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    Même pour ses fans les plus ardents, reconstruire l’énigme Sono Sion à travers ses oeuvres s’avérait mission quasi impossible. Le livre de Constant Voisin paru chez Rouge Profond, Sono Sion et l’exercice du chaos, réussit l’exploit de répondre à toutes les questions posées par la filmographie la plus génialement branque de ce siècle, et sans doute du précédent.

    Ces dernières années, tu es devenu un proche de Sono Sion, tu as collaboré à certains de ses films récents… Cette proximité a-t-elle changé ton rapport à son oeuvre ?

    C’est le moins qu’on puisse dire. Sono Sion était déjà, à la base, mon « dieu » du cinéma. J’ai découvert sa filmographie quand j’étais au lycée, en seconde. Je l’ai idéalisé comme pas possible. J’avais fantasmé énormément d’histoires sur ses films : comment ils avaient été faits, pourquoi ils étaient si différents les uns des autres…

    Je réfléchissais surtout sur la question de la forme : qu’est-ce qui avait pu le pousser, lors de certaines périodes de sa vie, à privilégier l’une ou l’autre ? Du coup, je m’étais fixé comme but de le rencontrer, pour pouvoir l’humaniser, on va dire. Ça a fini par arriver, puis j’ai connu avec lui mes premières expériences sur des plateaux de cinéma, une première pour moi.

    Tu vivais déjà au Japon à l’époque ?

    Non, j’ai rencontré Sono Sion à l’Étrange festival, il y a cinq ans. Puis je suis allé trois mois au Japon, en sa compagnie justement, et je m’y suis installé un an plus tard. J’y avais toujours songé, et le fait que Sono Sion y vive a clairement penché dans la balance.

    Comment se sont passées les premières rencontres ?

    Je l’ai attendu à la sortie d’une salle du Forum des images où il présentait French Connection, je lui ai proposé d’aller boire un café, il m’a dit qu’il avait plein de temps devant lui, on a passé deux ou trois heures à discuter au bar à l’entrée. Il m’a dit : « La prochaine fois que tu viens au Japon, envoie-moi un mail et tu pourras dormir dans mon atelier. ». C’est ce que j’ai fait, et trois jours après mon mail, il m’a dit : « OK, mais je ne serai pas à Tokyo. En revanche, tu peux rejoindre l’équipe de mon film. ». Le film en question, c’était The Virgin Psychics.

    Dans le livre, Sono Sion dit qu’il n’aime pas beaucoup ce film, mais pour toi, ç’a plutôt été une bonne expérience, non ?

    Ce que je ne savais pas encore à l’époque, c’est que sur un tournage, plus Sono Sion est attaché au film, plus il est dans un état dépressif, où il se fait bouffer par tout et n’importe quoi. Et pour les films de commande, pour oublier qu’il n’est pas aussi libre, il adopte un comportement plus serein sur le plateau. Le tournage de The Virgin Psychics, c’étaient des vacances d’été. De loin le tournage de Sono le plus amusant que j’ai pu faire jusqu’ici.

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    Antiporno, par exemple, a été tourné dans une ambiance plus sombre…

    Il y avait plus de tension, oui. C’est là que j’ai vu Sono Sion piquer ses plus grosses colères envers un producteur. Tu sentais vraiment qu’il ne voulait faire aucune concession. De leur côté, les cadres de la Nikkatsu n’ont pas vraiment apprécié qu’il torde à ce point les règles du roman porno… J’ai dû attendre un an avant de voir le film à froid, d’un point de vue extérieur. Les souvenirs du tournage étaient encore trop vifs.

    C’est l’un de ses films les moins évidents à aborder, une sorte de double négatif de I Am Keiko.

    Oui, le traitement des couleurs représente un retour aux sources. La plus grosse différence, c’est que Sono Sion ne sort pas avec l’actrice d’Antiporno. Et il n’entretient pas le même rapport avec le film.

    À ce sujet, le livre met grandement en avant l’importance de ses actrices, ses muses, ses anciennes petites amies, qui sont parfois les trois en même temps. On aurait pu penser que son mariage avec Megumi Kagurazaka allait le pousser à se poser, mais ce n’est pas vraiment le cas.

    Non, il faut dire que cette notion de « se poser » est très relative… Cet enjeu se retrouve dans Tag. Il y a forcément une part d’interprétation dans ce que j’ai pu écrire à ce propos dans le livre, mais à la fin du film, il revient vers la figure de Mitsuko, son amour perdu de l’école primaire, qui traverse son œuvre alors qu’il ne l’a jamais vraiment connue.

    Tag est peut-être le film avec lequel tu es le plus en désaccord avec Sono Sion. Toi, c’est une œuvre qui t’obsède.

    Sono Sion a un côté « éponge » qui ne ressort pas spécialement en interview, mais il fait très attention à ce qu’on dit de lui. Quand un de ses films sort, il peut passer des journées entières sur Twitter à guetter l’avis des gens. Mine de rien, ça l’affecte beaucoup quand le public n’adhère pas totalement à son travail. Au Japon, quand on adapte une œuvre, il faut que ce soit fait dans les règles, avec un maximum de fidélité.

    Dans le cas de Tag, il n’avait même pas lu le livre original, donc les fans se sont énervés, contrairement au public des festivals qui en a fait un film culte. Mais je ne pense pas qu’il s’attendait à être détesté dans son propre pays. Au fond, il a plutôt envie d’être aimé. Se détacher de ses films est un moyen de se protéger. En vérité, il aime beaucoup Tag et, pour le défendre face aux Japonais, il dit toujours : « Le problème, ce n’est pas le film, ce sont les Japonais, car les étrangers adorent. ».

    Dans le livre, les problèmes de distribution de ses films et ses coups de malchances successifs reviennent presque comme un leitmotiv…

    Oui, même si l’un de ses premiers films, Bicycle Sighs (1990), a été une réussite inattendue. Il l’a ressorti plusieurs fois, sur plusieurs années, pour avoir des rentrées d’argent qui lui ont permis de faire ses projets suivants.

    Ton livre donne un aperçu étonnant du cinéma japonais, à la fois figé dans des codes très stricts, mais dans le même temps suffisamment perméable pour qu’un trublion punk comme Sono Sion puisse s’y infiltrer.

    C’est vraiment comme ça que je vois ce cinéma. Un bon exemple de cette situation serait Katsuya Tomita. Avec très peu de budget, il fait des films un peu alternatifs, pas vraiment anarchistes mais plutôt contre l’État et les bonnes mœurs. Et mine de rien, dans la même configuration budgétaire, il n’aurait pas pu sortir ses films en France, obtenir un visa d’exploitation… Au Japon, il n’y a pas besoin de ça, n’importe qui peut s’exprimer.

    Sono Sion a un vécu tellement dingue qu’il s’emmêle un peu les pinceaux dans ses interviews… et ça se retrouve d’ailleurs dans vos entretiens.

    Oui, mais il a vraiment vécu tout ce qu’il raconte. Mon rapport à ses films a d’ailleurs beaucoup évolué à cause de ça. En les découvrant, je me suis dit qu’il avait un imaginaire de dingue, mais en fait, plus j’apprenais à le connaître, plus je me rendais compte qu’il ne faisait « que » restituer sa propre expérience.

    Est-ce ce vécu un peu particulier qui lui donne sa singularité dans le cinéma japonais ?

    Il n’y a aucun doute là-dessus. Dans les années 1960, il y avait une avant-garde japonaise assez folle, avec des meneurs comme Shûji Terayama, une figure importante du cinéma expérimental de cette époque, qui avait une troupe de théâtre et faisait des performances de rue. Sono est arrivé après tout ça. Il a commencé au milieu des années 1980, durant la bulle économique, mais le temps qu’il devienne un réalisateur plus installé, le climat s’était assombri. La société japonaise s’est beaucoup rigidifiée à cette époque. Il y a une formule qui revient plusieurs fois dans le livre : entre criminel et artiste, il n’y a pas vraiment d’autres issues.

    On peut établir un parallèle entre le cinéma de Sono Sion et celui de Kôji Wakamatsu, notamment par leur côté guérilla. Mais Sono semble être plus solitaire, il s’inscrit moins dans une dynamique collective, non ?

    C’est vrai et faux à la fois. Sono reste un animal social. Il a toujours eu des ateliers où il faisait des réunions jusqu’à pas d’heure, avec des jeunes. Il est solitaire mais pas seul pour autant. Il cultive l’esprit de la génération précédente, celui des années 1960, incarné par de gens comme Wakamatsu ou Nagisa Ôshima picolaient ensemble et faisaient des films entre potes. Il y a, de même, une famille Sono Sion, dont fait partie Tak Sakaguchi par exemple.

    Comparés aux films de Wakamatsu, les films de Sono Sion semblent tout de même moins politisés, moins révolutionnaires ?

    C’est l’époque qui a changé, on ne peut rien y faire. De toute façon, les Japonais ne veulent plus voir ce genre de films. Les mœurs ont changé. Il n’y a plus de manifestations étudiantes dans les facs, comme à l’époque de Mishima.

    Dans le livre, Sono Sion répète souvent qu’il y a eu une immense restriction des libertés au Japon depuis ses débuts au milieu des années 1980.

    Il y a un net déséquilibre entre liberté et sécurité. La balance penche plus du second côté. La jeunesse actuelle est née au moment de l’éclatement de la bulle économique et a toujours connu ce climat dépressif. Ils ne se disent pas qu’ils vivent dans une sorte d’état sécuritaire, avec énormément de règles imposées, ils ne réfléchissent pas à leur propre liberté. Ce qui explique le manque total d’engagement politique de la génération actuelle.

    Le livre révèle que les images de manifestation devant la Diète que les personnages d’Antiporno regardent à la télévision ont été filmées par Sono Sion lui-même, sur place…

    C’était une manifestation du SEALDs (Students Emergency Action for Liberal Democracy – NDR) pour la conservation de l’article 9 de la constitution japonaise, qui empêche le Japon d’avoir une armée. Mais cela aurait pu être pour n’importe quelle raison, contre le nucléaire par exemple. Sono aurait voulu être de la partie quoi qu’il arrive. Il s’est reconnu dans cette cause, mais n’importe laquelle aurait fait l’affaire. Ce qui l’a motivé, c’était de voir enfin des gens élever la voix pour leurs convictions.

    Après les événements de Fukushima, il a voulu s’engager sur le sujet en incorporant la catastrophe dans ses oeuvres. Dans ton livre, il raconte que les Japonais lui en ont voulu.

    C’est un problème récurrent, qui explique pourquoi, en 2019, il y a aussi peu de films qui traitent de Fukushima. C’est vers 2011/2012 qu’il y a eu le plus d’œuvres sur le sujet. Le tabou n’est pas vraiment levé. On essaie de ne pas en parler de façon à oublier le plus rapidement possible. Et quand on en parle, on ne fait jamais référence à un accident nucléaire. Lors de la date commémorative, le 11 mars, quelques articles sont publiés, mais on a l’impression que ça s’est passé il y a 50 ans.

    Non seulement Himizu évoque l’événement, mais en plus, il n’est pas fidèle au manga dont il est tiré, donc ça ne pouvait pas marcher. Même si c’est peut-être le film le plus connu de Sono Sion au Japon avec Cold Fish. En dehors de ses deux blockbusters, les Shinjuku Swan, évidemment.

    Suicide Club a été oublié au Japon ?

    Le film a fait parler de lui à sa sortie, mais il n’est pas passé à la postérité. Alors qu’en Occident, c’est devenu une référence à la Battle Royale, avec une image de film un peu subversif.

    Le troisième volet américain est-il toujours d’actualité ?

    Les producteurs avaient tendance à dire que le film était trop violent pour le Hollywood actuel. Sono aurait dû le faire bien avant.

    Sono Sion t’a demandé d’attendre dix ans avant de traduire ton livre au Japon, parce que certains sujets sont encore tabous. Mais même pour la France, il y a tout de même quelques trucs assez salés…

    Les éléments problématiques ne sont pas du tout les mêmes en France et au Japon. Pour un Japonais, le tabou numéro un serait de découvrir que Sono est sorti avec Hikari Mitsushima, l’actrice de Love Exposure. Le nucléaire, la drogue, ça va, mais ça, ça pourrait créer des contentieux. Ce genre de relations ne doit pas s’afficher, c’est du concubinage. S’ils étaient mariés, à la limite… Mais le fait que ce soit en plus Sono Sion – qui a sa petite réputation –, ça ne passe pas.

    Justement, quelle est sa réputation au Japon ?

    Il est plutôt connu pour être un tyran sur les tournages. Il y a cette anecdote qui revient très souvent, où il aurait balancé un cendrier sous l’emprise de la colère… Le milieu du cinéma japonais le voit un peu comme un réalisateur qui aime les femmes et qui, de fait, cherche systématiquement à sortir avec ses actrices – mais ça reste vraiment circonscrit au milieu du cinéma.

    Dans le livre, tu parles de Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud, et c’est vrai qu’il y a dans le cinéma de Sono Sion cette même sensibilité à fleur de peau…

    C’est un autre point commun avec les artistes japonais des années 1960 : ils ont tous une racine commune en la personne de Tatsuhiko Shibusawa, un romancier et traducteur japonais qui a importé au Japon Artaud, Jean Genet, Georges Bataille, Sade… Il avait Mishima comme disciple. Toute la culture alternative du Japon est partie de là, de ces artistes underground et de leur découverte de cette littérature française déviante, qui a totalement modifié leur perception du réel. Sono aussi vient de là. Ces artistes des années 1960 aimaient également beaucoup transformer les choses en farce, moquer les habitudes de leurs semblables…

    À cet égard, Tokyo Vampire Hotel est une œuvre un peu triste. On a l’impression de voir quelqu’un qui jongle avec ses obsessions adolescentes et se dit d’un coup : « À quoi bon ? ».

    Cette question, « À quoi bon ? », résume très bien Tokyo Vampire Hotel. Sono était très déprimé qu’une œuvre qui lui tenait autant à cœur n’ait pas rencontré son public au Japon. La version drama s’est retrouvée sur Amazon Prime et a fait un flop, et du coup, personne n’a voulu sortir la version film en salles. Les spectateurs aiment voir le chaos à l’écran, mais n’aiment pas quand le film lui-même est chaotique. Et Tokyo Vampire Hotel est un film à l’image de Sono. Il retranscrit son état d’esprit chaotique d’alors, l’ambiance aussi d’un tournage éprouvant de 3/4 mois, ce qui est rare pour lui… Chaque fois que j’allais sur le plateau, Sono était au plus bas, ça a beaucoup influé sur le film.

    Depuis l’année 2015, où il a signé pas moins de six réalisations, on aurait pu craindre que Sono Sion prenne un virage similaire à celui du Sud-Coréen Kim Ki-duk, qu’il se lance dans une sorte de surenchère cynique capitalisant sur ses films emblématiques…

    Cette période se termine avec Tokyo Vampire Hotel. C’est un témoignage du chaos politique à l’échelle mondiale – la crise, la montée de l’extrême droite… Ce n’est pas pour rien que dans le film, le bâtiment de la Diète est un Vampire Hotel. Le gouvernement suce le sang du peuple. C’est une représentation du ras-le-bol ambiant, et pas forcément de l’état dépressif de Sono à ce moment précis.

    Ça doit sortir. Une fois que c’est fait, il se calme pendant quelques années, puis ça revient. Ça donne des Suicide Club, des Cold Fish, des Tokyo Vampire Hotel, et je trouve ça assez sain. Le passage de Sono à Hollywood ne sera qu’une parenthèse. Là, il est plutôt dans une phase un peu « retour aux sources ». Il a envie de revenir à cette période bon enfant où il tournait en Super 8 avec ses amis, sans avoir de comptes à rendre à ses producteurs. Il veut raviver son amour pour la fabrication des films. Pour l’occasion, il a décidé de se mettre au montage, pour la première fois de sa carrière. L’année prochaine, il veut tâter de la caméra – en gros, il veut en profiter pour approcher et maîtriser tous les outils. Pour l’avoir vu monter, j’ai vraiment senti la différence.

    À travers ses films, on imagine Sono Sion à la fois très extraverti et très pudique, ce qui rend assez surprenantes les révélations du livre.

    Si son cinéma est aussi démonstratif, c’est justement parce qu’il est pudique. C’est une façon de détourner l’attention. C’est quelqu’un de très réservé, qui ne se dévoile pas dans la vie de tous les jours. On m’interroge souvent sur la nature de mes relations avec lui, et c’est dur de répondre, car ça évolue. Il a été une sorte de « père japonais », puisqu’il m’a hébergé pendant je ne sais combien de mois dans son atelier, s’est montré très prévenant à mon égard… Maintenant, nous sommes surtout devenus des amis qui s’appellent pour aller boire un coup, ou alors il m’appelle pour me demander des avis sur tel ou tel scénario… Je me sens très chanceux.

    SOURCE: MADMOVIES - 08/11/2019

    SONO SION ET L’EXERCICE DU CHAOS LE LIVRE De Constant Voisin Éditions Rouge Profond

    Il y a clairement un rapport de maître à élève entre Sono Sion et Constant Voisin (partant, les analyses des deux hommes se rejoignent souvent). Il y a surtout une relation de confiance évidente, qui donne à l’auteur l’opportunité de livrer une oeuvre somme qui solderait les comptes d’une filmographie démentielle à un instant charnière. Le livre arrive au moment idéal, à l’initiative de la personne idéale. Sono Sion s’y livre donc sur chacun de ses films, avec une franchise et une sincérité inédites.

    À la suite de ces entretiens à longueur variable, Constant Voisin plonge tête baissée dans l’analyse des longs-métrages concernés, avec une précieuse recontextualisation, dans des proportions synchrones à l’intérêt porté – aux envolées lyriques sur Tag répond un silence poli sur l’anodin Shinjuku Swan II. Comme dans un film de Sono Sion, l’auteur et son sujet s’autorisent des digressions essentielles pour la compréhension de l’ensemble, notamment sur l’expérience fondatrice au sein du collectif Tokyo GAGAGA (illustrée par de nombreux éléments iconographiques de première bourre).

    À la fin d’une lecture passionnante et harassante vient un sentiment troublant, celui d’avoir élucidé l’énigme Sono Sion. Pour définitif qu’il soit, le livre ne se termine pas sur un baby blues : il pousse au contraire à replonger dans les moindres détails de la filmographie sionesque pour en redécouvrir les merveilles cachées. Que vous soyez amateur plus ou moins illuminé ou novice intimidé par l’aura culte du cinéaste, L’Exercice du chaos s’attache à vous embringuer dans les montagnes russes de ce parcours hors normes porté par une soif d’en découdre jamais entravée par l’amertume.

    Comme dans un film de Sono Sion, les certitudes sont emportées dans un tourbillon sensoriel où musique, écriture, peinture et mise en scène deviennent des armes de poing.

    THE FOREST OF LOVE: LE LABYRINTHE DE SION

    Il y a les pervers narcissiques, armés de leurs manipulations psychologiques aux effets désastreux. Et puis il y a Futoshi Matsunaga. Un joli cœur, adepte de la séduction de ces dames, de l’extorsion de fonds, de la torture physique et mentale, puis du meurtre le plus crapuleux possible une fois le fun tari. Arrêté en 2002, il fut jugé pour sept assassinats, en a sûrement commis bien plus. Dans la transposition made in Sono Sion de ce glaçant fait divers, Matsunaga devient Murata, un chanteur de variétés au charisme sidérant. Les femmes l’adorent, se déchirent par adoration pour lui ou par dégoût d’elles-mêmes, les garçons veulent lui ressembler.

    Le nom « Murata » résonne immanquablement aux oreilles des fans de Sono Sion, et pour cause : c’était déjà le patronyme du terrifiant tueur nihiliste interprété par Denden dans Cold Fish, lui aussi inspiré d’authentiques meurtres en série survenus au Japon. On retrouve d’ailleurs Denden dans The Forest of Love, cette fois dans un rôle de victime, et c’est loin d’être le seul écho tordu à la filmographie de Sono Sion.

    Des écolières tentées par le suicide, des références littéraires et un découpage en chapitres, une durée conséquente qui lorgne du côté des plus magnum de ses opus… Néanmoins, The Forest of Love ne se contente pas de jouer les plus grands hits de son auteur. Ce dernier macère ses obsessions dans un hurlement désaxé qui aurait fait la fierté tonitruante d’Antonin Artaud.

    Le grotesque s’épanche avec une énergie mieux canalisée et plus adaptée à l’image haute définition que dans Tokyo Vampire Hotel, le pessimisme rampant dialogue frénétiquement avec ce culte de l’amour fou que Sono Sion n’a décidément pas fini d’explorer. The Forest of Love rejoint illico les rangs des grands films de son auteur à la grâce de son allant baroque, vachard, fascinant et sale. Très sale.

    SONO SION EN 5 FILMS THE ROOM (1993)

    La renommée internationale de Sono Sion s’est cristallisée autour de Suicide Club (2001) et de sa scène d’intro pandémoniaque. Suicide Club mène à Noriko’s Dinner Table, Strange Circus, la trilogie de la haine, puis c’est l’engrenage de l’addiction.

    Il est assez régulièrement oublié qu’en 2001, Sono Sion a déjà 17 années d’expérience derrière la caméra ; les longs et courts-métrages de cette prolifique période se trouvent dans un rare coffret import DVD japonais nommé « Before Suicide ». À la croisée décisive de cette première partie de sa carrière, se trouve The Room, et son jeu ambigu avec la temporalité, son rythme contemplatif sur lit d’images noir et blanc sublimes, ses motifs qui n’auront de cesse de revenir dans les décennies suivantes.

    I AM KEIKO (1997)

    Tout aussi fondamentale, cette autre digression sur le temps, à la durée d’une heure, une minute, une seconde, comme le rôle-titre le répète souvent entre deux inserts déroutants. Pour la première fois, Sono Sion s’abandonne totalement à une muse, la comédienne Keiko Suzuki, seule à l’écran, dans des plans à la composition picturale hypnotique.

    Pour la première fois, il succombe aux charmes d’une narration en voix off, aux dialogues dont la poésie finit par éclater dans une grâce infinie. Sono Sion prend enfin conscience qu’il doit filmer des femmes. Et pour la première fois, en dépit de toute l’affection légitime que l’on peut avoir pour The Room ou Bicycle Sighs (1990), il accouche d’un authentique chef-d’œuvre.

    NORIKO’S DINNER TABLE (2005)

    Autre chef-d’oeuvre indiscutable, inaliénable, indémodable en dépit de sa patine numérique un peu dégueu. Sono Sion se lance dans des épopées cinématographiques ambitieuses malgré elles, par delà le dénuement de la production, les contraintes aliénantes d’un tournage serré.

    Cette fausse préquelle/séquelle de Suicide Club adresse un coucou assez bourrin au film précédent, puis trace sa propre route narrative. D’une anecdote pas encore entrée dans le domaine du fait divers – des particuliers engageant des comédiens pour interpréter des membres de leur famille lors de dîners ou autres occasions –, Sono Sion tire le film choral absolu, après lequel aucun autre film choral ne pourra être tourné avant trois bonnes années.

    LOVE EXPOSURE (2008)

    Voici donc le film choral terminal, le feuilleton monstre qui chope instantanément par le col et gagne en intérêt, en profondeur et en audace à chaque épisode. La prudence conseillerait de ne pas recommander un film de quatre heures pour débuter son initiation à Sono Sion, mais que la prudence aille bien se faire foutre.

    Love Exposure reste à ce jour le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre du cinéaste, sa Sagrada Familia, son Boléro. L’histoire transcende une nouvelle fois des anecdotes tirées du vécu de l’auteur, lequel infuse son récit d’une vigueur cinématographique grandiloquente, d’une sensibilité à fleur de peau à même de déplacer des montagnes. Love Exposure forme la « trilogie de la haine » avec Cold Fish et Guilty of Romance, deux films plus monstrueux l’un que l’autre.

    ANTIPORNO (2016)

    Constant Voisin confesse et analyse goulûment son obsession pour Tag (2015) dans son ouvrage, et il a bien raison, c’est un film absolument fou, mais la tentation est plus forte de revenir sur ce piratage expérimental hardcore d’une commande de la Nikkatsu.

    Le studio souhaitait lancer une collection estampillée prestige en demandant à quelques réalisateurs de renom de ressusciter le genre roman porno, cahier des charges et flopée de règles à respecter à l’appui. Comme le titre de son opus le laisse deviner, Sono Sion s’acquitte de la tâche avec la plus grande des mauvaises fois.

    Antiporno est un manifeste, un pamphlet bien énervé contre la marche du monde en général et une société japonaise amorphe en particulier. Son film le plus ouvertement sexuel, et le moins érotique.