Les défis d’une IA frugale
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Alors que le développement de l’intelligence artificielle (IA) va réclamer toujours plus d’énergie, comment limiter son impact sur le changement climatique ?
« Le numérique étant partout, l’évaluation de son impact est un sujet compliqué, affirme Denis Trystram, professeur à l’Institut polytechnique de Grenoble et membre du Laboratoire d’informatique de Grenoble (1) (LIG). Par exemple, faut-il entrer la consommation des véhicules Tesla dans la catégorie du transport ou du numérique ? Est-ce que l’énergie utilisée pour la commande de billets en ligne doit aller dans le bilan du transport ferroviaire ou rester dans celui d’Internet ? En général, on estime que le numérique représente de 4 à 5 % de la demande énergétique mondiale. Ce chiffre est cependant voué à augmenter de plus en plus vite, notamment à cause du développement de l’IA. Déjà plus consommateur que l’aviation civile, le numérique pourrait peser autant que le secteur des transports dès 2025. À eux seuls, les datacenters (centre de données) absorbent 1 % de l’électricité planétaire. »
Une solution pour un traitement local des données
Denis Trystram, qui est également titulaire d’une chaire à l’institut MIAI (2) Grenoble Alpes, a longtemps travaillé à l’optimisation des systèmes distribués, c’est-à-dire des réseaux d’appareils mobiles tels que ceux de l’internet des objets (IoT). D’abord menées sur les performances de calcul, ses recherches ont progressivement évolué vers une réduction de la consommation énergétique et de l’impact environnemental du numérique et de l’apprentissage automatique. Le chercheur s’est penché sur le concept d’edge computing (ou informatique en périphérie de réseau), notamment via le programme de recherche Edge Intelligence (3).
Contrairement aux systèmes classiques où les données sont centralisées et exploitées dans un nombre limité de serveurs puissants, l’edge computing propose un stockage et un traitement des données au plus près de l’endroit où elles ont été produites. La circulation de grandes masses d’informations s’en trouve ainsi réduite. De plus, bien que ces objets connectés soient beaucoup moins puissants que des datacenters, ils sont aussi et surtout moins coûteux et moins énergivores. Certes, il n’est pas possible d’y entraîner des modèles d’IA complexes, mais on peut néanmoins y faire tourner des algorithmes déjà opérationnels.
« Avec Edge Intelligence, nous identifions les cas de figure où le traitement local est une option plus frugale que de tout centraliser, poursuit Denis Trystram. Je produis également des outils pour mesurer la consommation des IA, afin d’informer les utilisateurs. » En effet, il est important de garder en tête que la plupart des « données utilisées sur Internet n’ont généralement pas été générées au sein des datacenters : elles proviennent d’appareils photo, d’ordinateurs ou encore de téléphones portables, explique le chercheur de Grenoble. Ainsi, il semble pertinent de les employer au plus près de la machine qui les a engendrées pour soulager les réseaux et éviter de faire transiter des données dont on ne sait pas encore si elles serviront. »
En l’absence de solution technique miracle qui gommera d’un coup la demande énergétique du numérique, la responsabilisation des usagers est vue comme une piste essentielle. Et pour cela, il est nécessaire de savoir ce que coûte réellement des pratiques à présent courantes, comme regarder en haute définition une vidéo sur son téléphone.
De plus, Denis Trystram collabore avec des philosophes, des sociologues et des économistes expérimentaux. Leurs outils, issus des sciences humaines et sociales, aident à y voir plus clair et à analyser les problèmes dans leur globalité. « Face à la prise de conscience du poids du numérique dans la crise climatique, plusieurs réactions sont possibles, explique Denis Trystram. La plus simple, celle des géants du Web, est de continuer comme avant, tout en affirmant que les centres de données sont plus verts. Or, le zéro carbone n’est jamais atteint si l’on prend en compte tous les paramètres matériels. L’optimisation des performances permet de réduire jusqu’à 30 à 40 % de l’impact énergétique des grandes plateformes numériques, mais ces gains sont effacés par l’accélération des usages. Pour aller plus loin, il faut donc remettre en cause le modèle tout entier, interroger les comportements et déterminer quels usages sont véritablement nécessaires. »
Des marges de progressions réelles
Un avis partagé par Gilles Sassatelli, directeur de recherche au Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (4) où il travaille sur les IA pour les systèmes embarqués et l’alimentation de vastes systèmes de calcul par des énergies renouvelables. Il exploite également les propriétés physiques des matériaux afin d’obtenir des composants électroniques capables de gérer des tâches qui sont pour l’instant effectuées numériquement. L’idée étant de décharger l’IA de certains calculs. Enfin, tout comme Denis Trystram, il étudie le edge computing. « Il ne faut pas se leurrer, l’IA est considérée comme un vecteur de croissance économique par beaucoup de secteurs d’activité, affirme Gilles Sassatelli. En l’état, tous les progrès scientifiques en l’efficacité énergétique des IA seront annulés par effet rebond. » Au lieu d’être pérennisées, les économies réalisées sont en effet perçues comme une opportunité d’utiliser davantage les outils numériques.
L’humanité reste sur la recette qui veut que plus un modèle est gros, meilleur il est. Or c’est une manière très inefficace de procéder. On sait aussi qu’il existe une marge de progression très importante en termes d’efficacité, même si on n’a pas encore trouvé les clés scientifiques pour déverrouiller ce potentiel. À titre d’exemple, on peut réaliser des économies significatives en identifiant les endroits où l’on peut réduire drastiquement la précision des calculs dans les réseaux de neurones, mais ce n’est qu’un premier pas.
Divers systèmes, aux frontières des neurosciences, des mathématiques et de la physique fondamentale ouvrent des perspectives intéressantes. Le cerveau humain nous montre ainsi que les possibilités de progrès sont énormes car il parvient à accomplir toutes ses tâches avec seulement une dizaine de watts, soit moins que l’énergie nécessaire à une lampe de chevet.
« Pour l’instant, aucun de ces modèles “émergents” ne passe réellement à l’échelle et ne peut rivaliser avec ceux d’IA conventionnels en production, tempère Gilles Sassatelli. Le même problème freine l’utilisation d’énergies renouvelables dans les datacenters : leur architecture “névralgique” n’est pas optimale, et repenser leur architecture même en s’inspirant du edge computing pourrait ouvrir des pistes vers des solutions plus vertueuses, avec un numérique plus proche de l’humain et de ses usages, plus responsable. La question est finalement plus sociétale que scientifique : quelle place souhaitons-nous que les IA occupent dans la société de demain ? Nous voyons déjà des régulations être discutées en Europe et aux États-Unis. Une communauté nationale et internationale de chercheurs est en train de se former autour du numérique responsable. Il faudra cependant s’investir davantage sur ces questions. »
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(1) Unité CNRS/Université Grenoble Alpes.
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(2) Multidisciplinary institute in artificial intelligence.
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(4) Unité CNRS/Université de Montpellier.
Source: https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-defis-dune-ia-frugale
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