Doit-on attribuer une personnalité juridique aux animaux, fondée sur une meilleure reconnaissance de leur sensibilité et de leur intelligence ? Découvrez les avancées du droit animal dans le dernier volet de notre série d’été consacrée à l’intelligence animale.
(Cet article est extrait du dossier « L’intelligence animale se dévoile », paru initialement dans le n° 14 de la revue Carnets de science)
À mesure que les chercheurs découvrent la richesse de l’existence animale – les animaux peuvent tisser des relations sociales complexes, sont capables d’innovation, éprouvent de la souffrance, font preuve d’empathie… – il est un domaine qui ne peut ignorer ces avancées : le droit. Avec une question, lancinante : jusqu’à quel point l’animal peut-il être un sujet de droit ? En France, les premières protections accordées à l’animal remontent au milieu du XIX<sup>e</sup> siècle – il s’agissait alors de condamner les mauvais traitements infligés en public aux animaux, chevaux notamment, une disposition qui visait autant à prévenir les comportements violents et à protéger la morale publique que l’animal lui-même. Mais les animaux domestiques ou captifs ne sont formellement reconnus par le droit comme des êtres vivants doués de sensibilité que depuis une petite cinquantaine d’années seulement.
Ni personne ni bienLa loi fondatrice de 1976 sur la protection de la nature dispose ainsi à travers son fameux article L. 214-1 que « l’animal est un être sensible et doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Cette évolution du Code rural a été complétée par de nombreux ajouts issus de la réglementation européenne, qui précisent les conditions d’abattage, de transport ou encore d’élevage des animaux : depuis 1994, il n’est par exemple plus possible d’élever les veaux de boucherie dans la pénombre et muselés, comme cela se pratiquait pour garantir une viande plus blanche.
En France, les animaux domestiques ou captifs ne sont formellement reconnus par le droit comme des êtres vivants doués de sensibilité que depuis la loi de 1976 sur la protection de la nature et son article L. 214-1.
Depuis 2015, c’est le Code civil lui-même, le « père de tous les codes » né à l’époque napoléonienne, qui, dans son article 515-14, reconnaît les animaux comme des êtres sensibles. « C’est une avancée, dans la mesure où le Code civil ne faisait jusque-là aucune mention de l’animal en tant que tel, précise Léa Mourey, avocate et enseignante en droit animal à l’université de Strasbourg. Il ne distingue en effet que deux catégories, les personnes et les biens, c’est-à-dire les choses appropriées. » Pour autant, le texte précise presque aussitôt que « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». « C’est toute l’ambiguïté du Code civil, qui ne qualifie plus l’animal de “bien” mais d’“être vivant”, tout en continuant à l’affilier au régime des biens », relève Léa Mourey.
Plusieurs textes juridiques précisent les conditions d’élevage, de transport et d’abattage des animaux.
« On se retrouve face à une fiction juridique difficile à interpréter, cette phrase paraissant dire une chose puis son contraire », regrette la juriste Muriel Falaise, maîtresse de conférences en droit privé à l’université Jean Moulin de Lyon. Certains professionnels du droit dénoncent en ce sens un simple toilettage sans réelles conséquences dans l’enceinte des tribunaux. « On a beaucoup parlé de réforme symbolique, poursuit Léa Mourey. Mais l’article 515-14 est encore récent et il n’est pas impossible que des juges s’en saisissent dans le futur et en fassent une interprétation plus audacieuse qui fera évoluer la jurisprudence. »
Les petits pas de la jurisprudenceBien qu’encore peu nombreuses, des décisions commencent d’ailleurs à être prises par la justice, qui rappellent que l’animal est un être vivant sensible. En 2018, lors d’une affaire opposant deux personnes qui revendiquaient la propriété d’un chien, la cour d’appel de Poitiers a ainsi considéré qu’il fallait prendre en compte les garanties apportées par chacune quant aux conditions de vie de l’animal et s’appuyait pour cela sur le fameux article L. 214-1 du Code rural. De même, à la suite d’une affaire jugée en 2015, il n’est plus possible pour un élevage d’animaux de compagnie de proposer à un acheteur le remplacement d’un animal qui aurait déclaré de graves problèmes de santé, comme s’il s’agissait d’un produit de consommation. Désormais, le Code de la consommation n’autorise plus que le dédommagement financier de l’acquéreur lésé, au motif que l’animal n’est pas un bien de consommation comme un autre et que des liens se sont tissés entre le propriétaire et son animal.
La jurisprudence enrichit petit à petit le droit animal en France. En 2018, lors d’une affaire opposant deux personnes qui revendiquaient la propriété d’un chien, la cour d’appel de Poitiers a considéré qu’il fallait prendre en compte les garanties apportées par chacune quant aux conditions de vie de l’animal.
Si la protection juridique de l’animal continue de se renforcer petit à petit dans l’Hexagone – c’est le cas de la dernière loi sur la lutte contre la maltraitance animale de novembre 2021, qui renforce notamment les sanctions contre la maltraitance des animaux domestiques et assimilés et organise la disparition progressive des animaux sauvages dans les cirques et les spectacles animaliers –, un grand nombre d’incohérences et d’angles morts subsistent.
La notion de « propriété » évoquée par l’article L. 214-1 exclut de facto les animaux sauvages libres, qui ne relèvent d’aucune protection particulière : en 2023, arracher les ailes d’une mouche est un jeu d’enfant, sadique mais légal, et aucune loi n’interdit formellement d’infliger des souffrances à un renard ou à une corneille. « À une nuance près, corrige Muriel Falaise. Car à partir du moment où vous attrapez une bête sauvage, un juge peut considérer que vous en devenez propriétaire ; dès lors, il peut lui faire bénéficier des mêmes règles que celles applicables aux animaux captifs ou domestiques. » Pour autant, rien ne l’y oblige et les sanctions restent rares. À l’inverse, un animal d’élevage qui se retrouve lâché en pleine nature perd toutes ses protections. « Un faisan vivant en enclos est considéré comme doué de sensibilité, mais il perd cette qualité dès qu’il est libéré et passe de l’autre côté de la barrière », donne en exemple Muriel Falaise.
S’inspirer du statut des personnes faiblesSi l’on veut mieux protéger l’animal, reconnaître un statut de protection à l’animal sauvage en liberté est un préalable indispensable pour Léa Mourey. Mais comment faire pour dépasser la distinction entre « personnes » et « biens », qui semble aujourd’hui entraver tout nouveau progrès du droit animal ? Ni personne, ni bien, l’animal se retrouve en effet dans un entre-deux qui l’empêche d’être considéré comme un sujet de droit à part entière. Le vocabulaire du droit est souvent une source d’incompréhension dans le débat public, rappelle Sonia Desmoulin, chercheuse au laboratoire Droit et changement social1. Dans le langage courant, les mots « personne » ou « personnalité » semblent tracer un signe d’égalité entre les humains et les autres animaux. À l’inverse, dire que ces derniers sont des « biens » donne l’impression de les assimiler à des objets inertes. Mais en réalité, les concepts juridiques n’ont pas le même sens. « En schématisant, les “personnes” désignent les acteurs du système juridique, autrement dit toutes entités susceptibles de se disputer entre elles à propos de quelque chose. Les choses ou les “biens” sont, elles, ce qui peut faire l’objet d’une telle dispute. Cela concerne notamment tout ce dont on peut avoir la propriété. »
En droit, une « personne » n’est donc pas forcément un humain, ni même un être doué de sensibilité. « Des entreprises ou des associations bénéficient par exemple du statut de “personne morale” », rappelle la chercheuse. Rien n’empêcherait donc en théorie de reconnaître une personnalité juridique à l’animal. C’est précisément cet argument que font valoir les juristes à l’origine de la Déclaration de Toulon de mars 2019, proclamée à l’issue d’un colloque consacré au droit animal. Cette déclaration, qui se veut à vocation nationale et internationale, vise la mise en place, au niveau légal, d’une nouvelle catégorie de personnes, celle des « personnes physiques non humaines » qui obtiendront des droits différents de ceux des personnes physiques humaines.
Si des entités juridiques fictives, comme des entreprises, sont des sujets de droit, pour quelle raison ceux qui sont en vie et qui sont des êtres sensibles ne devraient pas l’être ?
« Certains objectent que les droits sont toujours assortis de devoirs, et que c’est ce qui empêche d’attribuer une personnalité juridique aux animaux, explique Léa Mourey. Mais les humains les plus faibles, certains adultes sous tutelle, ou encore les très jeunes enfants, se voient reconnaître les mêmes droits que l’ensemble des êtres humains sans être en mesure d’observer des devoirs en retour, comme le rappelait dès les années 1970 le philosophe australien Peter Singer. On pourrait donc s’inspirer de leur statut particulier. »
D’autant que l’idée de « personnalité juridique animale » vise d’abord à octroyer des droits fondamentaux, comme le rappelle Sonia Desmoulin : ne pas souffrir inutilement, voir ses besoins vitaux respectés, avoir la possibilité d’être représenté en justice… « Des textes et des décisions de justice existent en ce sens dans d’autres pays, comme l’Équateur, la Colombie, l’Inde ou la Nouvelle-Zélande par exemple », indique la chercheuse.
En Amérique du Sud, l’Habeas corpus invoquéEn novembre 2016, le tribunal de Mendoza, en Argentine, a reconnu une femelle chimpanzé comme personnalité juridique physique pouvant bénéficier de l’Habeas corpus qui garantit que nul ne peut être emprisonné sans jugement – une première mondiale. La juge en charge de l’affaire a donc ordonné la libération du chimpanzé Cécilia, dont les conditions de détention dans une cage du zoo de Mendoza ont été considérées comme déplorables ; libérée, cette dernière a rejoint un sanctuaire pour grands primates. Lors de cette affaire, la magistrate s’est interrogée : « Si des entités juridiques fictives, comme des entreprises, sont des sujets de droit, pour quelle raison ceux qui sont en vie et qui sont des êtres sensibles ne devraient pas l’être ? » et en a appelé au législateur pour faire évoluer la loi.
En Argentine, le chimpanzé Cecilia, maltraitée dans un zoo, a été libérée par la justice et a pu rejoindre un sanctuaire pour animaux.
En juillet 2017, c’était au tour de la Cour suprême de justice de Colombie de statuer sur la libération d’un ours à lunettes détenu dans un zoo de Bogota et de lui accorder le droit à la liberté, en l’occurrence celui de revenir vivre dans les montagnes de la réserve où il avait passé les dix-huit premières années de sa vie. « Ce type de décisions reste difficile à mettre en place au niveau des cultures juridiques occidentales, remarque Sonia Desmoulin, car cela suppose de trouver de nouveaux équilibres (entre droits fondamentaux et personnalité juridique) et de créer des hiérarchies entre les différents types de sujets de droit. C’est un très gros chantier, mais qui n’est en rien impossible. » Reste à savoir qui, du législateur ou du juge judiciaire, osera s’en emparer le premier. ♦
A lire sur le même thème :
De l’animal-machine à l’animal sujet
Etonnantes cultures animales
Les animaux, des êtres sensibles
Les animaux, maîtres du temps et de l’espace
Source : lejournal.cnrs.fr