[Critique] Mad Fate & City Of Darkness (Soi Cheang)
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Les voies langoureuses de la distribution française nous gratifient à un mois d’écart des deux derniers films du Hongkongais Soi Cheang. Du côté de Carlotta, Mad Fate, thriller horrifique se jouant de la notion de destin ; de celui de Metropolitan, City of Darkness, lancement d’une saga martiale digne de tous les superlatifs. Oubliez les matchs estivaux préfabriqués post- Barbie vs Oppenheimer : le box-office peut ronronner tant qu’il veut, pour ce qui est de l’artistique: la compétition est déjà pliée.
Très exactement un an en arrière, à l’occasion de la sortie de Limbo en salles françaises, Soi Cheang concluait son interview carrière dans ces mêmes colonnes en évoquant la survie du cinéma de Hong Kong, dans un contexte où la mainmise de la Chine continentale sur les affaires courantes ne cesse de s’accentuer.
La question de l’avenir, toute l’industrie l’a en tête depuis quatre-cinq ans. Une chose est sûre : il faut continuer, reprendre le flambeau et faire des films ; ne pas se reposer sur des souvenirs et trouver de nouveaux paradigmes.
Dont acte dans nos gueules. Lorsqu’il prononce ces mots, Mad Fate est sorti deux mois plus tôt sur les écrans hongkongais, et la postproduction de City of Darkness bat encore son plein. Le premier film se pose comme une dérivation foutraque de ces polars produits par la société de production de Johnnie To et Wai Ka-Fai, Milkyway Image ; un miroir déformé de son Accident (2009) où l’ironie dramaturgique serait devenue incontrôlable.
Le second est un blockbuster à l’échelle locale, l’'adaptation ambitieuse d’une œuvre culte ancrée dans l’histoire hongkongaise, avec un casting de stars, des scènes d’action épiques et un lyrisme romantique proche de la saga SPL, dont l’instigateur Wilson Yip se retrouve d’ailleurs à la production.
Soi Cheang honore sa parole et livre deux films audacieux, à rebours des standardisations esthétiques et thématiques en vigueur à Hong Kong. Cette audace paie. Mad Fate remporte un succès tout à fait honorable avant de repartir avec les statuettes du Meilleur Montage, Meilleur Scénario et Meilleur Réalisateur au Hong Kong Film Awards 2024. Quinze jours à peine après la cérémonie, City of Darkness électrise le box-office local puis s’affiche en Séance de Minuit au Festival de Cannes. Il serait présomptueux d’imaginer que ces plébiscites pourraient freiner à eux seuls le processus de vampirisation progressive de la production cinématographique hongkongaise par la férule chinoise, tel qu’il se dessine avec de plus en plus de netteté d’année en année, au diapason de la mise au pas politique de l’archipel.
Il serait tout aussi malvenu, pour quiconque a passionnément aimé ce cinéma, de ne pas foncer voir ces deux films sur grand écran, de ne pas exulter devant ces ébouriffantes rémanences de Zumba psychotronique made in HK.
– Le maitre (Gordon Lam) et Siu Tung (Lokman Yeung) à quelques scènes du climax barjo de Mad Fate.DON’T F**K WITH CATS
Les traumatisés de Limbo (Voir la critique et l’interview de Soi Cheang) ne seront pas dépaysés par Mad Fate. Les ruelles insalubres de Hong Kong sont toujours cinglées par une pluie irréelle, les femmes s’exposent toujours à la barbarie des psychopathes, et l’exceptionnel Gordon Lam rempile dans le premier rôle. Il joue cette fois-ci un maître de feng shui, à la fois frappé d’un don de prescience troublant et d’une possible hérédité psychopathologique. Un tueur en série s’attaque à une joueuse endettée de sa connaissance, mais il arrive hélas trop tard pour empêcher l’'irrémédiable. C’est le moment que choisit un jeune livreur torturé, traversé de pulsions morbides, pour s’inviter dans son existence. Le maître va s’employer corps et âme à l’éloigner du passage à l’acte homicide en jouant sur son environnement, ses attitudes et son karma. Ces deux personnages instables endossent tour à tour la fonction de moteur du récit, et embarquent de fait le film dans une narration erratique, où l’effroi, l’émotion et le décalage comique tentent chacun de surnager au milieu du chaos ambiant. Le scénario comme la mise en scène s’arrangent avec malice d’un récit en marabout de ficelle. Tout peut être considéré comme un signe transcendantal et totalement désamorcé dans la séquence suivante, tout ne tient qu’à un fil et menace de s’écrouler à tout moment.
C’est d’ailleurs ce qui se produit, à de multiples reprises, dans des scènes de poursuite et de tension d’une intensité volontiers éprouvante (amis des chats, fuyez), avec pour apothéose un climax tirant vers le fantastique, dont le moindre élément prête à confusion. Cheng Siu-Keung, directeur de la photographie des plus grands films de Johnnie To et Waïi Ka-Fai, joue en permanence avec la luminosité et les textures pour figurer le mental bouillonnant des protagonistes, noyés dans les néons et écrasés sous des cieux malades. Mad Fate juxtapose la lumière aux ténèbres, la chaleur à la pluie, des extérieurs d’une beauté insaisissable - comme cet imposant cimetière où les personnages viennent traquer une éventuelle malédiction - à des intérieurs de zonards.
Rien ne devrait tenir et pourtant tout coule avec une forme d’élégance crasseuse. Ces personnages désaxés, rongés par la souffrance et leurs démons, deviennent des compagnons de route dont la lutte contre la fatalité touche au sublime et au pathétique dans un même élan. D’un bout à l’autre du récit, Mad Fate entretient le doute sur l’enchaînement des événements, détourne les résonances mystiques et spirituelles en stratagèmes narratifs débusquant l’humanité enfouie de ses protagonistes. Sans surprise, le scénariste Yau Nai-Hoi a coécrit le script de Running on Karma de Johnnie To et Waï Ka-Fai (2003), lointain cousin de Mad Fate suivant des transfigurations dramatiques comparables. Vingt ans et un changement de société profond séparent ces deux films, pourtant, ils partagent une générosité bordélique dans leur mélange des genres tous azimuts, des acteurs investis et des mises en scène incisives, une capacité à ménager extrême violence et sensibilité à cœur ouvert, tout en ne ressemblant qu’à eux-mêmes. Autant de caractéristiques propres à l’âme cinématographique hongkongaise.
FRACTURE DE LA KOWLOON
City of Darkness s’attaque de son côté à un emblème disparu de la ville, source intarissable de récits et de fantasmes. Asile des réfugiés, des camés, des triades et de tous ceux qui ne pouvaient pas se permettre de vivre ailleurs, la citadelle de Kowloon a muté au fil de la seconde moitié du XX° siècle en bidonville de bric et de broc, à la densité de population intenable : dans les années 1980, 50.000 personnes s’y partageaient moins de trois hectares et une quinzaine d’étages. Long Arm of the Law de Johnny Mak (1984) et Bloodsport de Newt Arnold (1988) ont réussi à y pénétrer et à filmer quelques images à la volée dans ses invraisemblables cursives de tôles bancales ; Crime Story de Kirk Wong (1993) a incorporé des images de sa destruction à son final ; la science fiction s’en est approprié le design pour figurer les futures concentrations urbaines massives. Le manhua City of Darkness d’Andy Seto et Yu Er en fait le lieu d’affrontements homériques entre voyous au look flashy, dont la direction artistique du film de Soi Cheang garde de beaux restes. L’auteur a souhaité développer l’importance de la citadelle dans le récit, tant pour le cadre saisissant qu’elle lui offre que pour donner vie à une population dont la culture populaire s’échine à ne retenir que le caractère interlope. Le cœur du film repose sur un plan, d’une évidence et d’une beauté limpide. Chan Lok-Kwun (Raymond Lam) émerge dans le salon de barbier du parrain de la citadelle (Louis Koo), et se joint à toutes les générations d’habitants venus regarder une émission comique à la télévision.
Un moment de joie saisi avec grâce alors que quelques scènes plus tôt, les informations annonçaïient l’accord sinobritannique quant à la destruction de la citadelle. La vie continue, le tournant se prépare au rythme dicté par les monstrueuses scènes d’action. La vieille génération mafieuse lègue sa vision de l’organisation dans la vie de la cité à la nouvelle, les hommes de main se radicalisent en groupe et en solo. En quelques flashbacks habilement tronqués pour laisser place à maintes zones d’ombre, perdu dans des décors fous magnifiquement filmés, Soi Cheang bâtit un univers cinématographique à l’image de la citadelle. Branque, foisonnant, d’une sincérité dont la soif d’absolu désarmante n’a d’égale que la brutalité de ses combats. Les corps des assaillants finissent presque par ne faire qu’un avec le décor, s’escriment à reconfigurer la zone à coups de crânes sur le béton. Chaque frappe donne l’impression de pouvoir tuer trois fois, chaque crescendo martial défie le public de ne pas se dresser subitement sur son siège, chaque note de Kenji Kawaï vient chatouiller les endorphines dans le sens du poil. Moins cruel que Dog Bite Dog (2006) ou Coq de combat (2007), encore plus exalté que SPL 2 (2015), City of Darkness atteint ce stade rare d’idéal de divertissement à l’efficacité gourmande et au sous-texte délicatement subversif.
Quelques coutures peuvent péter çà et là mais qu’importe : la stimulation de voir la nostalgie muter en matière mouvante emporte tout. Cet été rend visible deux films mutants passionnants signés Soi Cheang, à l’aune desquels tous les polars et blockbusters de la décennie devraient se comparer. L’air de rien, c’est tout de même un peu de l’honneur de 2024 qui est sauvé.
– Shin (Lau Chun-Him) prend la pose en plein combat dans les travées de la citadelle dans City Of Darkness.– Par François Cau
– Mad Movies #384 -
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@Violence a dit dans [Critique] Mad Fate & City Of Darkness (Soi Cheang) :
Maté hier soir en vosten.
Pas mal ce Mad Fate
Rematé en vostfr. J’aimes toujours autant