Le Grand Rift africain, berceau et avenir de l’humanité
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Gestion des ressources, résilience face aux catastrophes naturelles, croissance économique et inégalités éducatives persistantes… Le Grand Rift africain concentre bon nombre des enjeux actuels et futurs, qui seront abordés lors d’un colloque les 17 et 18 novembre au Collège de France. Détails avec Sandrine Prat, paléoanthropologue, coautrice d’un ouvrage qui paraît aujourd’hui aux Editions du Cherche Midi.
Dans l’ouvrage qui vient de paraître (1), que vous avez codirigé avec Jean-Renaud Boisserie (2) et Christel Tiberi (3), vous affirmez que le Grand Rift africain se situe « à la confluence des temps ». Pourquoi cette appellation ?
Sandrine Prat (4) . Elle tient à la singularité géologique de la région. Celle-ci s’étend sur 4 000 km, depuis la dépression de l’Afar, au nord de l’Éthiopie, la zone la plus ancienne du Rift, jusqu’au golfe du Mozambique, au sud de la Tanzanie, la zone la plus récente. Sous l’effet de la géodynamique interne, l’est du continent africain se fracture depuis déjà 25 millions d’années. La lente poussée d’une immense bulle de matière chaude, remontant du noyau terrestre, sous-tend, par en-dessous, les vallées, hauts plateaux et grands lacs caractéristiques du territoire. De ces bouleversements sismiques et volcaniques est née une déchirure : le Rift d’Afrique orientale. La région se fissure en trois axes distincts : le rift éthiopien au nord, la branche occidentale, de l’Ouganda au Burundi, et la branche orientale, entre le Kenya et la Tanzanie. Cette déchirure dans la plaque africaine annonce à terme l’ouverture d’un futur océan et la dislocation progressive de la Corne de l’Afrique du reste du continent.Compte tenu de cette configuration particulière, le Grand Rift évolue dans le temps, ce qu’on peut d’ailleurs voir à travers les couches géologiques qui se révèlent le long des failles. À ce temps long, de l’ordre des millions d’années, s’ajoutent les temps plus courts, courant sur des milliers d’années, des humains, de leurs sociétés et de leur environnement.
Enfin, vient le temps des recherches, pluridisciplinaires et bien implantées dans la région depuis les premières expéditions scientifiques au début du XXe siècle, qui ont elles-mêmes leurs propres temporalités : les sismologues enregistrent des données à l’échelle de la seconde, les linguistes notent des évolutions sur plusieurs décennies, quant aux paléoanthropologues comme moi, notre travail sur des missions au long cours nous permet de voir à des millions d’années en arrière.
La région est ainsi très connue du grand public comme « le berceau de l’humanité » en raison des nombreuses découvertes de fossiles humains qu’on y fit depuis les expéditions d’Yves Coppens et la découverte de Lucy en 1974 en Éthiopie jusqu’à celle, en 2015, sur les rives du lac Turkana au Kenya, des plus anciens outils taillés par des hominines (Australopithèques et premiers Homo, Ndlr) , vieux de 3,3 millions d’années.
Pourquoi le Rift concentre-t-il autant d’enjeux globaux ?
S. P. Les particularités géologiques de ce territoire en ont fait une étonnante fabrique de diversités, tant environnementales, paysagères, écosystémiques que culturelles et sociales, qui génèrent autant d’enjeux cruciaux pour l’avenir du monde. Y coexistent aujourd’hui des forêts, situées sur les pentes des grands volcans, à l’image du Kilimandjaro en Tanzanie, et des déserts, comme au nord de la Somalie ; des littoraux, telle la côte swahilie, de la Somalie au Mozambique, et des hautes montagnes, en Éthiopie, en Tanzanie et au Kenya.Cohabitent également des économies en pleine croissance, à l’instar du Kenya et de l’Éthiopie depuis une trentaine d’années – en témoigne l’accroissement rapide de leurs nombres d’universités, respectivement multiplié par deux et par cinq entre 1990 et 2023, et d’autres en proie à des crises alimentaires récurrentes, comme la Somalie. De même cohabitent des régimes politiques totalitaires, tel l’Érythrée, des démocraties, à l’image du Kenya et des sociétés sans État, comme les Mursi du sud-ouest éthiopien. De cette diversité caractéristique on peut tirer quantité d’exemples pour alimenter des réflexions sociétales, économiques et environnementales.
Peut-on ainsi dire du Rift qu’il est un laboratoire du futur de l’humanité ?
S. P. Plutôt que d’un laboratoire, je parlerai d’observatoire, car le Rift recèle des données aussi bien sur le passé, le présent que le futur. Dans la longue occupation humaine de la région, on peut par exemple trouver de quoi nourrir les problématiques qu’on rencontre de nos jours.Ainsi, les recherches paléoanthropologiques ont mis en évidence que les populations humaines préhistoriques ont su s’adapter, dès 2,8 millions d’années, à des environnements de plus en plus variés et changeants et aux changements climatiques globaux, comme une aridification croissante des écosystèmes, sans compter les phénomènes volcaniques récurrents. Les cendres volcaniques indurées (qui se sont solidifiées, Ndlr) du site de Laetoli dans le parc du Ngorongoro (Tanzanie), qui ont préservé des empreintes d’Australopithèques datées de 3,5 millions d’années, témoignent de cette adaptation ancienne aux phénomènes volcaniques. De même, on retrouve dans tout le Rift des outils faits à base d’obsidienne, ce verre volcanique noir et tranchant dépourvu de cristaux.
Aujourd’hui encore, les habitants de ces régions volcaniques continuent à vivre avec les volcans, utilisant leurs ressources (géothermiques, minérales et minéralogiques) en s’adaptant aux risques qui en découlent : pollution au fluor, salinité des lacs, ou éruption volcanique, à l’instar du Nyiragongo, en République démocratique du Congo, en 2002, qui nécessita l’évacuation de 400 000 personnes.
D’autres problèmes, qui commencent à émerger en Europe, se posent depuis longtemps de manière critique en Afrique orientale. On a de ce fait beaucoup à apprendre des pays du Rift sur leurs expériences de gestion de l’eau, une question primordiale de longue date dans la région alors qu’elle fait à peine son apparition en France.
Les populations ont ainsi mis en œuvre différentes infrastructures pour exploiter la ressource hydrique. Certaines immenses, tels les barrages éthiopiens sur l’Omo et sur le Nil – dont la construction n’est pas sans susciter des tensions avec les pays en amont (Kenya, Soudan, Égypte) ; d’autres à une échelle plus petite, à l’image des systèmes de gestion et de récupération de l’eau partagés par les communautés que sont les puits, les oasis et les canaux d’irrigation ; enfin, certaines font appel à de nouvelles technologies, comme la récupération par condensation en relation avec la géothermie naturelle. En somme, les sociétés actuelles devraient s’inspirer de la grande capacité d’adaptation des populations du Rift.
Vu la multitude des angles d’approche du Rift possibles, ma collègue Christel Tiberi évoque d’ailleurs un « “géo-bio-éco-socio-système”, c’est-à-dire une structure géologique active, interagissant avec son environnement biologique, sociétal et écologique ». C’est dire le nombre de sciences impliquées (5) pour l’étudier !
Le Rift apparaît comme un espace particulièrement sensible en termes de réponse à la crise environnementale globale. À l’heure de ces changements, quelles leçons les recherches en Afrique orientale peuvent-elles nous apporter ?
S. P. Le Rift africain concentre tous les enjeux – environnementaux, politiques, économiques, sanitaires et éducatifs. Il est l’hôte d’une biodiversité en prise, depuis bien longtemps, avec les changements anthropiques. Nous pouvons prendre comme exemples les projets d’oléoducs chauffés qui traversent des réserves naturelles, l’augmentation des monocultures, comme celle des roses au Kenya, qui épuisent la fertilité des sols, la gestion des sols, le développement agricole et la déruralisation de certaines sociétés qui mettent en avant le fait qu’aucun développement économique n’est soutenable sans concertation avec les populations locales, le respect de leurs pratiques agricoles et le maintien de la biodiversité.Cependant, toutes ces recherches ne peuvent se maintenir que si elles bénéficient de financements publics sur le temps long et qu’elles alimentent une co-construction scientifique avec les pays du Rift, variable selon les États, c’est-à-dire la formation d’étudiants sur place et la collaboration avec les scientifiques locaux. Il est important que nos partenaires locaux prennent de plus en plus de place dans la recherche, notamment à travers des projets de recherche internationaux et des réseaux de recherche internationaux, et que nous sortions ainsi d’une certaine vision post-coloniale de la recherche.
- (1) Le Grand Rift africain, à la confluence des temps, collectif, Le Cherche Midi, novembre 2023, 184 pages.
- (2) Paléontologue, directeur de recherche au CNRS, au Centre français d’études éthiopiennes à Addis Abeba (CNRS/MEAE) et au laboratoire Paléontologie, évolution, paléoécosystèmes paléoprimatologie (CNRS/Université de Poitiers).
- (3) Géophysicienne, directrice de recherche au CNRS, au laboratoire Géosciences Montpellier (CNRS/Université de Montpellier).
- (4) Paléoanthropologue, directrice de recherche au CNRS, au laboratoire Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (CNRS/MNHN/Université Perpignan Via Domitia) et membre du groupe interdisciplinaire Grand Rift Africain (CNRS).
- (5) Cette interdisciplinarité a d’ailleurs donné naissance, en 2021, au groupe de recherche Grand Rift Africain du CNRS, à l’origine du colloque. Placé sous la tutelle de trois instituts (CNRS Écologie et Environnement, CNRS Sciences humaines et sociales et CNRS Terre et Univers), il compte à l’heure actuelle quarante laboratoires et plus d’une centaine de chercheurs et chercheuses.
Source: https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-grand-rift-africain-berceau-et-avenir-de-lhumanite