Petite histoire du tatouage : de ses interdits à son effet de mode jusqu’à son effacement
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Près de 40 % des tatoués auraient des regrets. Pas de panique : si vous avez “Maman for ever” dans le dos ou le prénom d’un(e) ex sur la poitrine, les techniques de détatouage se perfectionnent… moyennant finance. Reportage à Barcelone.
Anna est infirmière. À 30 ans tout rond et après une rupture sentimentale, elle est en train de refaire sa vie avec un homme rencontré à Barcelone, sa ville natale. Dans son entourage, personne n’a pensé que le tatouage porté au poignet gauche par cette grande jeune femme brune pouvait la déranger. Un cœur avec deux alliances à l’intérieur, qu’elle s’était fait graver pour sceller son amour avec un précédent compagnon. « Quand on s’est séparés, ce tatouage m’est devenu insupportable », explique-t-elle dans la salle d’attente de Ray studios.
Située dans le quartier bobo de Gracia, cette petite clinique nec plus ultra, ouverte depuis septembre 2022, propose de faire disparaître les tatouages à 100 %, sans trace ni cicatrice. C’est un succès : vingt à quarante patients franchissent le seuil chaque jour. Au départ, en pleine pandémie de Covid, Anna s’était rendue dans une petite succursale sombre du Gòtic, le centre historique de la capitale catalane, où les tatoueurs sont légion. Un amateur lui avait proposé une abrasion à l’aide d’une brosse rotative, sous anesthésie. Un autre avait carrément entrepris d’éliminer son dessin au poignet au scalpel. Deux techniques préconisées depuis quelques années déjà par des cliniques de chirurgie esthétique. « C’était hyper douloureux, j’ai préféré faire une pause, jusqu’à ce que je découvre la technique au laser », dit-elle.
Casser les molécules d’encre
Cette solution s’est considérablement perfectionnée récemment, grâce à son usage courant en ophtalmologie, mais qui nécessite huit à douze séances en moyenne. Toutes les bourses n’y ont pas accès : en fonction de la superficie à traiter, le prix d’une séance peut atteindre 1 000 euros. « En ce moment, je suis dans un entre-deux désagréable, confie Anna, les gens n’arrêtent pas de me poser des questions, ils veulent savoir pourquoi je me fais enlever mon tatouage, je le vis comme une intrusion pénible dans mon intimité. »
Ray studios est une chaîne d’origine parisienne. Ses praticiens, infirmières ou médecins, utilisent un laser capable de casser les molécules d’encre logées dans l’épiderme. « Les pores de la peau sont trop petits pour les laisser sortir, d’où le caractère théoriquement indélébile du tatouage. Avec notre machine à fréquence très élevée, on permet à l’encre d’être évacuée par le système lymphatique, sans aucune lésion », indique Laurent Morin, patron de la filiale espagnole.
L’enseigne s’est lancée en 2021, constatant une tendance de fond repérée initialement par plusieurs cliniques de chirurgie esthétique et « comparable à celle de l’épilation laser il y a vingt ans ». Un phénomène nouveau à Barcelone, l’une des villes d’Europe où le tatouage est le plus en vogue. Même si l’Espagne n’est que sixième au classement mondial des pays les plus tatoués (42 % de la population), le trio de tête étant composé de l’Italie, de la Suède et des États-Unis – où le leader mondial, la chaîne Removery avec ses cent cinquante cliniques, fait fureur depuis 2019
Prénoms, dessins tribaux, étoiles…
Selon le groupe hispanique de cliniques privées Quirónsalud, environ 20 % des personnes tatouées se font actuellement retirer leur tatoo. Si d’après différentes études, le taux de regret atteindrait 40 %, d’autres montrent que les repentis sont plus nombreux autour de la quarantaine. Les plus jeunes et les plus vieux, à l’inverse, assument bien mieux leur tatouage.
Les motifs les plus regrettés sont le prénom d’autrui, mais également les dessins tribaux et les étoiles disséminées sur tout le corps. Présentateur télé, DJ, juge, délinquant, star du porno… On trouve tous les profils, y compris les tatoueurs responsables de ratages, qui amènent leurs propres clients ! Il y a aussi les candidats à des emplois dans des secteurs rétifs au tatouage : la police, les compagnies aériennes…
La proscription du tatouage est peut-être aussi ancienne que la pratique elle-même, dont les premiers bénéficiaires connus sont des momies égyptiennes âgées de plus de 5 000 ans. « Employé uniquement à des fins coercitives en Grèce, à Rome et en Chine impériale, le tatouage, interdit par la Bible, disparaît presque totalement de l’Europe médiévale, explique Luc Renaut, maître de conférences à l’université de Grenoble. Toutefois, à partir de la fin du XVIᵉ siècle, des pèlerins reviennent de Terre sainte avec des tatouages de dévotion, bien avant les quelques membres de l’expédition James Cook dans l’océan Pacifique qui, en 1769, livrèrent leurs bras aux tatoueurs tahitiens. » Ce chercheur a découvert un document du milieu du XVIIIᵉ siècle relatant les mésaventures de deux lords anglais qui, après s’être fait tatouer à Venise sur un coup de tête, cherchent en vain le moyen d’effacer des marques devenues gênantes au regard de leur condition sociale : l’un portrait l’effigie d’une prostituée, l’autre le blason d’un monarque devenu entre-temps ennemi de sa patrie.
Aujourd’hui, si le tatouage s’explique surtout par le culte du corps et moins par la contre-culture qu’il véhiculait au XXᵉ siècle, le détatouage, lui, peut avoir de multiples causes : changement de vie, effet de mode, religion… En décembre, un Catalan d’une quarantaine d’années s’est rendu à Ray studios pour corriger la skyline de Barcelone dessinée sur son bras. La montagne du Tibidabo qui surplombe la cité était représentée sous un ciel menaçant. « Il fait toujours beau ici, c’est irréaliste, je veux enlever les nuages. »