La série The Expanse imagine l’humanité au XXIIIe siècle, installée dans tout le Système solaire. La gravité est devenue insupportable aux humains, jusqu’à se transformer en outil de torture utilisé par certains…
Alcon Entertainment/Sean Daniel Company/Collection ChristopheL
Cet article fait partie du dossier “La ruée vers l’espace” publié dans le n° 10 de la revue Carnets de science.
Fin 2020, Elon Musk, le bouillonnant patron de l’entreprise spatiale SpaceX, s’est dit très confiant dans la capacité de sa société à envoyer une première mission habitée vers Mars… dès 2026 ! Pourtant, pour que des représentants de l’humanité puissent fouler le sol de la planète rouge – distante de près de 227 millions de kilomètres de la Terre – et en revenir, il faudra, au préalable, relever plusieurs défis non seulement techniques, économiques et politiques, mais aussi, on l’oublie souvent, biologiques et psychologiques.
Sur le plan biologique, « les vols spatiaux peuvent induire plusieurs troubles susceptibles d’affecter la santé des astronautes et/ou les empêcher de mener à bien leurs missions », commence Marc-Antoine Custaud, professeur de physiologie au laboratoire Physiopathologie cardiovasculaire et mitochondriale1 de l’université d’Angers, et co-coordinateur de L’Humain et L’Espace. Ses adaptations physiologiques, ouvrage paru en 2020 dans lequel ces problématiques sont abordées.
L’absence de gravité, un facteur limitantEn cause ? Notamment l’absence ou la réduction de la gravité dans l’espace. En effet, même si nous n’en avons pas conscience, notre corps a besoin d’être exposé en permanence à cette force qui a contribué à façonner la vie sur Terre, pendant des millions d’années. Si elle diminue ou disparaît, survient alors un « déconditionnement », qui peut toucher l’ensemble de nos organes, et notamment nos muscles, nos os et notre système cardiovasculaire.
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Expérience d’immersion sèche à la clinique spatiale du Medes, à Toulouse. Ce modèle permet de simuler au sol les effets de l’impesanteur sur le corps et de tester une nouvelle méthode de prévention destinée à en minimiser les effets négatifs (novembre 2018).
CNES/BENOIT Rémi, 2019
« En l’absence de gravité, les muscles des jambes et du dos ne sont plus sollicités et s’affaiblissent ; les os se décalcifient ; le cœur perd de sa puissance à pomper le sang dans tout le corps ; et des perturbations métaboliques dues à l’inactivité physique, comme une augmentation du taux de lipides sanguins, apparaissent », liste Marc-Antoine Custaud. Concernant l’appareil vestibulaire, l’organe de l’équilibre situé dans l’oreille interne, « dans l’espace, il ne perçoit plus l’accélération due à la gravité. Conséquence : au retour sur Terre, il interprète cette accélération comme due à un mouvement ; d’où la grande instabilité des astronautes lors de la marche après leur atterrissage », précise Gilles Clément, directeur de recherche CNRS au Centre de recherche en neurosciences de Lyon2.
Altérations physiologiques, dangers potentielsLors de travaux récents3, Marc-Antoine Custaud et son équipe ont montré que la microgravité peut avoir des impacts même au niveau des cellules : en apesanteur, les cellules endothéliales qui tapissent l’intérieur des vaisseaux sanguins ne sont plus suffisamment stimulées par le flux sanguin ; ce qui peut les empêcher de dilater correctement les vaisseaux.
Pour contrer les troubles liés à l’absence de gravité, dès le début des vols spatiaux, dans les années 1960, les chercheurs ont pensé à développer des « contre-mesures », à savoir des stratégies visant à limiter le déconditionnement en vol : des exercices d’endurance et de résistance musculaire pour réduire les troubles musculaires, osseux et cardiovasculaires ; des vibrations pour recréer les impacts au niveau des os, etc.
Des études tous azimuts sont en cours (…) pour tenter de déterminer quelle quantité et quels types d’exercices réaliser lors de longs séjours spatiaux, quelles combinaisons de stratégies privilégier, etc.
Ces solutions sont assez efficaces pour les vols spatiaux en orbite basse (environ 500 kilomètres), ou lors des vols lunaires de quelques semaines à plusieurs mois. Mais « pour des séjours spatiaux prolongés, tels que celui programmé vers Mars, elles ne suffiront pas », relève Stéphane Blanc, directeur de recherche CNRS à l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien4 à Strasbourg, et nommé directeur de l’Institut écologie et environnement (Inee) du CNRS en février dernier. D’où la nécessité d’améliorer ces stratégies.
« Des études tous azimuts sont en cours, aux États-Unis, en Europe, en Chine, en Russie et dans d’autres pays pour tenter de déterminer quelle quantité et quels types d’exercices réaliser lors de longs séjours spatiaux, quelles combinaisons de stratégies privilégier, etc. », explique Stéphane Blanc. Il est aussi question de déterminer « quelle nutrition adopter pour limiter la perte musculaire et la perte osseuse ; et s’il faut donner des compléments alimentaires ou des médicaments à cette fin », précise Marc-Antoine Custaud.
Mais outre les troubles décrits plus haut, les vols spatiaux vers Mars et au-delà pourraient aussi induire d’autres altérations physiologiques… pour lesquelles il n’existe encore aucune contre-mesure spécifique. Par exemple, « ce type de missions pourrait tant perturber le système vestibulaire de l’oreille interne – qui sert aussi à estimer les vitesses verticales – qu’en cas d’atterrissage manuel sur la planète de destination, cela peut amener à sur- ou à sous-évaluer la vitesse de descente, et augmenter le risque de crash », illustre Gilles Clément.
Coordination œil-main malmenée« De telles expéditions pourraient aussi perturber la “sensorimotricité”, cette capacité qui permet de coordonner la vision et les mouvements, et ainsi de réaliser des gestes précis. Ce qui pourrait nuire à la réalisation d’interventions précises sur Mars, comme appuyer sur le bon bouton au bon moment », ajoute Lionel Bringoux, neuroscientifique à l’Institut des sciences du mouvement - Étienne-Jules Marey5, à Marseille. Lequel a étudié récemment comment notre cerveau est capable de s’adapter et -d’effectuer des ajustements neuromusculaires en microgravité6, reproduite ici lors de vols paraboliques. Bref, il faudra en savoir plus sur les troubles physiologiques pouvant survenir spécifiquement lors de voyages spatiaux prolongés ; et développer des contre-mesures adaptées.
L’expérience Grasp, conçue par le CNRS et l’université Paris-Descartes, a pour objectif de mieux comprendre l’influence de la perception et de l’orientation en situation de micropesanteur et d’évaluer l’adaptation du système nerveux à cet environnement (Centre spatial de Toulouse, 16 août 2016).
CNES/GRIMAULT Emmanuel, 2016
C’est ce à quoi travaille justement l’équipe de Michele Tagliabue, au Centre neuroscience intégrative et cognition7, à Paris, qui participe à l’expérience Grasp : amorcé en 2016 par le spationaute français Thomas Pesquet, lors de sa mission Proxima, ce projet a pour but de tester l’impact d’une longue exposition à l’apesanteur sur le mécanisme de « coordination œil-main » (où la vision permet de guider les gestes) et d’établir des contre-mesures pour assurer le maintien de la précision gestuelle. L’équipe participe aussi à l’étude Pilote, qui sera réalisée au cours de l’actuelle mission Alpha de Thomas Pesquet à bord de la station spatiale internationale, et dont le but est d’étudier comment le cerveau, en microgravité, arrive à combiner les informations visuelles et les informations haptiques (relatives au toucher) pour contrôler des tâches de précision, comme le contrôle d’un bras robotique ou d’un véhicule spatial.
Les radiations cosmiques, danger cuisantMais ce n’est pas tout ! Dans le cas de voyages vers Mars et au-delà, il faudra aussi prendre en compte d’autres sources de problèmes physiologiques, outre l’absence de gravité. Et notamment les radiations cosmiques. Sur Terre, la vie est protégée de ces flux de particules hautement énergétiques issues notamment du Soleil, grâce à la magnétosphère terrestre. Cette sorte de bouclier magnétique abrite également la Station spatiale internationale, située à 400 kilomètres d’altitude. Mais sa portée ne va pas jusqu’à Mars…
Démonstration d’un prototype de gilet de protection de la société Stemrad, destiné à protéger les astronautes des radiations.
Reuters/Amir Cohen
Or, rappelle Stéphane Blanc, « ces radiations cosmiques peuvent induire des tumeurs cancéreuses potentiellement mortelles ». Ce qui impose de développer des systèmes de protection efficaces et abordables. Ici, plusieurs pistes prometteuses sont explorées, comme : « déployer un bouclier antiradiations autour des vaisseaux ; incorporer des protections aux combinaisons des astronautes ; élaborer des compléments nutritionnels à base -d’antioxydants, etc. », détaille le chercheur.
Des défis psychologiques majeursAu-delà des obstacles d’ordre physiologique, une expédition vers Mars nécessitera aussi de dépasser un autre type de problèmes liés à notre condition d’humains : de nature psychologique, cette fois. En effet, les vols prolongés impliqueront un long confinement avec un nombre de personnes restreint, et une impossibilité de communiquer en temps réel avec la Terre. Or, comme l’ont montré diverses expériences réalisées dans des environnements extrêmes isolés et confinés, comme la base antarctique Concordia, ce type de situation peut accentuer le stress et induire des conflits parmi l’équipage. À ce sujet, le cosmonaute russe Valeri Ryumin aurait même dit : « Toutes les conditions nécessaires pour commettre un meurtre sont réunies si vous mettez deux hommes dans une cabine mesurant 18 pieds sur 20 (un pied correspond à 0,30 mètre, Ndlr.) et que vous les y laissez pendant deux mois. »
Des expériences sont réalisées lors de vols paraboliques pour comprendre les réactions du corps en micropesanteur, comme celle-ci, réalisée en 2017 par l’Institut des sciences du mouvement à bord de l’Airbus A310 Zero G.
Cnes/Sébastien Rouquette, 2017
D’après les psychologues Michel Nicolas, de l’université de Bourgogne et Benoît Bolmont, de l’université de Lorraine – coauteurs de l’un des chapitres du livre L’Humain et L’Espace –, *« même en cas de situations volontaires, l’isolement et le confinement sont des défis fondamentaux à affronter pour les participants. » *Certains facteurs pourraient accentuer les risques.
Même en cas de situations volontaires, l’isolement et le confinement sont des défis fondamentaux à affronter pour les participants.
Notamment « l’hétérogénéité au sein de l’équipage » en termes « de culture et de genre », qui « pourrait générer des risques de stress et de tensions interpersonnelles liées aux différences de langages et de cultures », précisent-ils. « Il faudra bien sélectionner l’équipage en déterminant auparavant s’il faut un équipage mixte, un groupe international ou non, etc. », raisonne Marc-Antoine Custaud.
Enfin, reste également une question cruciale, touchant aussi à notre physiologie : des voyages vers des contrées spatiales lointaines pourraient-ils faire évoluer l’espèce humaine au point où le retour dans la gravité terrestre ne pourra se faire qu’au prix de sévères souffrances ou d’un sur-risque de mourir rapidement d’une crise cardiaque ? Un peu comme l’anticipe la série de science-fiction The Expanse ?
Des « micro-évolutions » possibles
De fait, répond Marc-Antoine Custaud, « pour qu’il y ait des bouleversements physiologiques majeurs, il faut une série de pressions de sélection exercées par l’environnement, qui petit à petit, font que les individus avec les caractéristiques physiques les plus adaptées à cet environnement, survivent mieux et sont in fine sélectionnés. Mais pour qu’un tel processus survienne, il faut des dizaines, voire des centaines de générations. Or les voyages prolongés dans l’espace ne devraient durer que quelques années ou plus. » Cela dit, souligne le physiologiste, « peuvent tout de même survenir des changements subtils, liés à des modifications chimiques dites “épigénétiques”, à savoir non pas au niveau de la séquence d’ADN elle-même mais autour d’elle ». Pouvant survenir en une seule génération et transmissibles à la descendance, ces changements modulent l’expression des gènes et peuvent induire ainsi de petites modifications fonctionnelles liées à l’environnement, non visibles immédiatement. Par exemple, « une augmentation du risque de développer une maladie cardiovasculaire ou un diabète, ou une moindre sensibilité au mal de l’espace », précise-t-il.
Quoi qu’il en soit, au vu des défis physiologiques et psychologiques qu’il reste à relever pour arriver à marcher sur Mars, l’occasion de vérifier si de telles « micro-évolutions » sont possibles n’est ni pour demain ni pour après-demain. Tout comme le lancement d’une telle expédition… n’en déplaise au fantasque patron de SpaceX. Même si, comme le soutient Marc-Antoine Custaud, « on y est presque ! L’ambiance de concurrence entre les différentes puissances spatiales dans ce domaine est telle qu’il n’y a pas meilleur émulateur pour rendre ce voyage possible ». ♦
À lire
L’Humain et L’Espace. Ses adaptations physiologiques, M.-A. Custaud, S. Blanc, G. Gauquelin-Koch et C. Gharib (dir.), éd. Books on demand, 2020, 344 p., 69 euros (ebook, 4,99 euros).
À lire sur notre site :
Peut-on vraiment rester « seul sur Mars » ?
Notes
1.Unité CNRS/Inserm/Université d’Angers.
2.Unité CNRS/Inserm/Université Claude-Bernard.
3.« Vascular and microvascular dysfunction induced by microgravity and its analogs in humans: mechanisms and countermeasures », N. Navasiolava et al., Front. Physiol., 20 août 2020. https://doi.org/10.3389/fphys.2020.00952.
4.Unité CNRS/Université de Strasbourg.
5.Unité CNRS/Aix-Marseille Université.
6.« Double-step paradigm in microgravity: preservation of sensorimotor flexibility in altered gravitational force field », L. Bringoux et al., Front. Physiol., 24 avril 2020. https://doi.org/10.3389/fphys.2020.00377
7.Unité CNRS/Université de Paris.
Source : lejournal.cnrs.fr