Avec ses comparses Park Chan-wook et Bong Joon Ho, Kim Jee-woon fait partie des réalisateurs emblématiques de la nouvelle vague (tsunami même) coréenne. De cette trinité, c’est pourtant le plus méconnu. Que l’on ne s’y trompe pas pourtant: ses films ( Deux sœurs, A Bittersweet life ou J’ai rencontré le diable) ont la particularité d’explorer chacune un nouveau genre, jusqu’à marquer au fer-blanc par leurs approches frontales, voire jusqu’au-boutiste.
Devant un public aussi impatient que fatigué et accompagné par le journaliste Yves Montmayeur, le réalisateur coréen Kim Jee-woon nous a confié le temps d’une masterclass sa vision créative, dispensant quelques anecdotes savoureuses. On y a appris qu’il n’a pas tout de suite été réalisateur et c’est avec humilité qu’il avoue avoir été sans emploi pendant 10 ans. Une longue période durant laquelle, paradoxalement, il n’a pas chômé, ingurgitant une pléthore de films (et nous rassurant tous au passage sur la notion d’attente, d’espoirs déçus et d’échecs).
Sa première rencontre avec le cinéma démarre avec les films que lui montrait son père et notamment la découverte des grands acteurs français (Jean Gabin, Alain Delon, etc). Cette période riche en découvertes a été complétée bien plus tard au gré des circonstances politiques et sociales. La sortie du pays de la dictature en 1980 a favorisé, d’une part, les ciné-clubs universitaires où étaient programmés les films de la Nouvelle Vague; de l’autre, l’arrivée des copies illégales qui a fait apparaître un nouveau marché: les midnight-movies et autres péloches d’exploitation où se côtoyaient tour à tour le bon gros bis italien (Caligula) et l’érotique soft des années 70 (Emmanuelle).
Pour comprendre le médium cinéma, la première approche du cinéaste a été d’apprendre du côté des acteurs. Donc de faire des études théâtrales pour intégrer la nature du jeu et toutes les facettes insoupçonnées de l’expression. un travail qui est passé notamment par la respiration, véhicule nécessaire pour débloquer les émotions, mais aussi l’improvisation comme autant de pettes étincelles à s’approprier. Pour notre grand plaisir d’ailleurs, le réalisateur a opposé les jeux de deux grands comédiens. D’un côté, Choi Min-sik (Old Boy, J’ai rencontré le diable), dont le jeu est décrit comme classique, brûlant et paramétré selon les codes de l’actor’s studio, de l’autre Song Kang-ho (Parasite, The Host), plus moderne, doué d’une approche unique et cependant clinique — saviez-vous d’ailleurs que ce dernier n’était pas très doué pour les lectures à l’italienne?
Cette compréhension a été pour lui décisive, s’intégrant dans une lame de fond aussi créative qu’inattendue. A la fin des années 90, le renouveau du cinéma coréen a explosé (dans le top 10 du pays en 1998, se trouve six premiers films…). Pourquoi cela a-t-il explosé ainsi. Avec l’arrivée de la démocratie, nous explique-t-il, la production coréenne est devenue plus organisée, la population, impatiente et comme le territoire est un petit pays entouré de grandes puissances, il fallait rapidement atteindre un certain niveau culturel. En gros, pour rester dans le game, comme on dit, il faut vite s’imposer.
Lorsqu’il est interrogé sur la nouvelle génération de cinéastes dont il fait parte, il cite Jan Kounen (car pourquoi pas?), un cinéaste typique selon lui, pour expliquer comment le processus de réalisation passe désormais par l’intégration et l’appropriation d’oeuvres très différentes (l’approche dite post-moderne) pour mieux mixer les genres, bousculer les codes et permettre ainsi de nouvelles approches.
Quand on lui demande son avis sur son côté touche-à-tout (le bonhomme a côtoyé l’horreur, le drame jusqu’au western), Kim Jee-woon réplique qu’il s’est essayé à plein d’univers pour se mesurer aux grands réalisateurs. Et il ne s’agit pas de copier, mais bien, pour lui, de leur rendre hommage et transmettre la beauté qu’il a ressenti enfant lors de ses premiers visionnages.
Un fil rouge dans la filmographie du cinéaste sud-coréen est celui de personnages déconnectés de la réalité, cherchant leurs repères et nous perdant avec eux. Mais selon KJW, une thématique récurrente à ses yeux reste la peur. De certaines peurs qui peuvent paraître insignifiantes pour autrui, mais prendre d’énormes proportions pour d’autres. Il cite en exemple l’heure de minuit, anodine pour une personne lambda et pourtant terrifiante pour le condamné à un mort attendant l’échafaud. Le cinéma de genre ne fait pas exception et, selon des rouages communs, fonctionne sur ce principe (ce qui définit le drame ou l’horreur, c’est la frayeur même, la S-F: la peur du futur, l’espionnage: la peur de l’identité révélée, etc).
Kim Jee-woon expérimentera à son tour la (vraie) peur, une forme d’adrénaline en tout cas, lors de son expérience hollywoodienne. Pour réaliser son film américain, Le Dernier rempart, le réalisateur désirait au départ Liam Neeson, mais ce dernier était indisponible, s’octroyant tout juste une année sabbatique… C’est alors que l’acteur Choi Min-sik a passé au réalisateur le scénario de J’ai rencontré le diable (2010). Et le scénario était si cruel que KJW, de son propre aveu, a dû le modifier. Pour autant, l’expérience a été très éprouvante: après plusieurs mois de travail autour de ce film surpuissant, marqué par son extrême noirceur, le cinéaste tombera en dépression.
Un désir de changer d’air se fera sentir. Il retourne alors aux États-Unis et, influencé puis épaulé par l’acteur Arnold Schwarzenegger, tournera enfin Le Dernier Rempart (2013), production au demeurant plus légère. Lorsqu’il le regarde depuis, le cinéaste a l’impression que quelqu’un d’autre l’a réalisé, fait il remarquer. Si Kim Jee-woon a subi nettement moins de pression que certains de ses collègues également exportés durant cette période, il n’en reste pas moins marqué par la verticalité directive des studios américains.
Après cette expérience formatrice, KJW est retourné en Corée pour réaliser coup sur coup deux films aux contenus disons plus politiques: The Age of Shadows (2016) et Illang: la Brigade des loups (2018), adapté du manga de Mamoru Oshii. Le premier a récolté beaucoup de succès quant à l’autre… beaucoup moins. Une baisse qui s’explique par le manque d’intérêt du public, notamment les jeunes, déconnectés de certains sujets, comme ici la réunification coréenne. Lorsqu’on lui demande enfin l’œuvre dont il est le plus fier dans sa filmographie, Kim Jee-woon répond qu’il n’y en a aucune assez digne de le représenter. Et, conclut-il en riant, c’est bien pour cette raison qu’il parait encore aussi jeune…
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