est que la trajectoire de Ruggero Deodato a couvert l’intégralité de l’Histoire du cinéma populaire italien. Sa triste disparition signe donc la fin d’un monde, puisqu’un jour viendra où il ne restera plus aucun témoin direct de cette époque héroïque.

    – Par Gilles Esposito
    – Mad Movies* # 368