[Pour ou Contre] Beau is Afraid (Ari Aster)
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Comme convenu, Beau is Afraid (Voir ici, ici et ici )divise radicalement les spectateurs entre ceux qui ont connu une épiphanie et ceux qui ont vécu un calvaire. C’est simple: personne ne pense la même chose devant ce film-monstre de 3 heures, personne aime ou déteste les mêmes choses.
Bref, voici des avis à chaud, en attendant les vôtres de la rédaction de Chaos.
MORGAN BIZET : *Tour à tour potache, cauchemardesque, glaçant, cynique et mélodramatique, Beau is Afraid se prend hélas les pieds dans son ambition démesurée.
Si Ari Aster s’est très rapidement fait un nom dans le domaine de l’horreur avec Hérédité et Midsommar, devenant instantanément la figure de proue honnie ou adorée de l’Elevated Horror, le goût prononcé du cinéaste pour la comédie noire n’a échappé à aucun spectateur. Que ce soit dans le final macabre de son premier film ou dans le ton revanchard et punitif du suivant, Aster s’affirmait secrètement comme le disciple de Todd Solondz, démolisseur en chef de la petite bourgeoisie provinciale américaine.
En toute logique, Beau is Afraid est l’accomplissement de ce vieux rêve obscur. Projet de longue date qu’Aster fantasmait comme premier long-métrage, le film prend comme point de départ deux de ses courts, le bien nommé Beau et Munchausen. L’horreur n’est toutefois jamais très loin dans Beau is Afraid, qui prend des allures de film hardcore de Woody Allen, Aster embrassant ses racines juives pour la première fois dans un de ses scénarios. Odyssée mentale — et donc surplace — de 3h, Beau is Afraid est d’une tout autre ambition que Midsommar et Hérédité.
Surréaliste et mythologique, le film emprunte à Homère, aux Grimm et même au Pinocchio de Carlo Collodi, Beau n’étant au fond qu’un pantin à la recherche de son père, avec des énormes testicules en guise d’appendice surdimensionné. Tour à tour potache, cauchemardesque, glaçant, cynique et mélodramatique, Beau is Afraid se prend hélas les pieds dans son ambition démesurée, qui n’a d’égale que le melon malade d’Ari Aster. Le film a un peu trop tendance à virer en séance de thérapie, succession de séquences plus névrosées les unes que les autres, où Œdipe et Freud règnent en terreur. La première heure confine au génie comique en nous plongeant dans l’esprit dérangé du protagoniste, rollercoaster typiquement asterien où le cinéaste fait l’étal de toute la puissance de sa mise en scène: bienvenue au parc Aster(ix)!
Passé ce tour de force, Beau is Afraid se délite lentement, pris dans une mécanique d’autodestruction, et s’enferme dans un symbolisme balourd et paresseux, entrecoupé de quelques moments de grâce (une adolescente se suicide en avalant de la peinture, un coït sur du Mariah Carey devient fatal). Dommage, on n’est loin dll chef-d’œuvre.
GÉRARD DELORME : Un film prodigieux qui demande à être revu plusieurs fois avant de révéler toutes ses richesses
En droite ligne de ces premiers travaux, Aster développe dans Beau is afraid l’idée de l’adulte qui n’a jamais vécu normalement parce qu’il n’a jamais réussi à s’affranchir de l’influence de sa mère. Pour la raconter, Aster délaisse l’horreur d’Hérédité et de Midsommar au profit d’un absurde kafkaïen mâtiné de comédie noire qui suggère une parenté avec Woody Allen, les Coen bros, Charlie Kaufman ou Darren Aronofsky,mais avec un ton et un style bien à lui.
Sous l’apparence d’une parodie de psychanalyse, il a imaginé une odyssée introspective qu’il a divisée en quatre chapitres, chacun révélant un peu plus les véritables raisons de l’évolution entravée de Beau. De même que dans le court métrage Beau, on ne sait pas si l’environnement monstrueux dans lequel évolue le personnage est un reflet de la réalité ou de son imagination. Chaque chapitre a une ambiance particulière qu’Aster illustre en conséquence, avec une inventivité foisonnante, remplissant l’image de détails signifiants trop nombreux pour être appréciés à leur juste valeur dès la première vision.
Aster se confirme aussi en narrateur magistral, qui arrive à remplir l’intrigue sans nécessairement avoir besoin d’être explicite. Par exemple, la mère de Beau n’apparaît à l’écran qu’à la fin du parcours et pendant une durée limitée, ce qui n’empêche pas sa présence de se faire sentir en permanence et à un point presque caricatural. Tel un cliché freudien, elle convoque toutes les hypothèses de cette relation oedipienne: castratrice, possessive, étouffante, manipulatrice… Elle est au centre des questions qui se posent à Beau et qui trouvent des fragments de réponses au fil de son itinéraire. Pourquoi a-t-il si peur de tout, et surtout du sexe? Un flash-back dévoile une atroce explication que sa mère lui a racontée étant enfant à propos de la mort de son père, et qui a contribué à son incapacité à évoluer.
Longtemps après, il vérifiera que l’histoire était fausse, mais en partie seulement, à l’occasion d’une scène de sexe à la fois hilarante et terrible. Dans le dernier chapitre qui laisse enfin l’actrice Patti Lupone libérer tout le potentiel effrayant de la mère, Aster n’en finit pas de sidérer par l’inventvité et l’élégance de sa mise en scène. Il a une façon magistrale d’utliser l’espace de la maison, qui rappelle ce qu’il avait expérimenté avec les maquettes dans Hérédité, mais poussé à un degré de sophistication tel qu’on se demande comment il a fait. Comme pour beaucoup d’éléments de ce film prodigieux, il demande à être revu plusieurs fois avant de révéler toutes ses richesses.
ROMAIN LE VERN : Une pure expérience de cinéma aussi inconfortable qu’inoubliable
C’est Martin Scorsese, premier fan de Beau is Afraid, qui le dit: il n’a pas vu de film plus clivant depuis… Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1976). Ce qui remonte à très loin et ce qui devrait légitimement vous inciter à faire le test dans la salle de cinéma la plus proche de chez vous. Depuis, Barry Lyndon est devenu le film culte que l’on sait. On souhaite la même trajectoire à ce troisième long métrage du réalisateur américain Ari Aster, Pour rejoindre sa mère, Beau (Joaquin Phoenix, que l’on peut sobrement qualifier de plus grand acteur de tous les temps de la galaxie du monde) doit affronter le « monde entier » (les junkies agressifs en bas de chez lui, les voisins qui nous font un remake du Locataire de Polanski, le couple endeuillé par la mort de leur enfant qui le retiennent en otage, un Denis Ménochet flanqué d’une hache…)
Ce dont a peur Beau, c’est d’affronter qui il est vraiment: l’homme dans le miroir. L’adulte qui se revoit enfant dans un
passé merveilleux et qui se demande comment il en est arrivé là, perdu dans la nuit d’un désastre inouï.Pour raconter le parcours de cet homme gravement tourmenté, Ari Aster choisit la forme de l’odyssée kaftaïenne. Pas la plus simple, on vous l’accorde, mais le cinéma, c’est aussi ne pas passer à côté des choses compliquées. Monstre couturé, Beau is Afraid est très beau et très bizarre, avec des choses qui plaisent plus que d’autres sur les trois-heures-qu-on-sent-bien-passer (première heure plus forte que le reste, redondances du cauchemar immobile, embardées plus ou moins inspirées, dimension psychanalytique du conte noir récitant celle de La Luna de Bernardo Bertolucci mais de façon éculée, plan
final agressivement abscons…), mais qui ne demandent pas notre approbation.C’est vraiment un objet imposant dans la production actuelle, plein d’influences tous azimuts (d’un clip de Bjork réalisé par Gondry à un film de Douglas Sirk), à évolution continue, à géométrie variable, à transformations à vue… Pour reprendre la formule de Scorsese, faites le test: que vous aimiez ou détestiez, c’est pareil. Ce (parfois) sidérant et (constamment) ambitieux monde d’idées qui s’ouvre à vous pendant 179 minutes restera comme une pure expérience de cinéma aussi inconfortable qu’inoubliable.
JÉRÉMIE MARCHETTI : La digestion ne sera pas aisée, c’est sûr, mais quelle expérience de cinéma: pas de doute, on est là pour ça.
Un vieux garçon part rejoindre sa moman„. La belle affaire! Mais comment faire lorsque chaque interaction, chaque pas, chaque geste, semblent indubitablement mener à la catastrophe? À Mister Aster de transformer cette ballade d’un monsieur pas-de-chance en After Hours de l’enfer qui évoque parfois un autre grand film de l’impossible, l’indomptable Mother de Darren Aronofsky, dont il pourrait être le cousin d’extérieur. Même refus des conventions, du bon goût, même «débrouillez-vous», même appétence pour le malaise en barre, même volonté de descendre la pente sans freins (quitte à tomber et à s’amocher) ou même goût pour l’horreur humaine en torrent.
Du Roman Polanski destroy, du Alex Van Warmerdam sous crack, un peu aussi. Un conte de Grimm revu au goût du jour, avec son imaginaire de fable (une marâtre, un ogre, des maisons trop accueillantes, une princesse, une forêt enchantée…) et ses ramifications qui feraient pâlir Bruno Bettelheim: c’est simple, ici le canapé du psy vous bouffe tout cru. Espérons d’ailleurs que Maman Aster ne regarde pas le film! Son grand petit garçon martyr pour qui jouissance = mort traverse toutes les strates de la terreur, comme un Little Nemo vieillissant bloqué dans un cauchemar en boucle et sans moral.
Avec comme seule respiration (et encore…,), une somptueuse parenthèse en animation, laissée aux bons soins du tandem Joaquin Cocina et Cristobal Leon, auquel on doit les sidérants La casa lobo et Los Huesos. L’étreinte du deuil, l’étau familial, les liaisons poisons, l’univers complot: la tambouille asterienne boue dans un grand chaudron dont il est impossible de goûter le contenu sans s’ébouillanter. Et toujours, au milieu des cris et des macchabées, une science de la mise en scène déroutante, ne serait-ce que dans les multiples espaces qui grignotent le film, où chaque bibelot raconte quelque chose, où un simple changement d’axe fout le vertige. La digestion ne sera pas aisée, c’est sûr, mais quelle expérience de cinéma: pas de doute, on est là pour ça.
GAUTIER ROOS : Le film, démarré de la plus brillante des façons, s’embourbe dans un dédale de trous d’air où il devient bien difficile pour le spectateur de s’identifier à quoi que ce soit.
Dans l’une des dernières scènes du film (restons suffisamment évasifs pour ne rien enlever au plaisir/déplaisir des spectateurs qui découvriront la chose cette semaine), un grand auditorium assiste
amorphe à un spectacle de gladiateur ébouriffant: l’idée de la foule anonyme, très probablement reconstituée par une IA tout aussi quelconque, est un peu ce qui me bloque dans le cinéma du père Aster.Une inconsistance chronique de ses personnages secondaires qu’on croirait fixés au décor, comme si Ari les plaçait systématiquement à l’arrière de son ambitieux carrosse. Un travers déjà entrevu dans le pourtant pas-mal-fichu Midsommar et dont le réal new-yorkais n’a pas le monopole: les derniers films de Serebrennikov s’inscrivent dans cette même veine et demeurent très difficiles à digérer pour le spectateur n’ayant pas avalé un rouleau entier de Guronsan au préalable. Moins horrible tout de même (soyons sérieux!) que le cauchemardesque La Fièvre de Petrov, Beau is afraid est un étrange mélange entre clins d’œil d’ados bien trop connivents envers le spectateur — amis de la psychanalyse « service trois-pièces », vous serez servis — et de magnifiques trouvailles grand-guignolesques (preuve en est : on réécoute en boucle Always Be My Baby de Mariah Carey d’une oreille bien moins rassurée désormais).
Il faut dire qu’en annonçant dès les prémices du film son intention première — l’odyssée-calvaire d’un fils à maman contre qui le sort s’acharne — le prince Ari ne s’est pas facilité la tâche: son film, démarré de la plus brillante des façons, s’embourbe dans un dédale de trous d’air où il devient bien difficile pour le spectateur de s’identifier à quoi que ce soit, un peu comme si Polanski avait en cours de route filé son Arritlex à un fanzouze pontifiant de Charlie Kaufman (grande bizarrerie du film, à la fois très aventureux et éminemment sérieux).
Et de relativiser quelque peu la carrière récente du pourtant pas manchot Joaquin Phoenix, embourbé dans des projets impossibles depuis maintenant 10 ans (j’ai nommé Irrational Man, You Were Never Really Here, et un Joker hélas appelé à faire des petits). Une concession à faire tout de même: il est tout à fait possible, exemple d’Under the Silver Lake à l’appui, que le temps donne raison au film et que ses détracteurs rebroussent chemin dans les années à venir… Allez, une petite question provoc’ à deux sous pour finir: comment peut-on bitcher sur la fin « petite maline » d’Au poste de Quentin Dupieux, et trouver celle de Beau is afraid aussi génialissime que démente?
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C’est Martin Scorsese, premier fan de Beau is Afraid, qui le dit: il n’a pas vu de film plus clivant depuis… Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1976). Ce qui remonte à très loin et ce qui devrait légitimement vous inciter à faire le test dans la salle de cinéma la plus proche de chez vous.
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