Les gènes rebelles et castrateurs de la physe
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Des chercheurs du CNRS ont découvert chez un banal escargot aquatique l’existence d’un féroce conflit génétique intérieur – un phénomène fascinant, jusque-là uniquement décrit chez certaines plantes.
Lorsqu’elle glisse élégamment dans son bocal, ses délicates antennes ondulant dans l’eau, la physe (Physa acuta) - escargot aquatique d’un modeste centimètre de long - semble l’image même de la sérénité. Patrice David du CEFE, dans le laboratoire duquel elle coule son existence paisible, a pourtant révélé avec ses coauteurs d’un article récent de Current Biology que cette espèce est le siège d’un virulent conflit intérieur - dont elle est le seul exemple connu dans le règne animal. Un conflit qui de surcroît oppose ce que chaque être vivant a de plus intime : ses gènes.
Peut-être s’étonnera-t-on : comment, un conflit entre les gènes d’un individu ? Le génome n’est-il pas une mécanique de haute précision, ciselée par l’évolution pour servir le bien commun de l’organisme ? La gracieuse physe nous aide précisément à comprendre les limites de cette métaphore si répandue. C’est que les gènes, selon où ils sont placés et à quoi ils servent, savent parfois se montrer égoïstes, selon le mot de l’évolutionniste Richard Dawkins. Allant jusqu’à nuire à leur porteur, au point, dans le cas qui nous occupe, de le castrer sans ménagement, sur le plan morphologique, physiologique et même comportemental !
Pour comprendre l’impitoyable conflit qui fait rage, à l’abri des regards, dans le génome de la physe, il faut d’abord savoir que, comme l’ensemble des escargots pulmonés (et beaucoup d’êtres vivants), elle est hermaphrodite. Ainsi, lorsque deux physes sexuellement matures sont mises en présence, la première monte sur la seconde et la féconde à l’aide d’un long pénis qu’elle introduit sous la coquille de l’autre. Généralement peu de temps après, les rôles s’inversent - et c’est le second individu qui insémine le premier… avant que les partenaires finissent par se séparer. “Si par malheur une physe n’est pas mise en présence d’un congénère, indique Patrice David, après une attente assez longue, elle se résigne à s’autoféconder, produisant dans ce cas une descendance qui s’avère de moins bonne qualité.”
Mais voilà - il existe des populations chez qui les choses ne se passent pas ainsi. Chez ces physes baptisées “D” (pour “divergentes”), seuls existent les comportements femelles. Mises en présence d’une physe “N” (pour “normale”), les physes D accueillent le sperme du partenaire… puis se désintéressent de l’accouplement. Un examen physique révèle qu’elles n’ont pas de spermatozoïdes, et que leur vésicule séminale est atrophiée. Des changements qui prennent leur origine dans des gènes qu’il faut bel et bien qualifier de castrateurs.
Ce sont d’ailleurs les gènes originaux des physes D qui ont été découverts en premier - leur comportement et leur physiologie ne se sont révélés qu’après. Une découverte totalement fortuite, qui offre une belle illustration du rôle du hasard en science. C’est en effet en faisant une analyse génétique de routine, pour confirmer une identification dont il n’était pas totalement certain, qu’Emilien Luquet, l’un des coauteurs de la découverte, s’est aperçu qu’une séquence du génome de certaines des physes qu’il venait de collecter dans le Rhône était aberrante. L’écart génétique avec les populations habituelles était même si stupéfiant qu’avec son collègue Patrice David ils ont d’abord cru à une erreur, puis ont entre eux surnommé cette lignée “les physes de l’espace”… avant d’adopter l’appellation plus sobre “D”.
Mais pour comprendre la logique de ces gènes si divergents, il faut savoir qu’ils se situent dans des structures particulières, les mitochondries. Celles-ci sont de petits grains oblongs que l’on trouve dans toutes les cellules de l’organisme. Les mitochondries flottent par centaines dans le liquide cellulaire, et remplissent la fonction de petites “usines à énergie”. Pourquoi portent-elles des gènes, alors que le reste du génome de la cellule est localisé dans le noyau (on parle donc de génome “nucléaire”) ? Parce que les mitochondries sont en réalité des bactéries transformées par l’évolution, qui sont au fil d’innombrables générations devenues des auxiliaires énergétiques, troquant leur indépendance contre le gîte et le couvert, simplifiées jusqu’à devenir totalement incapable de survivre seules.
Mais voilà, ces mitochondries domestiquées ont tout de même un génome, quoique très petit, vestige de leur autonomie passée. Et c’est dans ce génome mitochondrial, par le hasard des mutations aléatoires, que sont apparus des gènes capables de “féminiser” les physes, en “tuant”, en quelque sorte, la fonction masculine de l’organisme. Or la physe, lorsqu’elle produit des ovules, y inclut ses mitochondries, mais les spermatozoïdes, ultra-compacts, n’en ont que quelques-unes, qu’ils abandonnent normalement au moment de la fécondation. La mitochondrie a donc génétiquement “intérêt” (même si elle agit sans intentionnalité) à ce que l’organisme qui l’héberge investisse toutes ses ressources dans la production d’ovules. Elle maximise ainsi la transmission de ses gènes, puisque ces physes sans sperme, dites “mâles stériles”, produisent 40% d’ovules en plus !
“Par contre, explique Patrice David, ce qui est bon pour la mitochondrie va à l’encontre des intérêts de la physe : chaque individu a un père et une mère. Perdre la capacité à être père, c’est rater la moitié des opportunités de se reproduire, et donc pour les gènes du noyau, transmis par les deux sexes, la moitié des occasions de se propager.” On peut voir là une sorte de “rébellion” des gènes mitochondriaux contre les gènes nucléaires, qui ont eux la charge de l’intérêt de l’organisme dans son ensemble.
Illustration fascinante de cette tension : dans une nouvelle lignée de physes identifiée par les chercheurs du CEFE, ils ont découvert des gènes nucléaires dits “restaurateurs”, qui sont des antidotes aux gènes castrateurs des mitochondries, dont la présence restaure l’hermaphrodisme ! Preuve que le conflit engendre une véritable “course aux armements” entre le génome mitochondrial et le génome nucléaire. “Ce qui est fascinant, c’est que ce phénomène d’hermaphrodite “mâle stérile” était bien connu chez les plantes, mais que chez les animaux on ne l’avait jamais vu - alors que la théorie le prédisait” commente Patrice David. Mais si ce résultat confirme la théorie, il n’en pose pas moins de nombreuses questions. Pourquoi, par exemple, si les mêmes causes produisent les mêmes effets chez les animaux et les plantes, le phénomène est-il tellement plus rare chez les premiers ? Et puis pourquoi ces lignées “D”, contrairement à ce que prédisent les modèles, n’arrivent pas à dominer les populations… mais ne s’éteignent pas non plus, se maintenant à quelques pourcents de l’effectif total ?
La bonne nouvelle, c’est que pour répondre à ces questions, et à bien d’autres concernant l’horlogerie génétique subtile de l’hermaphrodisme, la physe va s’avérer un modèle hors-pair : avec une génération tous les 45 jours, elle apportera des réponses bien plus rapidement que les plantes, qui font pour la plupart une génération par an !
Source: https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/focus-sciences/les-genes-rebelles-et-castrateurs-de-la-physe