Un zoo fossile d'un demi-milliard d'années
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Un nouveau gisement de fossiles découvert au pied de la montagne Noire, au sud du Massif central, apporte un témoignage inédit sur la biodiversité marine d’il y a un demi-milliard d’années.
Dans le sud-est des Rocheuses canadiennes, la faune des schistes de Burgess a acquis une renommée internationale dans le milieu de la paléontologie. Ces dépôts fossiles à flanc de montagne offrent un témoignage unique de l’explosion cambrienne, véritable foisonnement de vie animale survenu il y a plus d’un demi-milliard d’années dans les océans du globe. De l’autre côté de l’Atlantique, Cabrières est en passe de devenir aussi célèbre que le site fossilifère nord-américain. En 2018, ce village de l’Hérault situé sur les contreforts méridionaux de la montagne Noire a été le théâtre d’une découverte exceptionnelle : un vaste ensemble d’espèces fossilisées datant de l’Ordovicien inférieur (- 485 à - 477 millions d’années), soit la période géologique qui succède immédiatement au Cambrien (- 541 à - 485 millions d’années).
Les tout premiers fossiles ont été exhumés par Éric et Sylvie Monceret, un couple de paléontologues amateurs qui explore depuis de nombreuses années les affleurements géologiques de la région du Minervois.
Dans les semaines qui précédèrent leur découverte sur les pentes d’une colline boisée se dressant à quelques kilomètres de Cabrières, Éric Monceret était au Maroc où il participait à une mission scientifique dans le massif de l’Anti-Atlas.
« À n’en pas douter, cette campagne de fouilles les a aidés à se familiariser avec la paléofaune à préservation exceptionnelle de l’Ordovicien inférieur, dont la formation géologique des Fezouata constitue l’un des témoignages les plus remarquables », constate Bertrand Lefebvre, chargé de recherche CNRS au Laboratoire de géologie de Lyon : Terre, planètes, environnement (1) (LGL-TPE) qui a supervisé plusieurs études de terrain dans cette région.
Un gisement fossilifère exceptionnel
À l’instar du gisement fossilifère des Fezouata, celui de Cabrières appartient à la catégorie des « Konservat-Lagerstätten ». En paléontologie, ce terme d’origine allemande désigne les dépôts fossiles particulièrement bien préservés. « De tels assemblages contiennent non seulement les parties dures des animaux, comme les squelettes d’arthropodes ou les coquilles de bivalves, mais aussi des parties molles de nature organique qui apparaissent parfois dans la roche sous forme d’empreintes, détaille Bertrand Lefebvre. Contrairement à un gisement fossilifère classique qui se compose uniquement de restes minéralisés, un “Lagerstätte de conservation” offre donc un très bon aperçu de la structure originelle des communautés d’espèces. »
Sur l’ensemble de la planète, les dépôts de ce genre représentent à peine 1 % des sites fossilifères. En ce qui concerne l’Ordovicien inférieur, les gisements en mesure de décrire la faune et la flore des écosystèmes marins de cette époque géologique se comptent même sur les doigts d’une main.
À l’aune de cette rareté, on mesure toute la valeur scientifique d’un gisement comme celui de Cabrières. Valeur qui n’a d’ailleurs fait que se confirmer au fil des campagnes de fouilles organisées depuis 2018, celles-ci ayant d’ores et déjà abouti à la découverte de plus de 400 fossiles dont la taille s’échelonne entre quelques millimètres et plusieurs centimètres (2).
« Outre la présence d’arthropodes archaïques tels que les trilobites, de brachiopodes, de cnidaires et de mollusques gastéropodes que l’on retrouve tous dans la formation géologique des Fezouata, le biote de Cabrières se singularise par une abondance d’éponges de grande taille et d’algues ramifiées », souligne Christophe Dupichaud, doctorant au LGL-TPE qui a participé à la dernière étude de terrain du site, en octobre 2023.
Quand l’Hérault voisinait avec le pôle Sud
La présence en nombre d’éponges et de macro-algues dans le gisement de Cabrières trahit son implantation géographique à de hautes latitudes durant l’Ordovicien inférieur. Sous l’action de la dérive des continents, l’actuel département de l’Hérault se situait en effet tout près du pôle Sud à cette époque. Au même moment, la Terre est confrontée à une phase de réchauffement intense ayant débuté vers la fin du Cambrien. La température moyenne des océans est alors supérieure de 15° C à celle d’aujourd’hui.
La biodiversité dont témoigne le dépôt fossile de Cabrières accrédite donc un peu plus l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas eu d’extinction à grande échelle des espèces vers la fin de l’époque cambrienne, mais plutôt des disparitions ponctuelles dans les zones océaniques les plus impactées par le réchauffement comme les régions tropicales et tempérées. « Les pôles ayant été moins affectés par la hausse des températures, ils ont pu servir de refuge aux animaux et végétaux qui furent capables de migrer vers ces hautes latitudes », complète Christophe Dupichaud.
Au travers de collaborations avec des chercheurs de l’Institut des sciences de la Terre de Lausanne et de l’université Paris-Saclay, certains des fossiles collectés dans le gisement de la montagne Noire ont pu être examinés avec des technologies de pointe. La surface de cinq spécimens d’arthropodes bivalves a tout d’abord été scrutée à l’aide d’un microscope électronique à balayage de dernière génération. Deux autres échantillons contenant des arthropodes bivalves, des brachiopodes et des éponges ont en outre été auscultés en profondeur grâce au Synchrotron Soleil.
« En offrant la possibilité de déterminer la géométrie des cristaux de fer présents dans les fossiles, ces analyses nous ont permis de confirmer qu’un processus de fossilisation extrêmement rapide avait abouti à la minéralisation de certains tissus mous de ces organismes », explique le doctorant en paléontologie.
Contextualiser le processus de fossilisation
Par ailleurs, en dépit des campagnes de fouilles successives, l’équipe scientifique a constaté que certains groupes d’animaux emblématiques de l’Ordovicien étaient quasiment absents du gisement de Cabrières. C’est notamment le cas des échinodermes, dont on dénombre seulement cinq spécimens, alors qu’ils constituent les deux tiers des taxons identifiés sur le site des Fezouata.
Cette sous-représentation pourrait être liée à une trop grande concentration d’éléments nutritifs dans la colonne d’eau. Car si les échinodermes prospèrent dans les milieux oligotrophes pauvres en nutriments, ils se révèlent incapables de concurrencer les autres espèces lorsque les ressources nutritives sont abondantes.
Pour Bertrand Lefebvre, la rareté des échinodermes dans le biote de Cabrières pourrait aussi refléter sa localisation dans le milieu marin lorsque débuta le processus de fossilisation : « Sachant que les éocrinoïdes, qui constituent l’essentiel des échinodermes des Fezouata, se rencontrent soit près du rivage soit à une centaine de mètres de profondeur, comme cela a pu être confirmé dans le cas du gisement marocain, le biote de Cabrières se situait peut-être à une profondeur intermédiaire, dans une sorte de no man’s land où les éocrinoïdes sont généralement absents. »
La prochaine campagne de fouilles prévue en avril permettra sans doute d’éclaircir ce mystère. Deux semaines durant, une quinzaine de chercheurs parmi lesquels des paléobiologistes, des géochimistes et des sédimentologues se relaieront sur le site fossilifère de la montagne Noire. Leur mission : recueillir un maximum de données in situ afin de reconstituer l’environnement dans lequel évoluait cette communauté d’espèces unique tout en élucidant les circonstances dans lesquelles celle-ci s’est retrouvée piégée pour l’éternité dans les sédiments marins de l’Ordovicien inférieur.
- (1) Unité CNRS/ENS Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1.
- (2) “The Cabrières Biota (France) provides insights into Ordovician polar ecosystems”, Farid Saleh et al., Nature Ecology and Evolution, 9 février 2024.
Source: https://lejournal.cnrs.fr/articles/un-zoo-fossile-dun-demi-milliard-dannees
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