[Dossier] Le corps dans tous ses états : l'art du maquillage réaliste
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Début 2022, Colin Farrell disparaissait sous les traits d’un mafieux balafré et obèse dans The Batman. Un an plus tard, Brendan Fraser affiche 300 kg d’émotion et de graisse dans The Whale de Darren Aronofsky.
Toutes deux nommées aux Oscars face à Elvis, À l’Ouest, rien de nouveau et Black Panther: Wakanda Forever, ces métamorphoses nous donnent l’occasion de nous pencher sur l’art du maquillage réaliste, sur lequel plane encore aujourd’hui l’ombre de géants tels que Dick Smith, Rick Baker, Greg Cannom, Stan Winston ou Ve Neill…
Les premiers maquillages « invisibles » sont l’œuvre de Dick Smith, un artiste majeur du XXe siècle dont l’influence se ressent encore aujourd’hui sur toute la profession. Au-delà de ses prouesses sur Le Parrain, Little Big Man ou Amadeus, Smith a par ailleurs servi de mentor à Rick Baker, dont le premier job consista à maquiller les mains de Max von Sydow sur l’ouverture irakienne de L’Exorciste.
« Rick Baker est un artiste complet » s’enthousiasme Adrien Morot, superviseur des maquillages de The Whale de Darren Aronofsky. « C’est l’équivalent de Neo dans Matrix : c’est l’élu ! Avant lui, il y avait des artistes exceptionnels comme John Chambers ou Dick Smith, mais ils étaient très isolés. Sans Rick Baker, on n’aurait pas l’industrie qu’on a aujourd’hui, c’est certain. Rick était multidisciplinaire, il faisait à la fois des créatures, des animatroniques et des personnages réalistes, et tout était absolument parfait. Même dans un film comme Click, on trouve des vieillissements extrêmement réussis, mais aussi un effet de grossissement incroyable sur Adam Sandler. Rick Baker, dans l’Histoire des maquillages, c’est un peu les Beatles. »
Le buzz engendré par Baker profite à toute une génération de talents, notamment Greg Cannom (auteur de vieillissements et de rajeunissements spectaculaires pour Cocoon, Forever Young, Dracula, Titanic et L’Étrange histoire de Benjamin Button) et Stan Winston (à qui l’on doit le faux torse de Barbara Hershey dans L’Emprise ou les grossissements d’Austin Powers – l’espion qui m’a tirée, et qui supervisera les maquillages subtils d’Edward aux mains d’argent, Batman : le défi et Entretien avec un vampire).
– Dick Smith transformant F. Murray Abraham en vieil Antonio Salieri sur le tournage d’Amadeus de Milos Forman.UN REGARD FÉMININ
Si cette génération de maquilleurs, née entre la fin des années 1940 et le début des années 50, est avant tout masculine, une femme se distingue dès les eighties par sa capacité à appliquer des make-up de façon totalement invisible. « Je suis arrivée dans le monde des maquillages spéciaux par la petite porte » nous explique Ve Neill, notamment connue du grand public pour avoir fait partie du jury de l’émission Face Off. « Quand j’ai commencé, c’était donc assez étrange de me retrouver au milieu de tous ces hommes, mais j’adorais les effets spéciaux, et je ne voulais pas laisser ma place aux autres. »
Héritière de Milicent Patrick, la brillante conceptrice de L’Étrange Créature du lac noir dont le nom sera longuement occulté par le superviseur des maquillages Bud Westmore, Neill est engagée à ses débuts par un groupe de rock qui lui demande de créer de faux cerveaux et des oreilles pointues pour les besoins d’un concert. Ne sachant pas comment procéder, elle se rend dans une convention de science-fiction et y découvre des festivaliers entièrement grimés en personnages de La Planète des singes.
« Où avez-vous eu ces masques ? » demande aussitôt Neill, pleine de naïveté. « Ce ne sont pas des masques, ce sont des maquillages spéciaux. » « Encore mieux ! Où les avez-vous eus ? » « Nous les avons faits nous-mêmes. » « Cool, vous pourriez m’apprendre ? » La boîte de Pandore est ouverte. « J’aime l’idée qu’on puisse altérer la physionomie d’un être humain en trois dimensions » confie l’artiste. « C’est vraiment fascinant de transformer quelqu’un en une autre personne. Une personne célèbre peut devenir méconnaissable… On peut faire ce qu’on veut ! Bien sûr, on peut créer des monstres, mais ça ne se limite pas à ça. »
Vers la fin des années 1970, Neill traîne régulièrement avec Rick Baker qui lui prodigue conseils et astuces. « J’ai aussi beaucoup appris auprès d’un gentleman du nom de Fred B. Phillips, qui avait travaillé sur la série originale Star Trek. Fred était syndiqué, donc il pouvait participer à des projets qui m’étaient interdits à l’époque où je n’avais pas encore ma carte. Avec le maquilleur Steve Neill (aucun lien de parenté – NDR), je préparais des effets dans mon atelier et c’était Fred qui les appliquait sur le plateau. »
« J’ai ensuite été admise par le Syndicat et j’ai commencé ma carrière hollywoodienne avec Star Trek, le film sous les ordres de Fred. Je me suis surtout occupé de William Shatner, même si j’ai aussi appliqué pas mal de prothèses sur les personnages extraterrestres ; j’ai même conçu les têtes de tous les Klingons. J’ai d’ailleurs pu observer Leonard Nimoy sur son fauteuil pendant les sessions de maquillage et j’ai été amenée à travailler sur son personnage. »
– Ve Neill transforme Danny DeVito en homme-pingouin pour les besoins de Batman : le défi de Tim Burton.GUIDER LA PERFORMANCE
Difficile de trouver un maquillage aussi iconique que celui de l’officier scientifique Spock, même si sa physionomie est essentiellement altérée au niveau des oreilles et des sourcils. Cette partie intégrante du personnage influe sur le jeu du comédien : l’application peut sembler légère, mais elle contribue à donner vie au personnage en le distinguant subtilement de l’acteur, sans pour autant effacer les traits si caractéristiques de Leonard Nimoy.
Comme un costume, le maquillage influe ici sur le jeu de l’interprète, ses sourcils le poussant à mobiliser tout particulièrement la moitié haute de son visage. « Les make-up ont ce pouvoir » note John Landis. « Ils peuvent orienter la performance de l’acteur. Prenez par exemple le film Foxcatcher de Bennett Miller. Bill Corso a complètement changé le nez de Steve Carell, et ce faux nez semble guider toute sa façon de bouger ou d’interagir avec les autres acteurs. À mon avis, c’est l’un des meilleurs maquillages de l’Histoire du cinéma, d’autant que la métamorphose est à l’écran totalement invisible. »
On pourrait en dire autant de la transformation de Colin Farrell en Pingouin dans The Batman de Matt Reeves. Connu pour les effets réalistes de Black Swan et The Wrestler de Darren Aronofsky, mais aussi pour The Dictator avec Sacha Baron Cohen, Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese, Gotti de Kevin Connolly, Joker de Todd Phillips et Un prince à New York 2, pour lequel il devra recréer des personnages cultes de Rick Baker, Mike Marino s’inspire des acteurs John Cazale, Sydney Greenstreet et Bob Hoskins pour concevoir le look d’Oswald « Oz » Cobblepot.
L’intention de Marino, Reeves et Farrell est de souligner la vulnérabilité d’un personnage qui n’a pas encore réussi à atteindre le sommet de la pègre de Gotham. Le premier test d’application effectué à Burbank, dans la banlieue de Los Angeles, occupe une douzaine de maquilleurs pendant huit heures. Le processus est réduit à trois heures sur le plateau pour un total de huit prothèses. Farrell adore tellement l’expérience qu’il accepte de tenir le rôle principal d’une série HBO Max dédiée au Pingouin, à condition que l’équipe de Marino y participe.
PRENDRE SOIN DE L’ACTEUR
Exactement trente ans plus tôt, le personnage du Pingouin pose déjà un sacré défi créatif à Stan Winston, Ve Neill et Danny DeVito en coulisse du sublime Batman : le défi de Tim Burton. « Le personnage a été désigné par Stan Winston Studio » précise Neill, « mais ils n’ont pas fabriqué de buste en préproduction. J’ai travaillé très étroitement avec Stan sur le personnage et son équipe a produit toutes les prothèses nécessaires. Le jour où on a fait le premier test sur Danny DeVito, je lui ai demandé de faire des grimaces extrêmes. Je voulais voir si les prothèses allaient plier en fonction des expressions. »
« Il ne fallait pas qu’un élément se fasse remarquer par son étrangeté. C’était une application en T : le nez et les sourcils étaient connectés dans la même prothèse. Suite au test, j’ai fait quelques suggestions à Stan afin que son équipe resculpte certains éléments. La collaboration a vraiment été très fluide. Je pouvais discuter avec Stan à tout moment et lui expliquer en quoi chaque changement améliorerait le personnage. »
– Pour The Batman de Matt Reeves, les maquilleurs Michael Marino et Michael Fontaine ont rendu Colin Farrell totalement méconnaissable.Selon Neill, le maquillage en lui-même ne provoque pas d’inconfort chez DeVito, contrairement à son énorme « fat suit ». « Il devait le porter en permanence et ce n’était pas une partie de plaisir ! Heureusement, on n’a pas tourné en pleine chaleur, bien au contraire. Pour certaines scènes, il devait aussi porter des prothèses sur les mains, ce qui était un peu difficile pour lui. Mais la plupart du temps, on se contentait de lui donner des gants. »
Ayant suivi Johnny Depp, Jennifer Lawrence ou Woody Harrelson sur de nombreux longs-métrages, Ve Neill est bien placée pour parler du bien-être des acteurs dans le cadre de maquillages spéciaux exigeants. « Quand on travaille avec un comédien, la collaboration est très intime. Je ne peux pas forcément dire qu’on devient des amis, mais il y a une sorte de je ne sais quoi (en français dans le texte – NDR), une relation de confiance. L’acteur doit avoir l’air beau ou horrible, et c’est à vous de réussir cela. »
« Je ne suis pas invasive avec les acteurs. Mon moment, c’est dans la caravane. Leur moment, c’est sur le plateau. Les seules circonstances dans lesquelles je les dérange pendant le tournage, c’est pour corriger un détail qui ne conviendrait pas. Sinon, je pense que le maquilleur doit être relativement invisible. Ce qui est important quand un acteur entre dans la caravane des maquillages le matin, c’est qu’il ait envie d’y être. J’essaie toujours de rendre l’expérience amusante. »
« Tout est propre, ça sent bon, je leur donne une couverture bien chaude, ils ont droit à un petit déjeuner, on fait du café… Ce doit être un endroit où on se sent protégé. Parfois, on commence à trois heures du matin, et personne n’a envie d’être debout à cette heure-là ! Voilà pourquoi je veux les rendre heureux, et ils aiment être chouchoutés. »
Exemple concret : pour canaliser l’énergie débordante de Robin Williams sur Madame Doubtfire, Neill fait installer un téléviseur et un magnétoscope en hauteur, derrière l’acteur, afin qu’il puisse regarder de vieux films sous-titrés pendant les interminables sessions de maquillage…
– Ve Neill, ici en compagnie d’un Martin Landau transformé en Bela Lugosi pour Ed Wood de Tim Burton, a remporté un Oscar (partagé avec Rick Baker) pour son travail sur le film.ACTORS STUDIO (NOT)
On a longtemps adulé les acteurs pour leur capacité à perdre ou prendre du poids pour un rôle, mais ce processus dangereux (il suffit d’écouter les réflexions récentes de Christian Bale à ce sujet) peut aisément être remplacé par l’emploi des make-up FX. « Nicolas Cage et moi nous étions très bien entendus sur Volte/face » nous confie Kevin Yagher, maquilleur de génie qui avait cloné en silicone Cage et John Travolta pour une séquence chirurgicale du chef-d’œuvre de John Woo.
« Nic m’a engagé sur Adaptation. en 2001. Le réalisateur Spike Jonze était le mari de sa cousine à l’époque, et Spike voulait que Nic prenne 20 kg pour le film. Mais il était en forme et il ne voulait certainement pas refaire Raging Bull. Nous avons convaincu Spike de recourir aux effets prosthétiques : j’ai créé un buste entier en mousse, mais aussi un fat suit qu’il pouvait enfiler facilement quand son personnage est habillé. Pour certains plans où il est presque nu, il s’agit d’un faux ventre, et Nic porte constamment un faux crâne chauve. Personne ne l’a jamais remarqué ! J’ai même pensé faire campagne pour les Oscars, mais Nic n’a pas voulu ; ça aurait diminué ses propres chances de remporter la statuette. »
Encore plus que Nicolas Cage, Brendan Fraser doit se fier à l’expertise des maquilleurs lorsqu’il commence à travailler sur The Whale. Le film de Darren Aronofsky confirme au passage le grand retour des effets pratiques au grand écran après des expérimentations numériques pas totalement convaincantes dans le courant des années 2010 (cf. les vieillissements digitaux de Hayley Atwell dans Captain America : le soldat de l’hiver et de Chris Evans dans Avengers: Endgame).
– Gros plan sur la réplique en silicone de John Travolta créée par Kevin Yagher pour Volte/Face de John Woo.« The Whale est ma cinquième collaboration avec Darren Aronofsky » précise le Québécois Adrien Morot. « Au début de la pandémie, il m’a appelé pour me dire que tout le monde était disponible et qu’il avait un projet à petit budget en huis clos, avec peu de personnages. Il venait tout juste de signer avec Brendan Fraser et il m’a expliqué qu’il devait incarner un homme de près de 300 kg. Et il m’a dit qu’il voulait tourner ça dans cinq semaines ! En lisant le scénario, je me suis rendu compte de l’ampleur du défi. Non seulement c’est le personnage principal, mais l’intrigue se déroule entièrement dans son appartement et il est installé dans son fauteuil la majorité du temps. Il était évident que son visage allait constamment remplir l’écran. C’est le seul personnage qui porte des prothèses et ce n’est ni de la science-fiction ni une comédie grossière. »
Le costume ayant lui aussi un impact direct sur la création du personnage, Aronofsky explique à Morot qu’il a entamé une collaboration avec l’association Obesity Action Coalition afin d’obtenir un ton emphatique et honnête. « Il voulait faire preuve de respect vis-à-vis des gens qui vivent dans de pareilles conditions et il voulait être aussi exact que possible. Il a donc fait des recherches sur les vêtements : ils sont souvent amples, les bras sont exposés et les jambes aussi. »
Ces membres exposés nécessitant eux aussi des maquillages spéciaux, les cinq semaines de préparation allouées par la production à Adrien Morot apparaissent rapidement comme contreproductives, pour ne pas dire suicidaires.
« En plus, il fallait aussi voir le héros dans la douche » poursuit le maquilleur. « Je me suis mis à genoux devant mon téléphone et j’ai dit à Darren que c’était impossible. Il allait tuer son film. Si les make-up ne fonctionnent pas dans The Whale, s’ils sont une distraction, tout le reste s’écroule. » Morot réussit finalement à obtenir sept semaines supplémentaires, étirant ainsi la préproduction à une période de trois mois.
– Et la réplique de Nicolas Cage, toujours pour Volte/face.SA PLACE EST DANS UN MUSÉE
Outre le temps, le grand défi de The Whale est de réussir à couvrir Brendan Fraser de prothèses du haut de la tête jusqu’au bout des orteils sans que cela soit apparent à l’écran. « Concrètement, sur le visage » explique Morot, « nous n’avons pas touché au centre du front de Brendan Fraser, à ses sourcils, à ses yeux, au dessous de son nez et au milieu de sa lèvre supérieure. Tout le reste, c’est du maquillage. L’une des premières contraintes fixées par Darren, c’était de ne limiter en aucune façon le jeu d’acteur de Brendan. Son faciès, c’est son outil principal et il ne fallait pas interférer avec ça. »
« Au départ, Darren se demandait même si on allait modifier son visage. Je lui ai expliqué qu’en raison du format de son corps et de l’ampleur des prothèses utilisées pour ses bras, son abdomen et ses jambes, une tête non retouchée aurait pour effet de donner au personnage un côté disproportionné. La première fois qu’on a fait des tests, en commençant par les prothèses du corps, Darren a tout de suite vu les problèmes que j’avais mentionnés. »
Malin, Morot déplace subtilement les déformations vers l’extérieur du visage, l’extrémité des joues, le cou et l’arrière du crâne. « C’était un vrai travail de composition pour réussir à trouver le bon équilibre. Certains endroits devaient être les plus minces possibles, mais il fallait avoir le volume nécessaire pour que le personnage soit crédible. »
Cette notion de crédibilité ne signifie donc pas que le design soit à 100 % photoréaliste, le maquillage reposant sur des contraintes créatives et physiques liées à la narration et au jeu d’acteur. « C’est toujours ça, l’art du maquillage » note l’artiste. « On fait presque du trompe-l’œil. »
– Rick Baker travaille sur la « white face » d’Eddie Murphy dans Un prince à New York de John Landis.Pour simuler la graisse et la masse du protagoniste, la copropriétaire de l’atelier Kathy Tse découvre grâce à un membre de son équipe l’existence de bulles de gélatine qui, après avoir absorbé une certaine quantité d’eau, s’amalgament sous la forme de petites boulettes transparentes. « C’est parfois utilisé comme munitions pour des pistolets Nerf » précise Morot. « On a rempli des sections entières des bras et des jambes de ces bulles de gélatines : ça bougeait vraiment très bien et c’était extrêmement lourd. »
« J’ai aussi eu la brillante idée, vu que le personnage allait devoir apparaître nu dans sa salle de bain, de fabriquer le costume entièrement en silicone. Encore une fois, ça rend bien, ça bouge bien… mais c’est stupidement lourd ! Quand on a injecté le corps au complet dans le moule, il a fallu utiliser des litres et des litres de silicone. »
« Une fois le moule ouvert, on était super fiers, mais en décrochant l’arrière du costume, ce dernier s’est écrasé sur le sol. Je me suis penché pour le ramasser et… oh mon Dieu ! Les veines me sortaient de la tête. Je me suis dit que personne n’arriverait à porter ça, mais c’était trop tard, on était à deux semaines du tournage. Les bras et les jambes étaient attachés au torse, tout était fait en un seul morceau. Il fallait l’enfiler comme un manteau. »
Appréhendant la réaction de Brendan Fraser, Morot est finalement pris à revers par la sensibilité exacerbée du comédien, qui peine à retenir ses larmes en découvrant les poils implantés un à un sur son faux corps. « C’est l’acteur le plus gentil avec lequel j’aie jamais travaillé. Il m’a dit que la place de cette pièce était dans un musée, pas dans un film. C’était vraiment très touchant. »
L’admiration de Fraser facilite le travail des maquilleurs, en particulier lors d’une première application dont la durée dépasse les sept heures. « Les prothèses étaient si lourdes qu’il fallait déterminer à quelle hauteur on devait les poser afin qu’elles descendent au bon niveau. Après ça, il fallait trouver la bonne coloration pour arriver à un réalisme suffisant, non seulement vis-à-vis de la peau de Brendan, mais aussi par rapport à la palette de couleurs utilisée par le directeur de la photographie. À la fin du tournage, on faisait le maquillage en 2h45, et l’enfilage du corps demandait trois quarts d’heure supplémentaires. »
– Brendan Fraser en pleine séance de maquillage pour The Whale de Darren Aronofsky.RÉVOLUTION NUMÉRIQUE
Si le rendu des maquillages de The Whale rappelle le perfectionnisme de Dick Smith et Rick Baker, le film constitue une révolution dans la manière dont les make-up FX ont été préparés. « Normalement, on suit la procédure traditionnelle » explique Adrien Morot. « Empreinte de l’acteur, sculpture en argile, moule, injection de mousse de latex ou de silicone pour faire des tirages, etc. Mais dans le cas de The Whale, je n’avais pas accès à Brendan Fraser en préproduction à cause de la pandémie. Ça faisait des années que je faisais des tests à l’atelier pour créer des maquillages réalistes à travers un processus entièrement digital. L’idée était d’utiliser des scans, de sculpter les prothèses sur le logiciel Zbrush, d’imprimer en 3D les sculptures voire les moules, et d’utiliser tout ça pour produire nos tirages définitifs. »
Entre 2018 et 2020, Morot affine sa procédure en espérant pouvoir l’appliquer sur un projet ambitieux. « Lorsque The Whale est arrivé, avec l’impossibilité de faire des empreintes sur Brendan Fraser, j’ai dit à mon équipe : “On y va ! Et si je me plante, peut-être que Darren me pardonnera et me donnera un peu de temps supplémentaire pour me rattraper.” »
« J’ai appelé le superviseur des effets visuels Dan Schrecker et je lui ai demandé s’il avait un scanner chez lui. Il m’a dit qu’il en avait un qu’il pouvait connecter à son iPad. J’ai ensuite appelé le producteur du film et je lui ai dit d’aller scanner le visage de Brendan Fraser avec Dan. Ils sont allés chez Brendan et, à l’entrée du garage, Dan a scanné son visage et son corps en se tenant à deux mètres de lui. Il m’a ensuite envoyé toutes les données digitales, j’ai nettoyé les scans sur ordinateur grâce aux photos de référence que j’avais rassemblées et j’ai sculpté le personnage en 3D. »
– Petite révolution dans le milieu du maquillage : la crise du Covid a obligé Adrien Morot à gérer toute la préproduction de The Whale grâce à des outils numériques.À terme, on peut déjà prédire la fin des prises d’empreintes traditionnelles, ce que les acteurs ne regretteront en aucun cas. « Je vous garantis que c’est ce qui va se passer » insiste Morot, qui grâce à un drame à petit budget se retrouve dans une position de pionnier à l’échelle internationale. « J’ai gardé tout ce processus secret pendant deux ans. On a tourné entretemps M3ganen Nouvelle-Zélande et j’en ai profité pour discuter avec Richard Taylor, le directeur de Weta Workshop. Je lui ai parlé de ce qu’on a fait sur The Whale et il n’arrivait pas à le croire. Il m’a posé mille questions. Je me suis rendu compte que personne n’avait jamais fait ça ! Aujourd’hui, tous les maquilleurs m’appellent et m’invitent à déjeuner. Ça va devenir un standard d’ici peu. »
Les technologies utilisées dans le domaine des maquillages et des animatroniques n’ont jamais cessé d’évoluer, même si cette escalade a été plus discrète et moins commentée que les innovations liées aux images de synthèse. « En fin de compte peu importe quelle technique on utilise » conclut John Landis, « puisque c’est l’acteur qui doit vendre le personnage. La grande force du maquillage de The Whale, c’est qu’on voit la performance de Brendan Fraser à travers le silicone. Très souvent, les maquillages les plus élaborés finissent par ensevelir le comédien ; on le perd derrière le latex ! »
« C’est donc d’autant plus impressionnant quand l’alliance entre le make-up et la performance d’acteur s’additionnent. Je trouve que Jeff Goldblum a réussi à exploiter brillamment son maquillage dans La Mouche, par exemple. Dans le très mauvais remake de La Planète des singes réalisé par Tim Burton, Tim Roth était lui aussi remarquable : il jouait sur le mouvement des joues, sur la position de ses dents… Il y a des décennies, Charles Laughton avait aussi fait des merveilles dans Quasimodo, sans oublier Boris Karloff sur Frankenstein. Ce sont vraiment de grandes performances. »
De grandes performances, en effet, qui doivent énormément à l’équipe des maquillages, de la même manière que des grandes prestations de performance capture, comme celles de Sigourney Weaver ou Andy Serkis dans Avatar : la voie de l’eau et Le Seigneur des Anneaux, ne pourraient s’exprimer pleinement sans le savoir-faire des animateurs…
– Mad Movies #368
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Eddie Murphy était friand de ce genre de prouesse (Professeur Foldingue, La Famille Foldingue, Un Vampire À Brooklyn, Norbit, Un Prince À New York)
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